Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de février 1898, les suites de l’affaire Dreyfus, la fin d’une grève des mécaniciens en Angleterre, la répression de l’usure en Algérie, et les récents développements du protectionnisme en France et à l’étranger.
Chronique
par Gustave de Molinari
(Journal des économistes, février 1898).
Une leçon à tirer de l’affaire Dreyfus. — Les exploits de l’antisémitisme en Algérie et les protestations des industriels rouennais. — Le décret limitatif du taux de l’intérêt en Algérie. — Un spécimen de colonisation officielle. — L’abaissement des droits d’octroi sur les boissons hygiéniques. — La loi sur les bureaux de placement. — La protection du travail national de l’ouvrier. — Le relèvement des droits sur les porcs et les représailles des États-Unis. — La déclaration de M. Mac Kinley en faveur de l’étalon d’or. — La fin de la grève des mécaniciens anglais. — La disette en Italie. — Un vote subversif de la Chambre des députés de Bade. — Nécrologie : Charles Pelham Villiers.
Cette affaire Dreyfus qui absorbe en ce moment l’attention publique non seulement en France, mais dans le monde civilisé tout entier, atteste combien est encore imparfait le principal et le plus nécessaire des services du gouvernement, celui de l’administration de la justice. Voilà un procès dont l’issue a laissé des doutes, qui vont s’aggravant, à mesure que les dessous en sont mis au jour ; au lieu de rassurer les consciences, en faisant la lumière, le gouvernement s’applique, dans nous ne savons quel intérêt, à la mettre sous le boisseau.
Quoiqu’il devienne chaque jour plus évident qu’un innocent a été condamné au plus épouvantable des supplices, il n’existe aucun moyen légal de lui rendre la liberté et l’honneur, s’il plaît au gouvernement de se refuser à remplir en cette affaire son devoir de justicier. Sans doute, à la longue, la pression de l’opinion pourrait l’y contraindre, mais dans un pays où la plus grande partie de la classe intelligente et cultivée se trouve sous la dépendance directe ou indirecte du gouvernement, où l’expression d’une opinion en opposition avec celle des distributeurs d’emplois de tous genres, peut entraîner la privation des moyens d’existence ou tout au moins des chances d’avancement de la multitude des fonctionnaires, de leurs tenants et aboutissants, l’opinion est-elle libre ? Combien de gens et des mieux qualifiés n’ont pas osé apposer leur signature sur les listes des demandes en révision du procès Dreyfus, quoiqu’ils fussent convaincus de l’innocence du malheureux prisonnier de l’Île du Diable.
Que serait-ce donc si l’idéal des socialistes venait un jour à être réalisé Si toutes les industries qui sont actuellement libres ou à peu près, venaient à être comprises, comme l’administration de la justice, dans les attributions du gouvernement, si tous les Français passaient à l’état de fonctionnaires. Ce jour là, il n’y aurait plus en France ni liberté matérielle ni liberté morale ; il n’y aurait plus qu’un universel et honteux esclavage. Ce n’est pas la leçon la moins saisissante que renferme cette lamentable affaire Dreyfus.
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À l’occasion de cette affaire, les antisémites ont provoqué en Algérie d’abominables scènes de meurtre et de pillage, que les autorités ont été lentes à réprimer, bien qu’elles disposent, et au-delà, des forces nécessaires pour assurer la sécurité publique. En Algérie, plus qu’ailleurs, l’antisémitisme a un caractère économique et il n’est, à bien dire, qu’une branche du protectionnisme. C’est la concurrence des prêteurs et des marchands israélites, qui soulève contre eux les prêteurs et les marchands plus ou moins chrétiens, avec l’auxiliaire de la multitude des emprunteurs imprévoyants. Cependant, les protectionnistes rouennais qui font des affaires importantes avec l’Algérie se montrent peu satisfaits des exploits de leurs congénères. Ils viennent d’adresser à M. le ministre de l’Intérieur la protestation suivante, contre des désordres qui portent atteinte à leurs intérêts — les seuls évidemment qui méritent en cette affaire d’attirer leur attention et de justifier leur protestation.
« Paris, le 31 janvier 1898.
Monsieur le ministre,
Les soussignés, industriels et négociants de la place de Rouen, vivement émus des désordres qui pour la troisième fois depuis un an se sont produits en Algérie, ont l’honneur d’appeler votre attention sur le préjudice très grave que cet état de choses apporte à leurs intérêts.
Il est de la plus extrême urgence que la sécurité des maisons de commerce de la colonie soit assurée d’une manière complète.
Toutes transactions sont actuellement suspendues au grand détriment de la place de Rouen qui trouve sur le marché algérien l’un de ses plus importants débouchés.
Les soussignés attendent avec confiance de la part du gouvernement une intervention immédiate, de nature à ramener en Algérie le calme nécessaire à la sécurité des personnes et à la reprise des affaires. »
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Quoique l’expérience n’ait que trop démontré l’inefficacité des lois sur l’usure, voici le nouveau décret qui vient d’être rendu pour protéger les emprunteurs Algériens contre les prêteurs.
« Article 1er. — En Algérie, l’intérêt conventionnel est libre en matière de commerce, sous la condition pour les parties de se conformer aux dispositions légales sur les conventions et le prêt à intérêt.
L’intérêt conventionnel ne peut excéder en matière civile 10%. Toute convention ou pratique contraire constitue une usure.
Art. 2. — Lorsque dans une instance civile, il sera prouvé que le prêt conventionnel a été fait à un taux supérieur à celui fixé par le présent décret, les perceptions excessives seront imputées de plein droit aux époques où elles auront eu lieu sur les intérêts légaux alors échus, et subsidiairement sur le capital de la créance.
Si la créance est éteinte en capital et intérêts, le prêteur sera condamné à la restitution de sommes indûment perçues avec intérêt du jour où elles lui auront été payées.
Tout jugement civil constatant un fait de cette nature sera transmis par le greffier au ministère public dans le délai d’un mois, sous peine d’une amende qui ne pourra être moindre de 16 francs ni excéder 100 francs.
Art. 3. — Le délit d’habitude d’usure sera puni d’une amende qui pourra s’élever à la moitié des capitaux prêtés à usure et d’un emprisonnement de six jours à six mois.
Art. 4. — En cas de nouveau délit d’usure, le coupable sera condamné au maximum des peines prononcées par l’article précédent et elles pourront être élevées jusqu’au double sans préjudice des cas généraux de récidive prévus par les articles 57 et 58 du Code pénal. Après une première condamnation pour habitude d’usure, le nouveau délit résultera d’un fait postérieur, même unique, s’il s’est accompli dans les cinq ans, à partir du jugement ou de l’arrêt de condamnation.
Art. 5. — S’il y a eu escroquerie de la part du prêteur, il sera passible des peines prononcées par l’article 405 du Code pénal, sauf l’amende qui demeurera réglée par l’article 3 du présent décret.
Art. 6. — Dans tous les cas et suivant la gravité des circonstances, les tribunaux pourront ordonner, aux frais du délinquant, l’affichage du jugement et son insertion par extrait dans un ou plusieurs journaux du département.
Art. 7. — Ils pourront également appliquer dans tous les cas l’article 463 du Code pénal.
Art. 8. — L’amende prévue par le dernier paragraphe de l’article 2 sera prononcée à la requête du ministère public par le tribunal civil.
Art. 9. — L’ordonnance susvisée du 7 décembre 1835 est abrogée. »
Dans les circonstances actuelles, ce décret aura sans aucun doute pour unique résultat d’exciter d’avantage les passions antisémitiques. Peut-être eût-il été plus opportun d’examiner les causes qui renchérissent en Algérie le prêt des capitaux, particulièrement à la population arabe, et de chercher les moyens d’y remédier. Il est vrai que c’eût été moins facile que de rédiger un décret.
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La colonisation officielle n’est décidément pas la panacée qui remédiera aux maux de l’Algérie. Voici d’après le Journal des Débats quel a été le résultat de l’établissement des fermes-écoles qui y ont été inaugurées il y a dix ans par le Conseil général de la Seine :
« On se rappelle encore avec quelle pompe et quelle mise en scène le Conseil général de la Seine a inauguré il y a dix ans, en Algérie, la création d’une école d’agriculture et d’horticulture pour les enfants assistés du département, sur un domaine de 435 hectares légué par l’abbé Roudil. Comme toujours, on fit les choses grandement, on trouva moyen de dépenser 1 500 000 francs en constructions, en aménagements et aussi en frais de voyages. Trois centres de colonisation ont été créés : la ferme école de Ben-Chicao, la ferme de Bassour et le village de Keddara sur les terres provenant de la concession de l’État. Aujourd’hui, il n’y a plus à se faire d’illusions : les résultats de cette expérience coûteuse sont désastreux. Le rapporteur, l’honorable M. Caron, est obligé d’en faire l’aveu. « Comme contrepartie de ces dépenses, écrit-il, les résultats obtenus depuis dix ans sont très médiocres. Actuellement, il y a à la ferme-école 11 élèves. Au village de Bassour, il y a 5 colons. Au village de Keddara, il y a 10 feux et pas de colons ! » En présence de cette situation, le Conseil général a compris qu’une réforme s’imposait. Seulement, il n’a pas eu la franchise de prendre un parti décisif. Au lieu de supprimer purement et simplement des écoles qui ne rendent plus aucun service, le Conseil général s’est arrêté à un moyen terme. Il a décidé de réduire au chiffre minimum de 12 le nombre des élèves de la ferme de Chicao et, d’autre part, de continuer la colonisation en exploitant en régie les domaines de Keddara et de Bassour. Ce n’est pas une solution. Il est, en effet, inadmissible que le Conseil général continue de maintenir une organisation coûteuse au profit de 12 enfants auxquels il faudra ensuite fournir un capital de 8 000 francs à leur sortie de l’école. Il aurait été plus logique et plus franc de reconnaître qu’on s’était trompé et de laisser à l’initiative privée le soin de poursuivre une expérience dont les résultats n’étaient que trop prévus ; car c’était le dernier mot de l’absurde que de confier à nos politiciens de l’Hôtel de Ville la direction et la surveillance d’une exploitation agricole située à plusieurs milliers de kilomètres de Paris. »
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Les communes sont autorisées, en vertu de la loi du 20 décembre 1897, à supprimer les droits d’octroi sur les boissons hygiéniques, et, en tout cas, obligées à les abaisser dans une certaine mesure. À Paris, le maximum est porté à 4 francs par hectolitre et à 1 fr. 50 pour les cidres, poirés, etc. Les vins n’en continueront pas moins à payer 12 fr. 25 par hect. (8,25 francs au profit de l’État et 4 francs au profit de la ville), au lieu de 18,87 jusqu’à ce que l’État renonce à taxer les boissons hygiéniques, — ce qui ne lui sera pas précisément facile dans la situation actuelle de ses finances. La réforme ne profitera donc que dans une mesure insignifiante aux contribuables. À cette occasion, on a agité de nouveau la question de la suppression des octrois, mais aussi longtemps que les communes accroîtront, à l’instar de l’État, leurs attributions et leurs dépenses, nous avons peur que l’on n’aboutisse à cette conclusion pratique : qu’il y a lieu d’augmenter les droits d’octroi plutôt que de les supprimer.
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Le Sénat a fini par adopter le projet de loi sur les bureaux de placement qui a été voté, il y a un an, par la Chambre des députés. En vertu de la nouvelle loi, la prime payée à l’intermédiaire devra être partagée entre le patron et l’ouvrier, des bureaux gratuits devront être établis dans toutes les villes de 30 000 âmes et au-dessus, etc., etc. Avons-nous besoin de dire que ce n’est pas le surcroît de règlementation et d’intervention municipale qui rendra le placement plus facile et plus économique ? Le seul progrès en cette matière eût consisté, au contraire, à supprimer le régime de règlementation et d’arbitraire qui empêche le développement de l’industrie et du placement en assimilant les bureaux aux maisons de tolérance. Mais ce n’est pas au moment où nous sommes, que nous pouvons nous attendre à un accroissement quelconque de la liberté de l’industrie.
Attendons-nous plutôt à ce qu’on rétablisse sous le pseudonyme de syndicat les maîtrises et les jurandes.
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Au nom de la logique du protectionnisme, La Lanterne réclame l’établissement d’un impôt spécial sur les industriels assez dépourvus de patriotisme pour employer des ouvriers étrangers, sous le vrai prétexte qu’ils se contentent de moindres salaires que les ouvriers français.
« La concurrence que l’ouvrier italien ou belge vient faire à l’ouvrier français est pour celui-ci désastreuse, puisqu’elle tend à maintenir le niveau des salaires à un niveau inférieur et hors de proportion avec les bénéfices de l’entrepreneur.
D’un autre côté, on ne peut pas songer, raisonnablement, à interdire aux étrangers l’accès de notre territoire.
À notre avis, la solution la plus équitable consisterait à frapper d’un impôt spécial tout employeur d’ouvriers étrangers, impôt proportionnel et calculé de façon à ne permettre la réalisation d’un bénéfice quelconque sur la main-d’œuvre étrangère.
La Chambre a voté une foule de lois protectrices des grands propriétaires fonciers, des grands usiniers et des grands banquiers, de tous ceux qui, en France, spéculent, agiotent et accaparent d’une façon quelconque. Ne se décidera-t-elle pas à protéger un peu la main-d’œuvre nationale ? »
Nous autres, libre-échangistes, nous aurions bien quelques arguments à opposer à cette extension du système qualifié de protecteur du travail national, mais nous serions curieux de savoir ce que la République Française pourrait bien répondre à La Lanterne ?
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On sait que la Chambre a voté à une énorme majorité (422 voix contre 95) le relèvement des droits sur les graisses, saindoux et autres produits du porc. Il n’y avait cependant pas péril en la demeure. L’importation américaine, qui est le cauchemar de nos éleveurs, a diminué d’une manière sensible de 1896 à 1897, ainsi que l’atteste le relevé suivant que nous empruntons au Journal du Commercede New York.
1896 | 1897 | |
Saindoux et graisses Livres | 32 093 212 | 20 934 599 |
Lards | 3 613 704 | 1 979 586 |
Jambons | 607 524 | 316 624 |
Porcs | 180 200 | 131 550 |
Cette aggravation des droits ne pèsera pas seulement sur les consommateurs, qui sont, nous ne l’ignorons pas, une quantité négligeable, elle pourrait fort bien nous attirer des représailles dont nos grandes industries d’exportation, celles de la laine, de la soie, etc., auront à supporter les frais. Car les éleveurs de porcs américains, non moins protectionnistes que les nôtres, se sont fâchés tout rouge, et un représentant de l’Illinois, M. Belknap, a proposé d’appliquer aux produits français la loi qui autorise le président à élever de 50% les droits sur les marchandises des États qui élèveraient leurs tarifs de manière à nuire à l’exportation des produits américains.
En tous cas, le traité de réciprocité dont la négociation paraissait en bonne voie n’a plus guère de chance d’aboutir, et c’est ainsi qu’en frappant le porc américain, nos protectionnistes auront atteint du même coup les industriels et les ouvriers français.
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Dans un banquet de la troisième convention annuelle de l’association des manufacturiers, qui a eu lieu le 27 janvier à New York, M. Mac-Kinley a fait une déclaration catégorique en faveur de l’étalon d’or. « La monnaie des États-Unis, a-t-il dit, est et doit être inattaquable. Si quelques doutes subsistent, ils doivent être dissipés. Si des points faibles sont découverts, ils doivent être renforcés. Rien ne peut nous induire et ne nous induira jamais par quelque artifice légal à réduire la dette sacrée de la nation. Quels que soient les termes de leurs engagements, les États-Unis s’acquitteront de toutes leurs obligations au moyen de l’instrument de circulation reconnu le meilleur dans le monde civilisé. Ils ne consentiront jamais à abaisser la valeur du travail et des frugales économies des travailleurs, en autorisant les paiements en dollars d’une valeur moindre que celle des dollars acceptés comme les meilleurs chez les nations les plus éclairées de la terre… Le parti républicain, a-t-il ajouté, est sans réserve, pour la monnaie saine (soundmoney). Il a provoqué la loi qui a rétabli les paiements en espèces en 1879, et, depuis, chaque dollar a été aussi bon que de l’or. »
À la vérité le président ne s’oppose pas à l’établissement du bi-métallisme, mais seulement, lorsqu’il aura été accepté « par un accord international des nations dirigeantes du commerce du monde. » En attendant, « toute la circulation en argent et en papier doit être maintenue à l’état de parité avec l’or. »
C’est l’enterrement du bi-métallisme.
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Commencée le 5 juillet de l’année dernière, la grève des mécaniciens anglais a pris fin le 31 janvier, par la défaite des grévistes. Elle leur a coûté une somme évaluée à environ 27 millions de francs et probablement davantage aux patrons, sans parler du dommage qu’elle a infligé à l’industrie de la construction des machines et aux industries accessoires par le détournement de leur clientèle au profit de l’Allemagne, de la Belgique, etc. Les grévistes réclamaient, comme on sait, la journée de huit heures et élevaient diverses autres prétentions contraires à la liberté du travail. Nous ne pouvons donc nous affliger de leur défaite, quelles que soient nos sympathies pour la classe ouvrière. Nous avons traité bien souvent cette grosse question des grèves, et nous croyons avoir démontré qu’elle ne peut être résolue que par une extension de la liberté du travail et du commerce[1] ; ce qui signifie qu’elle ne le sera malheureusement pas de sitôt.
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Dans un grand nombre de localités de l’Italie, à Voltri, à Foligno, etc., etc., la cherté du pain et le manque du travail ont provoqué des émeutes et il est fort à craindre que ce mouvement n’aille s’aggravant. C’est à la politique militariste et protectionniste du gouvernement que revient la responsabilité des souffrances et des privations auxquelles la multitude est en proie.
Les dépenses de l’Italie ont plus que triplé depuis son unification (de 500 millions environ sous le régime du morcellement politique, elles se sont élevées à 1 600 millions) et les charges que le protectionnisme impose à la masse de la population ouvrière des champs et des villes au profit des propriétaires et des industriels, se sont ajoutées à celles du budget de l’État. D’après une correspondance de l’Indépendance Belge, le droit sur les blés à lui seul ne coûterait pas moins de 350 millions aux consommateurs.
« Que si nous voulons, dit-il, remonter aux véritables causes de cette crise annonaire, nous ne pouvons qu’être frappés de stupéfaction en voyant qu’au moment même où les populations italiennes se plaignent de n’avoir pas de pain à manger parce que le prix de cette denrée a été porté à un degré qui en fait un aliment de luxe, l’importation des blés est frappée d’un droit de 7 fr. 50 par 100 kilos. Ce droit coûte environ trois cent cinquante millions par an aux consommateurs italiens. Le calcul est très facile à faire.
L’Italie consomme, en temps ordinaire, et en moyenne, cinquante millions de quintaux de froment, dont quarante à quarante-deux millions sont produits par l’agriculture nationale, et le reste vient de l’étranger. Ces chiffres varient, mais de peu, selon les récoltes. En prenant ces moyennes pour base, on trouve que, sur les huit millions de quintaux importés, le gouvernement perçoit un droit total de soixante millions de francs ; mais comme, par un effet naturel de répercussion, le prix du blé national subit une élévation proportionnelle de 7,50 par quintal, les agriculteurs italiens bénéficieraient sur les 42 millions de quintaux qu’ils produisent, d’une prime totale de 315 millions ; en additionnant ces deux chiffres, on trouve donc que les consommateurs payent, chaque année, si je ne me trompe, 375 millions de plus qu’ils ne payeraient si le commerce des blés était libre, ce qui fait, tous les dix ans, un impôt de trois milliards sept cent cinquante millions que ceux qui veulent manger du pain sont forcés de payer pour ne donner au gouvernement que soixante millions. Le reste sert à assurer aux propriétaires le moyen de soutenir artificiellement la concurrence étrangère sans se soucier d’améliorer leurs systèmes de culture. »
Le gouvernement a consenti, a la vérité, non pas à supprimer le droit, mais à l’abaisser de 7 fr. 50 à 5 francs jusqu’au 31 mai. Est-il bien nécessaire de dire que cette réduction temporaire ne pourra exercer qu’une influence tout à fait insuffisante sur le prix du pain. D’ailleurs, pour acheter du pain, il faut de l’argent, autrement dit du travail et des salaires, et la politique protectionniste a fermé le principal débouché de l’industrie italienne, celui de la France, et réduit la plupart des autres.
« Avant notre guerre de tarifs avec la France, en 1887, dit le Secolo, nos importations de ce pays s’élevaient à 325 millions et nos exportations à 403. En 1896, les premières sont descendues à 132 millions et les secondes à 151. Notre mouvement commercial avec l’Angleterre a diminué aussi, mais dans des proportions moindres, et l’Allemagne avec l’Autriche-Hongrie ne nous ont offert qu’une compensation insignifiante à ces pertes (63 millions d’augmentation contre 254 de diminution avec la France). En dix ans, la Triple-Alliance nous a coûté 2 milliards. »
Que l’on s’étonne encore après cela des progrès du socialisme en Italie. N’a-t-il pas deux infatigables pourvoyeurs : le militarisme et le protectionnisme ?
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Même en Allemagne, le militarisme commence à perdre de son prestige. La Chambre des députés de Bade vient d’adopter une résolution « invitant le gouvernement à expurger des livres d’histoire destinés à l’instruction de la jeunesse, les passages chauvinistes et les descriptions de faits de guerre, et, par contre, à donner une grande extension aux idées de civilisation et de progrès. »
Ce vote n’a pas manqué de faire scandale dans la classe où se recrute le personnel à appointements de la hiérarchie militaire. La National Zeitung, organe des intérêts militaristes, a reproché avec amertume aux députés badois de renier la guerre de 1870 et d’oublier que la France est « l’ennemie héréditaire ».
N’en déplaise à la National Zeitung, ce qui est encore plus héréditaire, c’est la charge écrasante que le militarisme impose aux bons contribuables allemands et autres.
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Un des promoteurs les plus illustres de l’établissement de la liberté commerciale en Angleterre, Charles Pelham Villiers vient de mourir à l’âge de 95 ans, après avoir représenté pendant plus de 60 ans la ville de Wolverhampton à la Chambre des communes Le premier, en 1841, il proposa à la Chambre l’abolition complète des lois-céréales. La proposition ayant été repoussée à une énorme majorité (393 voix contre 90), il la reproduisit chaque année jusqu’à ce que la pression de l’opinion publique, convertie par les apôtres du free trade, eût obligé le gouvernement à prendre l’initiative de la réforme et le parlement à la voter.
Les obsèques de ce vénérable champion de la liberté commerciale ont eu lieu à l’église de Saint-Paul à Londres et au cimetière de Kensal Green. Parmi les nombreuses couronnes déposées sur le char funèbre, on remarquait celle du Cobden-Club avec cette inscription : Il donna du pain au peuple !
Voilà une inscription qui ne figurera jamais sur les couronnes mortuaires des politiciens protectionnistes.
Paris, 14 février 1898.
G. DE M.
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[1]Voir nos Bourses du travail. Chap. XXI. Résultats matériels et moraux de l’extension et de l’unification des marchés du travail.
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