Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de juillet 1898, le développement des dépenses publiques et de l’intervention de l’État à travers l’Europe et en Amérique du Sud, l’insurrection de Cuba, et l’exploitation des indigènes en Algérie et en Cochinchine.
Chronique
par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, juillet 1898)
La déclaration du nouveau ministère. — Socialisme, étatisme, militarisme et protectionnisme. — Les causes des maux de l’Italie. — L’insurrection agraire de la Galicie. — Les effets de la réforme du tarif en Angleterre. — L’augmentation de la consommation des articles de confort. — Les pertes d’hommes causées par l’insurrection de Cuba. — Une leçon de choses tirée de la guerre hispano-américaine. — L’exploitation des indigènes en Algérie et en Cochinchine. — Le microbe du fonctionnarisme au Brésil et dans l’Argentine. — Les résultats du socialisme municipal à Philadelphie. — Un accapareur américain, M. Leiter. — Nécrologie : M. Gustave du Puynode.
Nous extrayons de la déclaration-programme du nouveau ministère, présidé par M. Brisson, les paragraphes relatifs aux questions financières et économiques.
« Le gouvernement vous demandera, par un projet de loi spécial, de supprimer la contribution personnelle-mobilière et l’impôt des portes et fenêtres, et de les remplacer par un impôt sur le revenu, qui, fondé sur les signes extérieurs de la fortune, sans vexation ni inquisition d’aucune sorte, sera dégressif de manière à assurer à la masse des petits contribuables de larges dégrèvements, allant même jusqu’à une exemption totale à la base.
Notre seconde proposition s’inspirera de cette solidarité sociale sans laquelle il ne peut y avoir de gouvernement véritablement démocratique. Nous vous demanderons de résoudre, en profitant des travaux préparés dans la précédente législature, la question des retraites pour les travailleurs des villes et des campagnes.
Indépendamment de ces deux œuvres maîtresses, nous poursuivrons le vote définitif des deux lois sur le régime fiscal des successions et sur la réforme des boissons, lois examinées déjà par les deux Chambres.
Nous vous demanderons également la prompte création des chambres d’agriculture que la fin de la législature a empêché la Chambre de voter.
Le gouvernement appliquera loyalement le système économique établi par les Chambres dans l’intérêt de l’industrie et de l’agriculture. Il vous demandera de n’y apporter de modifications qu’avec la prudence qui s’impose en vue d’une stabilité indispensable à nos industriels comme à nos commerçants. Il étudiera les moyens de réfréner les excès de la spéculation si nuisibles à notre production industrielle et agricole, et au commerce lui-même. »
Ce programme nous promet à la fois des réformes fiscales qui ne soulageraient les contribuables qu’à la condition de diminuer sensiblement les recettes, et une « réforme sociale » qui n’aura d’effet appréciable qu’à la condition d’augmenter non moins sensiblement les dépenses. C’est de la politique et on sait que la politique n’est pas de notre ressort.
Mais nous serions bien curieux de connaître les moyens que le nouveau cabinet se propose d’étudier pour réfréner les excès de la spéculation, car nous devons confesser, en tout humilité, que nous les ignorons.
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On s’effraie non sans raison des progrès du socialisme. En France et en Allemagne, il a gagné quelques centaines de milliers de voix aux dernières élections ; en Italie, en Hongrie, en Galicie, il vient de provoquer des émeutes sanglantes. Il est donc plus que jamais nécessaire de le combattre, et d’enrayer sa propagande malsaine. À cet égard, les lois répressives ont attesté leur inefficacité : « L’année où fut promulguée la ‘loi des socialistes’, en 1878, dit M. Edgard Milhaud, il y avait en Allemagne 437 158 voix socialistes. Après douze années de ce régime d’exception, en 1890, le parti obtint 1 427 298 voix[1]». C’est que les lois répressives n’atteignent pas les propagateurs les plus actifs du socialisme, qui sont les gouvernements eux-mêmes. Ce n’est pas par des discours et des articles de journaux qu’ils le propagent, c’est par des actes, bien autrement influents que des paroles ou des écrits. Si, le socialisme se propose de dépouiller le petit nombre au profit du grand, le gouvernementalisme, tel qu’il est actuellement pratiqué, dépouille effectivement le grand nombre au profit du petit. Nous voyons tous les jours s’augmenter le chiffre des dépenses publiques sans que les services qui correspondent à ces dépenses s’améliorent, quand ils ne se détériorent pas ! Les impôts se multiplient et s’aggravent, et ce n’est pas seulement au profit de l’État qu’ils sont perçus. En renchérissant artificiellement les nécessités de la vie, à commencer par le pain, le protectionnisme diminue les revenus de la multitude des consommateurs pour augmenter ceux des chefs d’industrie, des capitalistes leurs commanditaires et des grands propriétaires fonciers. C’est un pillage qui, pour être légal, n’en est pas moins un pillage. Les victimes de ce système ne connaissent pas les causes de leurs maux, mais ces maux, elles les sentent ! Faut-il donc s’étonner si dans leur ignorance elles se laissent séduire par les promesses décevantes du socialisme, et si, dans les pays où leurs souffrances sont devenues intolérables, elles ont recours au pire des remèdes : l’émeute. Que l’on réprime le socialisme, soit ! mais que l’on n’épargne pas ses complices, l’étatisme, le militarisme et le protectionnisme !
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Nous trouvons dans une correspondance de l’Indépendance belge, cet aperçu succinct des causes des maux qui affligent l’Italie et qui se résument en une seule : le poids écrasant de l’État.
« Il est connu que sur une recette de 4 600 millions, plus de 700 millions sont absorbés par les intérêts de la dette et plus de 300 millions par les dépenses militaires : cela fait en chiffres ronds plus d’un milliard. Il reste à peine 600 millions pour pourvoir aux frais de perception, aux frais d’administration et aux services publics.
L’abandon de la politique des grandes alliances permettrait de retrancher d’un seul trait de plume 100 millions du budget de la guerre et de la marine, et d’alléger d’autant les contribuables, ce qui serait déjà un avantage sérieux, sensible ; mais de cela, personne ne souffle mot.
Ce parti-pris d’ignorer les véritables origines du désarroi actuel force les politiciens à se débattre dans un dédale de contradictions. Les uns demandent au capital qui se blottit paresseusement dans les caisses d’épargne ou qui préfère trouver un placement facile dans les titres d’État, de se tourner vers les spéculations industrielles, oubliant que l’industrie est délaissée parce qu’elle n’est plus suffisamment rémunératrice et parce qu’elle n’offre pas des avantages proportionnés aux risques à courir justement parce que le fisc a la prétention de prendre pour lui le plus clair des bénéfices.
Nous ne travaillons plus que pour l’État, c’est le cri général. Le Trésor public est le gouffre insondable où vont, s’engloutir les produits de toutes les entreprises. « Il faut à tout prix, dit-on, raviver le commerce et faciliter les trafics ». Ce conseil part d’un bon naturel, mais on oublie que, pour développer les échanges, il faut avoir des traités de commerce, tandis que la Triple-Alliance a pour corollaire obligé le maintien de la guerre douanière avec la France, qui était autrefois notre principal débouché. « N’oublions pas l’agriculture, s’écrie-t-on encore, la mamelle intarissable, la grande nourrice, l’alma parens ». C’est bientôt dit, mais comment protéger l’agriculture ? L’Italie agricole est exportatrice : elle a ses vins, ses huiles, ses soies, son bétail, ses fruits, ses beurres ; autrefois, la France les achetait, mais M. Crispi a voulu aller faire parade à Friedrichsruhe, et la guerre de tarifs a éclaté. Aujourd’hui, les produits de l’agriculture se vendent sur place, à bas prix, ou bien s’en vont péniblement sur quelques marchés étrangers où, une fois toute dépense déduite, on en retire à peine de quoi payer l’impôt et les frais de production. »
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Nous empruntons à une autre correspondance du même journal ces renseignements sur les causes économiques de l’insurrection agraire de la Galicie :
« Pour comprendre le désespoir qui a poussé la population de la Galicie au soulèvement, il faut considérer les conditions sociales et économiques de cette malheureuse province. Quand le servage fut aboli en Galicie — longtemps, d’ailleurs, après qu’il avait disparu des autres pays d’Europe — il fit place à l’obligation, pour le paysan, de travailler pour le seigneur propriétaire du sol et pour l’Église. Deux maîtres exigeants ! De tout temps leur rapacité suscita des soulèvements en Galicie. Que la récolte fût bonne ou mauvaise, le paysan devait la dîme et on l’obligeait à vendre son bétail, ses chevaux, même sa chaumière pour la payer. Il est arrivé même, autrefois, que le gouvernement autrichien encourageait les paysans dans leur résistance aux seigneurs terriens, afin d’affaiblir peu à peu la noblesse polonaise, rêvant de la reconstitution de l’ancien royaume de Pologne et conspirant ouvertement contre l’empereur. Mais, au fond, rien ne fut changé à la triste condition du paysan. Aujourd’hui, il est encore comme autrefois à la merci de son propriétaire ; seulement il est très rare qu’il le voie en personne. L’intermédiaire juif a pris sa place. Le seigneur terrien a remis la gestion de ses affaires aux juifs. C’est un gérant qui vend et achète la terre, le grain, le bétail, c’est lui surtout qui est l’agent par les mains duquel l’eau-de-vie passe au paysan. Et voilà la grande plaie de la Galicie, qui est en même temps une honte pour le gouvernement qui la tolère.
Les seigneurs polonais ont été connus de tous temps pour le désordre et la négligence qui règnent dans leurs propriétés. Cela n’a pas changé ; même les plus riches d’entre eux ne sauraient vivre d’une manière convenable, si leurs revenus dépendaient exclusivement du produit de leurs terres. Mais ils ont un ancien droit qui s’attache parfois à la propriété, parfois au nom, le droit exclusif de distiller et de vendre l’eau-de-vie : c’est le droit « de propination ». Naturellement, ce n’est pas le noble qui dispense l’eau-de-vie aux paysans de son district. Il donne la vente au juif, et le juif, qui doit nécessairement écouler une énorme quantité pour faire ses propres affaires, s’ingénie à faire boire le paysan le plus possible. Il lui accorde un crédit presque illimité ; la garantie du paiement repose dans le bétail, la récolte ou la terre du paysan. Il lui prête même de l’argent sur la récolte de l’avenir, sur le veau qui doit naître. Souvent, toute la récolte d’un village entier appartient au juif, et le paysan a encore l’obligation de faucher pour lui. Telles étant les conditions dans les années normales, il est facile d’imaginer quelle est la situation dans les années de disette comme l’est la présente. Le paysan et l’ouvrier sont réduits à une telle misère, à de si navrantes difficultés vitales, qu’il leur est indifférent de vivre ou de mourir. La prison leur apparaît comme un abri contre la faim et le froid ; la mort, comme la seule fin de leurs éternelles et vaines souffrances.
Voilà ce qu’il faut savoir pour comprendre la violence extraordinaire des troubles qui viennent de désoler la Galicie, et pour apprécier le genre d’estime que méritent des gouvernants qui, à une situation aussi inique et aussi déplorable, ne trouvent à opposer d’autre remède que le régime du sabre. »
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Tandis qu’en Allemagne, en Italie et dans la plupart des autres pays du continent, le socialisme multiplie ses victoires et conquêtes, c’est à peine s’il gagne du terrain en Angleterre. On s’expliquera pourquoi les classes ouvrières s’y montrent réfractaires, en consultant un gros livre bleu que vient de publier le bureau de statistique sur les réformes du tarif anglais et leurs effets. On y verra, par exemple, qu’en 1801 le tarif de la Grande-Bretagne ne comptait pas moins de 1 400 espèces de droits ; il n’en compte aujourd’hui que 9 ; qu’en 1836, les recettes de l’impôt direct ne formaient que 23% du total, elles y entrent aujourd’hui pour 40 ; qu’en 1841 un ménage ouvrier payait 2 liv. 3 sh. 5 pence d’impôt par an sur sa consommation de sucre, thé, tabac, savon et poivre, il ne paie aujourd’hui que 12 sh. 5 1/2 pence, etc., etc.
Bref, en Angleterre, on a diminué les charges de la classe ouvrière pendant qu’on les augmentait sur le continent.
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Que la politique de la cherté, dont nous sommes redevables à MM. Méline et consorts, ait pour effet de diminuer la consommation, tandis que la politique du bon marché des Cobden, des Robert Peel et des Gladstone a pour effet de l’augmenter, c’est une vérité accessible à l’intelligence des élèves des écoles primaires sinon à celle des députés protectionnistes. Si le pain « protégé » est cher, l’ouvrier, dont aucun tarif ne protège le salaire, consommera moins de viande, de sucre, etc., surtout si la viande, le sucre, etc., sont protégés comme le pain. Voilà pourquoi la consommation de la viande et du sucre, sans parler des autres articles de confort, reste stationnaire en France sous le régime du pain cher, tandis qu’elle s’élève continuellement en Angleterre sous le le régime du pain à bon marché. Citons quelques chiffres à l’appui :
« La consommation du peuple anglais sous le système de libre-échange continue de se développer d’une manière remarquable. Pendant les vingt dernières années, la consommation de viande a augmenté de 112 à 122 livres par tête, soit 5 à 3 onces par jour. Cela est dû, en grande partie, à l’énorme importation de la viande gelée de l’Australie, à bon marché.
De 1876 à 1878, la consommation moyenne de froment était de 5 boisseaux et demi par tête par an ; de 1894 à 1896, elle s’est élevée à près de 6 boisseaux. La consommation de pommes de terre a, au contraire, diminué de 347 à 305 livres par tête, de 1884 à 1896 ; c’est une diminution beaucoup plus considérable qu’on peut expliquer par la diminution de la population irlandaise. On mange beaucoup moins de farine d’avoine ; les ouvriers écossais et irlandais la remplacent par le pain de froment et le thé dont la consommation a augmenté, pendant les vingt dernières années, de 4,5 à 5 livres 3/4 par tête. La consommation du sucre est maintenant de 85 liv. par tête.
La consommation des produits de laitage, tels que lait, beurre, beurre salé et fromage, a augmenté d’après la production et l’importation estimées selon le lait qu’il faut pour la production, de 65 à 75 gallons par tête. C’est surtout la margarine qui a augmenté à cause de son bon marché. L’importation des œufs est estimée à 40 par tête au lieu de 22, comme il y a vingt ans. On suppose que cette consommation s’est doublée dans les quinze dernières années. La consommation du poisson a augmenté, de 1888 à 1896, de 35 à 41 livres par tête. »
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La Société économique de Barcelone a émis, à l’unanimité, un vœu en faveur de la paix et on doit souhaiter que le gouvernement espagnol ne tarde pas davantage à se rendre à ce vœu. L’issue de la guerre ne saurait être douteuse, et la prolongation d’une lutte par trop inégale n’aura d’autre résultat que d’aggraver les sacrifices de sang et d’argent qu’elle impose à l’Espagne. Avant même que la guerre n’éclatât, la tentative de répression de l’insurrection avait coûté une centaine de mille hommes.
« De mars 1895 à mars 1897, l’Espagne a envoyé à Cuba 180 435 soldats, 6 222 sous-officiers, 615 officiers et 10 généraux. Comme il existait déjà une garnison permanente de 12 000 hommes, c’est donc une force totale de 200 000 hommes que l’Espagne a opposée aux insurgés.
Les pertes de guerre proprement dites sont relativement minimes : 1 général, 60 officiers et 1 314 soldats ont été tués au cours des diverses rencontres avec l’ennemi ; 1 général, 61 officiers et 704 soldats ont succombé des suites de leurs blessures ; 463 officiers et 8 164 soldats blessé ont pu être sauvés, de sorte que les pertes infligées par les insurgés ne s’élèveraient qu’à 5% de l’effectif total de l’armée espagnole.
Par contre la fièvre jaune, le paludisme et les autres maladies épidémiques ont fait de véritables ravages. De la fièvre jaune sont morts 313 officiers et 13 000 soldats ; 127 officiers et 40 000 soldats ont succombé aux autres maladies. Voici d’après des chiffres, la moyenne des pertes pour 1 000 hommes de l’armée : 10 tués à l’ennemi ou morts des suites de leurs blessures, 66 enlevés par la fièvre jaune, 201 enlevés par d’autres maladies et 143 rapatriés pour cause de maladie ou de blessures. Il faut tenir compte encore des soldats malades ou blessés qui n’ont pas été rapatriés et dont le nombre total n’est pas inférieur à 20 000.
On aboutit ainsi à ce résultat que sur 1 000 hommes envoyés à Cuba, 521, plus de la moitié, étaient perdus à la date du 1er mars 1897. On reste donc au-dessous de la vérité en évoquant à 100 000 le nombre des hommes perdus par l’armée espagnole à Cuba. »
Si la guerre actuelle se prolongeait, elle achèverait d’épuiser l’Espagne de son meilleur sang et de ruiner ses finances, en la conduisant à la banqueroute. Les Espagnols ont montré assez de bravoure pour faire la paix, sans manquer à l’honneur militaire ; en continuant la guerre, ils s’exposeront à manquer à l’honnêteté, — cet honneur civil qui vaut bien l’honneur militaire.
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À propos de cette malheureuse guerre, un de nos abonnés nous envoie ces citations opportunes et ces commentaires suggestifs :
« Je lis, à la page 183 de l’Expansion de l’Angleterre de Seeley : ‘Tant qu’une colonie est regardée simplement comme une propriété dont la mère-patrie doit tirer un profit pécuniaire, évidemment sa fidélité est extrêmement précaire ; évidemment elle se dérobera dès qu’elle le pourra. — Car, d’après ce système, une colonie n’est pas traitée comme un enfant, mais comme un esclave, et elle s’émancipera d’un tel joug, non pas avec reconnaissance, comme doit le faire un fils devenu majeur, mais avec l’indignation qu’elle devra toujours ressentir, d’avoir été, même dans son âge de faiblesse, ainsi traitée. La sécession des colonies américaines était en conséquence peut-être inévitable, mais seulement parce que et en tant qu’elles étaient tenues sous le joug du vieux système colonial.’
Or, je lis dans le Gaulois du 25 juin 1898, qu’au Sénat espagnol M. Fernando Gonsalez s’est écrié : ‘Les châtiments qui tombent sur un peuple ou une collectivité ne sont jamais immérités, comme on prétend le faire croire au peuple espagnol. — Au contraire, il faut lui dire à qui incombe la responsabilité de tout ce qui arrive maintenant ; cette responsabilité incombe à tout le pays, au peuple, aux divers partis, et au gouvernement.’ — Il continua en disant ‘qu’on n’a jamais su en Espagne ce que c’est qu’une politique coloniale’ — et, enfin, en terminant : Le moment de l’expiation est arrivé.
D’autre part, à la Chambre, M. Romero Robledo dit : ‘La responsabilité des évènements incombe à tout le monde.’
Ne pensez-vous pas que ces aveux sont significatifs et qu’il en ressort une leçon de choses dont pourraient profiter d’autres nations, voisines de l’Espagne ? »
C’est bien notre avis, mais nous avons peur que cette leçon de choses qui a coûté si cher à l’Espagne, ne soit perdue pour d’autres, — même pour ses voisines.
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C’est, en effet, le système colonial dont l’Espagne goûte en ce moment les fruits amers, que nous nous efforçons d’imiter. L’exploitation des indigènes au profit des colons et des industriels privilégiés de la métropole, voilà l’objectif de ce système. Cet objectif, ils l’atteignent en mettant au service de leur cupidité, aussi imprévoyante que dénuée de scrupules, leur influence électorale. Lisez plutôt ce qu’écrit au Figaro, M. Hugues Le Roux sur la crise algérienne :
« Le colon électoral voudrait que l’indigène fût corvéable à merci ; il ne comprend point qu’on ne lui ait pas donné, en même temps qu’une concession, un certain nombre d’indigènes pour la cultiver sous le bâton. Quand un juge de paix l’oblige de tenir, vis-à-vis de l’indigène, l’engagement d’un contrat, il se révolte. Il en appelle à son député, lequel aussitôt lui fait rendre ce qu’on appelle là-bas « la justice ». S’il habite une commune de plein exercice, le colon électoral vote pour les conseillers municipaux, pour les maires arabophobes comme lui-même et qui promettent :
— On fera payer aux indigènes de notre cercle le plus d’impôts que l’on pourra. Ces sommes seront dépensées tout entières au profit des colons. L’indigène n’aura pas le plus médiocre bénéfice à recueillir de son obéissance. On ne lui tracera pas un pauvre petit chemin muletier. On jettera au panier toutes ses pétitions sans les lire. Avons-nous, oui ou non, conquis ces gens-là ? Sont-ils les esclaves, et nous les maîtres ?
Un exemple, entre des centaines d’autres faits, que je viens de toucher du doigt.
Nous avons créé là-bas des caisses de prévoyance indigène. On les alimente en faisant payer deux francs par charrue et cinq centimes par palmier. Les fonds sont entre les mains du receveur des contributions diverses. Dans sa pensée créatrice, cette institution est merveilleusement sage et paternelle. Eh bien ! je connais une commune mixte où les indigènes payent annuellement deux cent mille francs d’impôts. Ils étaient, cette année, écrasés par la famine et par l’usure, si malheureux qu’ils ont presque mangé le grain que la France leur envoyait. Le cri de détresse qu’ils poussaient n’a pas été entendu (nous étions en période électorale). Il a fallu vider la caisse paternelle des épargnes amassées comme un recours suprême contre la faim : cent mille francs ont été avancés sous prétexte de semailles ; ils viennent de servir à nous payer l’impôt.
La condition de l’Algérie indigène se résume en deux mots : tyrannie et anarchie. Les événements d’Alger ont fait toucher du doigt les résultats immédiats de cette politique. »
Les colons non moins électoraux de la Cochinchine ne se montrent ni plus prévoyants, ni plus scrupuleux que leurs confrères de l’Algérie :
« En 1892, dit le Journal des Débats, lors du remaniement de nos tarifs douaniers, les habitants de la Cochinchine réclamèrent des atténuations dans l’application des nouveaux tarifs. La liberté commerciale la plus large possible leur paraissait préférable à tout essai de protection, et ce n’est pas nous qui reprendrons quelque chose à cette manière de voir. Grâce à leurs protestations, satisfaction leur fut donnée dans une certaine mesure et quelques articles échappèrent à la tarification générale. Aujourd’hui, les idées libérales de 1892 semblent avoir fait leur temps. Dans une de ses récentes réunions, le Conseil colonial, considérant que le tarif spécial appliqué en Indochine en vertu du décret du 20 novembre 1892 n’est pas autre chose qu’un régime de faveur spécial aux produits d’origine asiatique importés pour l’usage à peu près exclusif des populations annamite et chinoise et que, par suite, les commerçants asiatiques se trouvent dans une situation exceptionnellement avantageuse, par rapport à leurs concurrents européens, a demandé des modifications à ce régime.
On arrivera ainsi à rendre la vie plus difficile aux commerçants chinois ; mais les éliminera-t-on ? Rien n’est moins sûr : de meilleures méthodes commerciales seraient certainement un moyen préférable, et il est douteux que des tarifs protecteurs parviennent à éliminer les Chinois. « D’ailleurs, dit la Quinzaine coloniale, s’ils devaient y réussir, il faudrait le regretter pour la colonie ; car l’activité des Célestes est le ferment de son activité commerciale, et, eux disparus, nos compatriotes régneraient sur des ruines. Il n’y a donc à attendre des modifications proposées qu’un résultat problématique et qui, dans tous les cas, s’il était obtenu, serait plus nuisible qu’utile. » D’autre part, en poursuivant un dessein très aléatoire, on va, cela ne peut pas être mis en doute, amener un renchérissement du prix de la vie pour les Annamites, ce qui n’est pas très politique et, enfin, la liberté commerciale a donné, dans le passé, suffisamment de richesse et de prospérité à la Cochinchine pour qu’elle s’y tienne. »
Mais la politique protectionniste ne se résume-t-elle pas tout entière dans cette pratique favorite des sauvages de la Louisiane, dont parlait Montesquieu : couper l’arbre pour avoir le fruit ?
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Le microbe du fonctionnarisme importé d’Europe a trouvé dans l’Amérique du Sud un bouillon de culture merveilleusement favorable à sa multiplication. D’après la Réforme sociale, le Brésil avait, en 1890, moins de 42 400 fonctionnaires ; actuellement il en possède plus de 58 300 ; l’augmentation est de 40%. Les dépenses correspondantes ont progressé avec plus d’entrain encore : 197 720 000 milreis, au lieu de 39 400 000, — soit un accroissement de 170%.
Dans l’Argentine, même plaie. Il n’y avait que 12 350 fonctionnaires en 1864 ; il y en a maintenant 49 350 ; on dépensait pour eux moins de 2 962 milliers de piastres ; on en débourse plus de 39 800 milliers, et ne croyez pas que la population ait augmenté à proportion, puisqu’elle a passé seulement de 3 955 000 habitants à 16 300 000. Tandis que le nombre des fonctionnaires s’accroissait de 72% et le chiffre des dépenses correspondantes de 93%, la population augmentait à peine de 76%.
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Signalons en revanche, dans l’Amérique du Nord un échec lamentable du socialisme municipal, ce succédané du socialisme d’État et cette autre pépinière du fonctionnarisme :
« La fourniture de gaz à allumer par la municipalité, lisons-nous dans le Siècle, n’a pas réussi à satisfaire les citoyens de Philadelphie, de sorte qu’ils ont décidé de faire concession à une compagnie privée pendant trente ans, de 1897-1927. Pendant les derniers dix ans, la municipalité a possédé et exploité les usines à gaz pour le compte des citoyens, mais les fauteurs, aussi bien que les adversaires du socialisme municipal américain, sont d’accord que les résultats dans ce cas ne sont pas favorables. Les salaires du personnel étaient au-dessus du cours du marché. Le Director of Public Works publia un rapport dans lequel il dit qu’il eût pu économiser 273 000 dollars par an, s’il eût été permis d’obtenir la main-œuvre au cours du marché. La cité a acheté le charbon 3 dollars 14 cents par tonne, quand on le lui a offert à un prix au-dessous de 3 dollars.
Le bail de la nouvelle compagnie renferme les conditions suivantes :
1° La compagnie devra allumer gratis les lampes publiques.
2° Dépenser dans l’espace de trois ans cinq millions de dollars pour des améliorations et des extensions : et au moins quinze millions de dollars pendant les trente ans du bail.
3° Livrer les usines à la cité, à l’expiration des trente ans, dans un bon état.
4° Le prix du gaz ne devra pas excéder 1 dollar par 1 000 cubic feet pendant les premiers six ans du bail ; 85 cents pendant cinq ans ; 80 cents pendant cinq ans et 75 cents pendant les derniers dix ans. »
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On a fait à peu près partout des lois contre les accapareurs, mais, sauf à l’époque de la Terreur où on leur coupait la tête, la nature se charge de les punir plus sévèrement que la loi. La ruine d’un accapareur de Chicago, M. Leiter, que raconte M. Garreau, dans le Siècle, nous en fournit un nouvel exemple :
« M. Joseph Leiter, prévoyant une hausse des blés en Europe, par suite de la multiplication des demandes, voulut profiter des circonstances. Dès le mois de juillet 1897, il se mit à acheter régulièrement, à la Bourse au blé de Chicago, 5 000, puis 10 000, puis 20 000, 50 000, 100 000 boisseaux de blé d’un coup. À la fin de septembre, il était à la tête de 2 millions de boisseaux, dont il prenait livraison. Le 1er janvier 1898, il était acquéreur de 9 millions de boisseaux au comptant ; le 30 mai, de 12 millions au comptant, et 30 millions à option. Il ne pouvait guère aller plus loin. Trois mois auparavant, le New York Herald disait : « Pour se rendre compte de ce que représentent les quantités achetées ferme par Leiter, il faut considérer qu’un train de chemin de fer ayant la tête à Lille et la queue à Paris ne suffirait pas à les transporter, non plus qu’une flotte de 100 navires de 3 000 tonnes chacun. »
Mais avec juin la situation change : la prochaine récolte s’annonce, en Europe, dans de bonnes conditions ; aux États-Unis on parle d’un rendement en blé supérieur à tout ce que l’on a vu depuis 1891. Alors, les commandes de Liverpool se restreignent, les cours baissent, puis bientôt s’effondrent, la débâcle arrive. Leiter, qui gagnait un moment 150 millions est heureux de réduire à 50 environ le total de ses pertes. »
Cela n’empêche pas la spéculation sur les blés d’avoir son utilité, malgré l’horreur qu’elle inspire aux socialistes. Quand la récolte est insuffisante, il est utile que la spéculation en enlève une partie au début de la campagne pour la mettre au marché quand l’épuisement des approvisionnements surélève les prix ; elle épargne ainsi aux populations les maux de la disette et parfois de la famine. Seulement, M. Leiter qui était un débutant, avait compté sans l’abondance de la nouvelle récolte. Son accaparement l’aurait enrichi, si cette récolte avait ressemblé à la précédente, et, en même temps, aurait tourné au profit des consommateurs, en modérant la hausse du blé eu moment où elle serait devenue excessive. Mais la récolte s’annonçant comme bonne, cet accaparement n’a causé qu’un léger trouble dans le marché, en déterminant un mouvement momentané de hausse bientôt suivi d’un mouvement de baisse. D’où il est permis de conclure que le mal que peut causer l’accaparement est toujours moindre que le bien qu’il peut faire.
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Le Journal des Économistes vient de perdre un de ses plus anciens et de ses plus fidèles collaborateurs. M. Gustave du Puynode, correspondant de l’Institut, ancien président du Conseil général de l’Indre, est mort à l’âge de 81 ans, au château de l’Épine. Il était au nombre des vétérans dont la Société d’Économie politique fêtait, l’année dernière, le cinquantenaire. L’économie politique a été la passion de sa vie, et, jusqu’à son dernier jour, il a combattu, avec une ardeur que l’âge n’avait point affaiblie, le socialisme d’en haut aussi bien que le socialisme d’en bas. C’était un esprit résolument libéral, et qui ne transigeait point sur les principes qu’il avait puisés dans le commerce assidu des vieux maîtres de la science.Il a laissé de nombreux ouvrages, parmi lesquels nous signalerons ses remarquables études sur la monnaie, le crédit et l’impôt, les lois du travail et la population[2]. Sa mémoire nous restera chère et il conservera une place honorable parmi les bons serviteurs de la science.
Paris, 14 juillet 1898.
G. DE M.
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[1] Edgard Milhaud. La propagande socialiste en Allemagne. Revue de Paris du 15 juin 1898.
[2] Voici la liste des ouvrages de M. DU PUYNODE :
Étude sur la propriété territoriale, 1 vol. in-8, 1843.
Des lois du travail et des classes ouvrières, 1 vol. in-8, 1845.
De l’esclavage et des colonies, in-8, 1847.
Lettres économiques sur le prolétariat, 1 vol. in-18, 1848.
De l’administration des finances en 1848 et en 1849, broch. in-8, 1849.
Voyage d’un économiste en Italie, 1 vol. in-18, 1857.
Des lois du travail et de la population, 2 vol. in-8, 1860.
De la monnaie, du crédit et de l’impôt, 2eédit, 2 vol. in-8, 1863.
Études sur les principaux économistes, 1 vol. in-8, 1867.
Les grandes crises financières de la France, 1 vol. in-8, 1876.
Caractères et portraits politiques, 1 vol. in-8, 1883.
Les Chambres et la France, 1 vol. in-8, 1891.
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