Dans Le Siècle, en 1895, Yves Guyot poursuit sa croisade contre les hygiénistes, qu’il accuse de vouloir proscrire des habitudes alimentaires sans preuve suffisante. Sur le vin, leurs revirements et la faiblesse de leurs raisonnements sont comiques. Ils n’iraient pas moins qu’à en proscrire tout à fait la consommation, si on les laissait maître d’en décider. Ce qu’il faut cultiver avant tout chez les individus, conclut-il, c’est la méfiance devant la science médicale, surtout officielle.
L’hygiénisme et les vins, Le Siècle, 15 août 1895.
Je parlais dans mon dernier article de la manie que nous avions de nous calomnier nous-mêmes et de calomnier nos produits. Je retrouvais, à propos du vin, messieurs les hygiénistes qui, s’ils ne se rappellent pas assez les médecins de Molière, les rappellent si souvent.
Parmi les excursionnistes, un médecin de Paris nous a avoué que, jusqu’à ce jour, il ne buvait que de l’eau et volontiers soumettait ses malades à ce régime. Depuis sa visite dans le Médoc, il rendait hommage au vin et, confessant son erreur, il comptait bien désormais se servir du vin pour son hygiène privée et pour celle de ses clients.
Il prouvait surtout que les malades, et surtout les gens bien portants, quand ils reçoivent les conseils de leurs médecins, doivent se préoccuper du coefficient d’erreur personnelle de chacun d’eux.
Les médecins avaient dit pendant longtemps que le vin était le lait des vieillards ; et je ne dis pas qu’un certain nombre de vieillards n’abusaient pas de cette locution. Ils parlaient volontiers du bordeaux, comme du vin des malades et des convalescents.
Puis est venu à la mode le régime aquatique : mode anglaise, corrigée en Angleterre par la consommation du thé, on oubliait que les teetotallers sont nés dans les. régions où il n’y a pas de vin. Beaucoup m’ont dit souvent : — En Angleterre, nous croyons que le meilleur moyen d’empêcher l’abus de l’alcool est d’en supprimer l’usage. Si les ouvriers avaient du vin à leur disposition, nous ne tiendrions pas le même langage.
Plus d’un a ajouté :
— Moi, personnellement, j’aime beaucoup le vin. Si je m’en abstiens, c’est pour donner l’exemple de l’abstinence ; et je donne l’exemple de l’abstinence du vin pour avoir de l’autorité quand je parle de l’abstinence du whiskey.
En France, nous n’avons pas les mêmes motifs, et cependant nous avons vu des jeunes gens, des médecins, quelques hommes importants préconiser l’abstinence du vin. M. Rochefort se vante volontiers de ne boire que de l’eau comme pour justifier le proverbe : les méchants sont buveurs d’eau.
Même dans le volume publié à propos du congrès de l’Association pour l’avancement des sciences, le Dr Arnozan, dans une étude sur les Effets du vin sur l’organisme sain et l’organisme malade, cite l’opinion du Dr Hébert déclarant que « des millions d’hommes et ce ne sont pas les moins vigoureux, les Arabes et les Turcs, ne connaissent pas les boissons fermentées ».
Je réponds qu’il y a vigueur et vigueur : soumettez donc un Arabe ou un Turc au travail que développe un Français, il y renoncera bientôt. En Algérie, tout viticulteur vous dit que le coup de charrue d’un Kabyle et d’un Français est facilement reconnaissable ; et cependant le Kabyle est une sorte d’Auvergnat, ayant l’habitude du travail et de la fatigue. Si l’Arabe est capable d’un effort momentané, il est incapable de l’effort continu. Qu’il y ait sur les quais de Constantinople, des portefaix qui justifient le proverbe : « Fort comme un Turc », soit : mais comparez-vous donc la vigueur de la civilisation des Turcs et des Arabes à celle des peuples qui font usage de boissons fermentées ?
M. le docteur Arnozan cite les expériences de Büchner qui prouvent combien les physiologistes ne doivent pas se hâter de généraliser.
Les ferments digestifs : pepsine, pancréatine,trypsine, etc., sont insolubles dans l’alcool. En prenant à son repas un demi-litre de vin à 10 degrés, on a introduit dans son estomac 50 grammes d’alcool qui va retarder la précipitation d’une certaine quantité de pepsine. Donc, la digestion va être retardée et troublée.
Faite dans une cornue, à la température de 38 degrés, l’expérience confirme cette induction : des substances alimentaires sont mises en contact avec divers sucs digestifs : la digestion s’opère. Si on y ajoute du vin ou de l’alcool, elle est troublée.
Donc, ne buvez ni vin ni alcool, disent les hygiénistes et les médecins qui ne voient qu’un côté de la question.
Ils ne se disent pas que tous les gens qui boivent du vin et des boissons alcooliques devraient, à ce compte, avoir des estomacs délabrés et ne pas digérer. Cependant des millions d’hommes prouvent qu’ils digèrent puisqu’ils vivent.
Il se passe donc dans l’estomac de l’homme quelqu’autre phénomène que dans la cornue de Büchner.
Quand Büchner y ajoute du vin ou de l’alcool, les parois de sa cornue ne se modifient pas : elles restent insensibles à ce nouvel agent. Il n’en est pas de même de l’estomac.
M. Verneuil est obligé de faire une bouche stomacale au jeune Marcellin pour permettre l’alimentation en dépit d’une oblitération cicatricielle de l’œsophage. Dès que le docteur Richet y injectait du vin, la teneur en acide chlorhydrique du contenu stomacal augmentait de 1,5 à 3 et 4. Or la richesse en acide chlorhydrique et celle en pepsine sont corrélatives l’une de l’autre, acide et pepsine dépendant de l’activité des mêmes éléments glandulaires. Les expériences, répétées depuis avec le siphon stomacal, ont confirmé que le vin active la digestion à l’état physiologique.
… C’est une nouvelle preuve qu’il faut toujours voir les rapports complexes des phénomènes et ne pas se hâter, d’après un fait même bien observé, de tirer telle ou telle conclusion ; il faut toujours voir si, dans les expériences faites, il manque certains éléments : or, dans l’expérience de Büchner, il manquait la paroi stomacale.
Ce que les hygiénistes ont fait pour le vin, ils l’ont fait également pour le lait. Mon collaborateur, M. Clatidius Nourry, a plusieurs fois entretenu les lecteurs du Siècle des erreurs commises relativement à la pasteurisation du lait. On ne peut chauffer le lait au-dessus de 68° sans en détruire les éléments essentiels à la digestion ; or, les microbes pathogènes sont complètement indifférents à cette température.
Il n’en est pas moins vrai que quantité de médecins, même parmi ceux qui se piquent d’appliquer la méthode scientifique, astreignent leurs clients au lait stérilisé, comme d’autres les astreignent à l’eau bouillie, sous menace des plus terribles dangers.
Certains estomacs supportant difficilement le tannin, les médecins ont généralisé l’usage du vin blanc qu’ils proscrivaient autrefois. M. de Boissac a fait relever le nombre des électeurs âgés de plus de 75 ans existant dans les communes où on consomme du vin blanc et dans celles où l’on consomme du vin rouge. Il a constaté que dans les premières, ils représentaient 3.75 pour cent, et dans les autres seulement deux et une fraction.
Le laboratoire municipal de Paris n’admet que des vins à formule. Or, les vins naturels sont plus variés que les vins de laboratoire.
Il a été déclaré, et le ministère des finances a été sur le point de faire déclarer, de par la loi, que les vins naturels ne dépassaient pas 11 degrés d’alcool.
D’après une étude de M. Blarez, professeur de chimie à la Faculté de médecine et les travaux de M. Gayon, professeur à la Faculté des sciences de Bordeaux, en 1887, certains vins rouges de la Gironde ont atteint jusque 13,50 ; les vins blancs, 15. J’ai bu des vins de tête qui atteignent 19 degrés.
Je cite ces faits pour montrer combien les hygiénistes abusent de la science, quand ils parlent en son nom et quelle méfiance le consommateur et le législateur doivent avoir à l’égard de leurs conseils.
YVES GUYOT.
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