En 1871, le jeune Ernest Martineau apparaît sur la scène journalistique avec des convictions solides, en droite ligne de celles de Frédéric Bastiat, qu’il reconnaîtra bientôt comme son maître. Au milieu des agitations politiques et des controverses, dit-il, la juste compréhension des notions cardinales de la modernité, que sont la liberté et la propriété, doit servir de guide aux républicains, qui veulent fonder le régime de la France à venir. Cet effort d’analyse permettra de rejeter l’héritage embarrassant de l’Antiquité et de ses émules comme Rousseau, et de fonder une société véritablement fondée sur la liberté et la justice.
Ernest Martineau, « Lettre au rédacteur », Mémorial des Deux-Sèvres, 25 février 1871.
Au rédacteur
Monsieur le rédacteur,
Je viens de lire, dans une feuille locale, la réponse de M. de Girardin aux accusations portées contre lui par un journaliste ; et, à cet égard, je viens réclamer de votre bienveillance une place dans les colonnes de votre journal, afin de présenter quelques réflexions que je crois utiles pour dégager la vérité politique des nuages de la discussion. Je me propose d’examiner une question de principes, d’élucider une question de théorie ; et que ce mot ne provoque pas l’indifférence ou le dédain de la part de ces prétendus hommes positifs et pratiques qui vont disant gravement et doctement : que la théorie n’est rien et que la pratique est tout.Comme si la vraie théorie était autre chose que l’exposition méthodique et raisonnée de la pratique des choses ; comme si les esprits sérieux devaient répudier d’autres théories que ces prétendus plans à priori, que ces combinaisons plus ou moins ingénieuses sorties, comme Minerve, tout entières du cerveau de leur inventeur.
La tâche unique que j’entreprends, en écrivant ces lignes, c’est d’examiner la nature et l’essence même de l’idée démocratique, en même temps que l’application possible de la forme républicaine à l’état actuel de la société ; et, de cet examen impartial, nous essaierons de dégager quelques observations de nature à montrer ce que vaut en réalité, au point de vue philosophique et politique, cette répugnance mal dissimulée pour la forme républicaine, la troisième du nom, de la part d’un publiciste qui se dit et se prétend un homme à principes, puisqu’il revendique l’application dans nos institutions politiques et sociales de cette grande idée, qui est en même temps un grand principe : la liberté.
Oui, certes, c’est là une grande thèse qui ne manque pas de noblesse et de grandeur, que celle de la liberté sans la révolution, et elle est digne à tous égards de fixer l’attention des penseurs sérieux ; mais ce qui est singulièrement regrettable, c’est de voir un polémiste aussi éminent que M. de Girardin étaler sans embarras le spectacle d’une contradiction logique et d’une inconséquence flagrante, en poursuivant de ses dédains mal déguisés la république, c’est-à-dire la forme de gouvernement la plus propre à réaliser pleinement son idéal politique.
Si, en effet, vous reconnaissez avec nous que la république est la forme dernière des gouvernements au sein des États civilisés; si, par suite, elle est appelée, dans un avenir plus ou moins éloigné, à régir les destinées des peuples modernes, il faut bien admettre — à moins que, nouveau Marc-Aurèle, le monarque qui gouvernerait la France à cette époque, avec un esprit de renoncement philosophique auquel les princes ne nous ont pas habitués et qui n’est certes pas leur vertu dominante, se retirait paisiblement devant un vote de déchéance du pays —, il faut bien, dis-je, admettre qu’il se produirait alors une secousse, une agitation plus ou moins violente ; et l’excellence de la forme républicaine, c’est que, représentant dans les faits la logique des idées et des principes, elle est exempte de cet inconvénient grave. Il est vrai que ce qui vous arrête sans doute dans cette voie, c’est la pensée que les populations des campagnes, qui ont fait l’empire et qui représentent la majorité des électeurs, portent au cœur vive et ardente foi monarchique ; que la république, en un mot, répugne à leurs instincts les mieux avoués. C’est là, en effet, le thème sur lequel épuisent leurs dissertations à longue haleine les politiques qui se prétendent les interprètes les plus sages et les plus fidèles des besoins et des aspirations de cette classe de la société. Que ces observateurs si profonds et si perspicaces nous permettent de leur dire qu’ils s’abusent étrangement. Le peuple n’est pas un métaphysicien subtil dont le génie se soit formé sur les bancs de la Sorbonne ; il n’a pas essuyé la poussière de l’École pour y apprendre les arguments spécieux et les doctrines subtiles des défenseurs de la monarchie. Cette prétendue foi monarchique que lui attribuent gratuitement les partisans intéressés des dynasties, elle n’est autre chose, en réalité, que l’amour de l’ordre et de la tranquillité, le désir ardent d’un état de choses où le commerce développé offrirait des débouchés à ses denrées et lui permettrait d’élever sa famille. Que lui importent, à lui, les pondérations savantes des pouvoirs, les théories équilibristes que les partisans de la monarchie constitutionnelle ont empruntées au génie de l’aristocratique Angleterre ? Ce qu’il cherche et ce qu’il désire avec ses instincts droits et sûrs, c’est un gouvernement, de quelque nom qu’il s’appelle, qui assure la liberté de l’industrie et du commerce ; et l’une des causes de leur attachement à l’empire, c’est assurément la prospérité matérielle que M. Rouher, nous devons le dire pour être impartial et juste, avait su réaliser en appliquant les vrais principes économiques qui doivent régir les échanges internationaux. Aussi ces populations satisfaites acclamaient-elles l’empire, ignorant que la richesse n’est rien sans la liberté, qui fait la grandeur et la dignité des peuples, et que la prospérité matérielle est bien factice et bien précaire quand elle dépend des caprices et des passions d’un despote. Et cette prospérité matérielle, quel gouvernement pourrait être plus propre à la relever que le gouvernement républicain ; car, à moins de n’être qu’une formule menteuse et hypocrite, que signifie le mot liberté inscrit au frontispice de la glorieuse devise de la démocratie, sinon la destruction des barrières et des entraves que des gouvernements corrupteurs et despotiques ont élevées entre les peuples pour les isoler les uns des autres et les parquer comme de vils troupeaux.
Et d’ailleurs, quel est le publiciste qui oserait soutenir que la forme républicaine n’est pas propre à assurer le développement et les progrès de l’humanité dans la voie de la civilisation ; que, dans un pays qui date de 1789, son droit public, l’hérédité n’est pas en face du suffrage universel un non-sens grossier, une absurdité scientifique, un dernier vestige du droit féodal et divin des peuples asservis, une protestation insolente et perpétuelle contre la souveraineté du peuple réalisée par le suffrage universel, un accouplement étrange de principes contradictoires, quelque chose enfin d’analogue à cet acte monstrueux d’un chef barbare dont parle l’histoire antique qui, après le combat, précipitait les vaincus à la mer, en attachant un cadavre à un corps vivant.
Oui, il est vrai de dire que la république est la forme nécessaire du gouvernement en présence du suffrage universel ; mais je pressens l’objection : Il y a, direz-vous, dans cette argumentation un vice de méthode. Les peuples ne se préoccupent guère de la logique des idées dans l’établissement de leurs institutions politiques ; il faut tenir compte du passé, des traditions enfin du pays, considérations essentielles en ces matières et que néglige l’école démocratique ; la seule méthode enfin qu’avoue la vraie science des gouvernements est la méthode expérimentale. Oui, cela est vrai, je le reconnais avec vous et je répudie hautement les systèmes d’abstraction à priori que préconisent les adeptes de Rousseau, qui ne servent qu’à enfanter des idées ingénieuses, mais chimériques, des rêveries comme celle du Contrat social, ce roman politique émané du cerveau paradoxal d’un rêveur de génie, et qui, appliqué dans la pratique, a produit les convulsions et l’anarchie de 1793. La méthode expérimentale, la méthode d’analyse et d’observation qui a produit depuis Bacon de si merveilleux effets dans le domaine des sciences physiques et naturelles, est aussi le vrai et sûr chemin au bout duquel se trouve la vérité en matière de sciences morales et politiques, et si cette science morale et politique en est encore à ses premiers tâtonnements dans notre pays, c’est que le système de Rousseau a malheureusement entraîné les esprits généreux et enthousiastes qui aiment à se repaître d’illusions et que séduit le charme et la majestueuse harmonie des périodes sonores ; c’est qu’enfin l’enseignement classique a rempli les esprits des idées et des préjugés esclavagistes de la Grèce et de Rome, en inspirant une admiration aveugle pour ces peuples de spoliateurs qui avaient fondé leurs moyens d’existence sur les rapines, les guerres continuelles et l’esclavage, cette hideuse injustice des siècles écoulés. Au lieu de chercher par l’observation, de demander à une analyse scrupuleuse et impartiale de la nature des choses le dernier mot de la politique, on s’est égaré à la suite de Rousseau, cet admirateur si passionné de l’antiquité grecque et romaine, des lois des Minos, des Lycurgue, des Solon et des Gracques, ces faiseurs de sociétés, et l’on a rêvé de se faire instituteur des peuples et père des nations; et c’est cette ignorance funeste des principes de la vraie démocratie, cette absurde contrefaçon des institutions de peuplades à demi-barbares qui vivaient il y a plus de deux mille ans qui a été, nous le disons avec une conviction profonde et inébranlable, l’écueil contre lequel sont venues se briser les républiques que l’on a essayé de fonder sur le sol de notre pays; et si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, notre chère République de 1870 venait à succomber sous les coups des ennemis ligués contre elle, c’est qu’elle s’inspirerait des mêmes errements, qu’elle ne réaliserait pas enfin dans la pratique la grande et immortelle formule qui est son symbole politique : Liberté, égalité, fraternité ; et si, précisément pour rester fidèle à cette méthode expérimentale que nous reconnaissons comme la seule vraie en pratique, nous regretterions comme un malheur funeste la chute de la république actuelle, c’est que nous savons par expérience ce que valent les révolutions politiques, parce que nous ne voudrions pas voir revenir les convulsions et les désordres inséparables d’une restauration qui amènerait fatalement la guerre civile après la guerre étrangère ; c’est qu’enfin nous savons que la république est la forme dernière du gouvernement des États civilisés, et que la loi nécessaire et inéluctable du progrès social devant forcément la ramener dans l’avenir, le plus sûr est de la conserver pour éviter de rouvrir l’ère des bouleversements, pour rester fidèle, en un mot, à cette théorie de la liberté sans la révolution, qui est le symbole même de votre politique. C’est qu’enfin l’expérience a montré que ces paysans, dont on étale avec tant d’empressement les convictions monarchiques, sont naturellement amis de tout gouvernement, quel qu’il soit, qui saura leur assurer la libre disposition des produits de leur travail ; nul n’y est mieux propre que le gouvernement républicain sainement entendu et compris.
Et, à notre avis, si la République de 1848 n’a pas su se créer de sympathies au sein des masses, la faute en est surtout à l’ignorance économique des hommes qui, à cette époque agitée, avaient été investis du pouvoir. Sincères amis du peuple, ils n’ont pas su appliquer les véritables remèdes aux maux d’une société marquée encore à tant d’égards du fer de la servitude et du monopole, et qu’il fallait guérir autant qu’il était humainement possible. Aux socialistes qui venaient à l’envi étaler à la tribune et dans la presse leurs conceptions fantaisistes, leurs prétendus plans sociaux et humanitaires, ils se bornaient à répondre par des formules sonores, mais vides, sur la famille, sur la propriété dont ils expliquaient mal, ou plutôt dont il n’expliquaient nullement la notion, ignorant la nature et l’origine de ce droit que la science des légistes est impuissante à expliquer et dont la démonstration ne peut être demandée qu’à la vraie science économique ; et si l’on se demande comment des hommes à l’esprit aussi élevé, à l’intelligence aussi remarquable que les Lamartine, Jules Favre, Arago, etc., comment des orateurs à l’éloquence si redoutable et si vive n’ont pas su réduire en poussière les arguties et les subtilités spécieuses des sophistes du socialisme, comment ils n’ont pas mis à néant l’argumentation de ces audacieux novateurs qui venaient saper les bases mêmes de l’ordre social, il faut en chercher la cause dans l’enseignement classique que le monopole injuste de l’État a routinièrement conservé dans les écoles publiques; dans les idées romaines sur la liberté et le droit de propriété, universellement enseignées par les publicistes de la démocratie, empruntées à Rousseau et à Montesquieu ; dans ces théories absolutistes enfin qui, au-dessus de l’individu, font planer l’État comme maître absolu de la liberté et de la propriété. Il est aisé de voir le motif pour lequel ces théories étaient les seules qui pussent être admises au sein des sociétés antiques.
Comment, en effet, leurs philosophes, leurs orateurs, leurs publicistes auraient-ils pu, sans ébranler et ruiner les bases mêmes de leur état social, analyser la notion intime de la liberté et de la propriété ? Comment ce peuple de patriciens, vivant du travail d’un peuple d’esclaves, aurait-il pu, sans se suicider et s’anéantir, définir scientifiquement la liberté et l’égalité ?
Si les philosophes avaient enseigné que la liberté, c’est le développement indépendant des facultés innocentes de l’homme dans les limites de la justice ; que la propriété, c’est le droit pour tout homme de disposer librement de la valeur créée par son travail, quelle contradiction monstrueuse n’y eût-il pas eu entre la théorie et la pratique au sein d’une société où l’industrie, les arts, le commerce, étaient exercés par des esclaves, où le travail manuel était méprisé comme une œuvre service, opus servile, où le fruit du travail de l’esclave était consommé par le maître, et où le travailleur n’avait que juste ce qui lui était nécessaire pour ne pas mourir de faim et de misère. Aussi la liberté, d’après la définition des jurisconsultes romains, c’est le droit de faire tout ce qui n’est pas défendu par la loi, de sorte que si la loi défendait tout, comme aux esclaves, ces infortunés n’avaient pas à se plaindre, ils étaient libres aux termes de la définition romaine ; la propriété, c’est le droit de disposer des choses dans les limites fixées par la loi, quatenies juris ratio patitur. C’est l’absolutisme de l’État, la toute-puissance du législateur érigée en principe, et la cause de ces erreurs doctrinales, nous venons de la signaler dans l’organisation sociale de ces castes aristocratiques. Et ces théories délétères d’un peuple de patriciens avides, elles sont encore dominantes au dix-neuvième siècle ; Montesquieu nous a conservé, en se l’appropriant, la définition romaine de la liberté, et, quant à la propriété, c’est notre Code civil qui a reproduit la doctrine des jurisconsultes anciens. Que le lecteur impartial juge, d’après cela, où peut en être la politique d’un peuple qui adopte de telles doctrines qui le font rétrograder de deux mille ans. Quel peut être l’avenir d’une démocratie qui va chercher à Rome et à Sparte le modèle de ses institutions et de ses théories sociales ?
Mais la démocratie vraie n’est pas responsable de ces erreurs et de ces faux systèmes, et ce que nous affirmons c’est que la république sincèrement appliquée, reposant sur cette base inébranlable qui est la justice, le respect de tous les droits, de tous les intérêts légitimes, ne saurait être repoussée par ceux qui mettent le salut et la prospérité de la patrie au-dessus des passions et des préjugés égoïstes de l’esprit de parti. Et, en terminant cette trop longue lettre, j’ose espérer que M. de Girardin daignera répondre à ces questions que je prends la liberté grande de lui poser par la voie de la presse : la république est-elle une forme de gouvernement propre à assurer le progrès et la prospérité des peuples ? Est-elle le gouvernement qui, devant tôt ou tard régir fatalement les destinées de la France, est le plus propre à réaliser son programme de la liberté sans la révolution ?
Ernest Martineau
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