Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de mai 1899, l’impérialisme anglais et ce qu’il coûte, les progrès du protectionnisme américain, les lois ouvrières en France, la lutte entre Boers et Uitlanders, et l’impôt sur les vins.
Chronique (Journal des économistes, mai 1899)
SOMMAIRE : Le protectionnisme ouvrier. Les lois sur les accidents de travail, sur les conditions du travail dans les marchés publics, etc. — Les résultats de l’intervention de l’État dans l’enseignement. — Comment l’État protège la vie humaine. — Quelques bonnes paroles du contre-amiral Réveillère. — Le budget anglais. Ce que l’impérialisme coûte à l’Angleterre. — Une note de M. Raoul Johnston au sujet des droits sur les vins. — Une joie prématurée mais imprudente de la République française. — Les progrès et les agréments du protectionnisme américain. — Boërs et Uitlanders. — L’éloge de Gladstone, par M. Luzzatti. — Une association pour la liberté économique en Italie.
Par une application logique du principe de la protection, après avoir demandé à l’État de protéger les chefs d’industrie contre leurs concurrents étrangers, voici qu’on lui demande de protéger les ouvriers contre les chefs d’industrie. Le motif, ou le prétexte, que l’on invoque est le même dans les deux cas : c’est l’inégalité des forces. Si le fabricant de cotonnades de Rouen n’était pas protégé contre son concurrent de Manchester, mieux outillé et plus capable, autrement dit plus fort, il succomberait infailliblement dans la lutte. Si l’ouvrier n’était pas protégé contre le patron, celui-ci ne manquerait pas de l’exploiter à outrance, en augmentant à son gré la durée du travail et en diminuant le salaire. On a donc limité la durée de la journée de travail et la Chambre discute en ce moment une série de propositions dont M. Pierre Baudin est le rapporteur et qui ont pour objet d’imposer aux adjudicataires des travaux publics une série d’obligations destinées à protéger à la fois leurs ouvriers contre la concurrence du travail étranger et contre la tyrannie patronale. La loi proposée dans ce double but prescrit :
« 1° L’obligation du repos hebdomadaire dans tous les travaux exécutés pour le compte de l’État, des départements et des communes ;
2° La même obligation générale de la limitation du nombre des ouvriers étrangers ;
3° L’obligation, pour l’État, d’introduire dans ses cahiers des charges une clause par laquelle l’entrepreneur s’engage à se conformer aux taux des salaires et à la durée du travail considérés comme normaux et courants dans la ville ou la région où le travail est exécuté.
4° La faculté, pour les départements et les communes, d’appliquer à leurs travaux cette clause relative au salaire courant et à la durée couramment en usage. »
Enfin, une loi sur les accidents de travail, votée le mois dernier pour être mise en vigueur le 1er juin, reporte sur le patron le risque professionnel qui incombe naturellement à l’ouvrier, et qui ajoute naturellement aussi au salaire, dans toutes les industrie dangereuses ou insalubres, une prime proportionnée au risque. L’ouvrier étant déclaré incapable d’employer cette prime à s’assurer contre le risque, c’est le patron que la loi va obliger à pourvoir à cette assurance sous la surveillance et le contrôle de l’État. Déjà un arrêté a fixé le cadre et les conditions d’avancement des contrôleurs. Ils sont partagés en quatre classes avec les appointements ci-après :
« Commissaire-contrôleur-adjoint, 4 500 francs ;
Commissaire-contrôleur de 4e classe, 6 000 francs ;
Commissaire-contrôleur de 3e classe, 7 000 francs ;
Commissaire-contrôleur de 2e classe, 8 000 francs ;
Commissaire-contrôleur de 1ère classe, 10 000 francs ;
Ces émoluments ne sont point soumis à retenues pour pensions civiles. »
On voit que l’intervention de l’État ne sera pas précisément gratuite. Qu’elle soit, au moins dans les premiers temps, onéreuse aux patrons obligés de pourvoir aux frais de l’assurance, cela n’est pas douteux, et on s’explique parfaitement les protestations qui s’élèvent de toutes parts contre la loi, mais il est encore moins douteux que les ouvriers finiront par en supporter la charge, augmentée des frais de la double intervention de l’État et des patrons, car le salaire baissera de tout le montant de la prime du risque, auquel les patrons auront désormais à pourvoir, au lieu et place de l’ouvrier. Et cette baisse s’opérera en vertu d’une loi naturelle, plus puissante qu’aucune loi parlementaire ou autre, la loi de la concurrence.
Ces lois protectionnistes n’ont pas été sans soulever des résistances, non seulement de la part des industriels, mais encore de la part des ouvriers. Dernièrement, M. de Dion, dont les ouvriers avaient fait, dans un moment de presse, des heures supplémentaires, a apporté devant les juges une protestation de six cents d’entre eux qui réclamaient « la liberté de travailler suivent leur volonté ». Le tribunal n’en a pas moins mis le patron à l’amende. À la Chambre des députés, un des trop rares défenseurs de la liberté du travail, M. Aynard, a protesté énergiquement contre la loi relative aux conditions du travail dans les marchés de travaux publics. « Si l’on met dans l’esprit de l’ouvrier, a-t-il dit, que l’État peut lui garantir un certain salaire, je prétends qu’on suscite non pas un germe de paix, mais un germe de guerre. » Mais autant en emporte le vent. Nous sommes en plein débordement du protectionnisme, et c’est seulement quand cette inondation malfaisante aura commis tous ses ravages qu’on avisera, un peu tard, aux moyens de l’arrêter.
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Nous trouvons dans l’enquête sur l’enseignement que vient de faire le ministre de l’instruction publique, cette statistique des établissements d’enseignement secondaire, publics ou libres, existant en France :
« Il y a actuellement en France 968 établissements d’enseignement secondaire, tant publics que libres, comprenant une population scolaire de 182 000 élèves.
Ces établissements se décomposent ainsi :
Établissements de l’État : 338 lycées et collèges comprenant 84 000 élèves, dont 52 000 pour les lycées et 32 000 pour les collèges.
Établissements congréganistes et petits séminaires formant un total de 430 maisons comprenant 88 000 élèves, dont 65 000 pour les établissements congréganistes et 23 000 pour les petits séminaires.
Enfin il y a environ 200 établissements libres, pensions particulières tenues par des laïques et réunissant 10 000 élèves.
Cette dernière catégorie tend à disparaître progressivement au profit des deux ordres d’établissements qui prennent peu à peu leurs élèves. »
Que conclure de là, sinon que l’enseignement secondaire est devenu un monopole, partagé entre l’État et le clergé. L’État enseignant à perte, le Clergé — qu’il subventionne — seul peut lui faire concurrence. N’en serait-il pas autrement, et la liberté de l’enseignement ne deviendrait-elle pas une vérité au lieu d’être un mensonge conventionnel, si l’État cessait de subventionner l’enseignement et les cultes ?
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Le Journal officiel a publié le résumé de la statistique criminelle en France pendant l’année 1896. Nous y remarquons que sur 740 homicides, il y en a 277, soit plus du tiers, dont les auteurs sont demeurés inconnus. Cela n’a rien, toutefois, qui doive nous surprendre. L’État s’occupe de tant de choses qu’il est excusable d’en négliger quelques-unes. La protection de la vie humaine, à la vérité, n’est pas la moindre, mais peut-elle être mise au même rang que celle de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, sans oublier les beaux-arts ?
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Nous recommandons particulièrement aux chauvins, aux étatistes et aux anglophobes, ce passage d’un discours d’un patriote bon teint et d’un ami (non politique) des ouvriers, M. le contre-amiral Reveillère, adressé à la conférence de l’Union des travailleurs de Brest.
« Devant cet auditoire, je ne craindrai pas de parler avec éloge de notre voisine, du moins en ce qui concerne sa politique ouvrière.
Si, pour le plus grand malheur des hommes, il nous faut bien constater l’antagonisme des gouvernements, ici nous croyons à la fraternité des peuples.
Je ne suis pas socialiste, mais, avec les socialistes, je crois à la solidarité de tous les travailleurs ; avec eux, j’ai cette conviction profonde que la fédération des nations européennes est la première condition de l’amélioration du sort des masses. Comme un homme ne peut gagner sa vie si, au lieu de travailler, il passe son temps à se battre, les nations ne pourront améliorer le sort de leurs membres si leur grande préoccupation est de se quereller, de se disputer, de guerroyer. Les chauvins sont les plus pires ennemis du travail et, pour moi, les combattre est un devoir. On peut bien penser ainsi avec l’empereur de toutes les Russies qui a bien quelques raisons, j’imagine, d’être un patriote russe — ce qui ne l’empêche pas de travailler de tout son pouvoir à la paix européenne.
Il n’est pas d’idée plus rétrograde, d’opinion plus condamnable que celle de croire à la nécessité de détester les autres peuples pour aimer son pays.
Le cœur de l’homme moderne est assez large pour contenir l’amour de l’humanité et le culte de la patrie.
J’oserai donc dire devant vous au lieu d’abhorrer les Anglais, nous ferions mieux de les imiter en ce qu’ils ont de bon.
Sous son aspect le plus élevé, l’histoire est le tableau de l’éducation progressive des masses : l’heure a sonné pour elles de faire leur propre éducation, d’organiser leurs forces, non pas en vue d’arracher à l’État des ressources qu’il n’a pas, mais pour gérer elles-mêmes leurs propres affaires et pour lutter bravement contre les difficultés de la vie.
Tel est l’idéal vers lequel nous marchons en dépit de tout. »
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L’impérialisme que préconisent M. Chamberlain et les autres promoteurs de la plus grande Angleterre (Greater Britain) est certainement très flatteur pour l’orgueil britannique, mais il a le défaut de coûter fort cher. Depuis cinquante ans, le budget de l’Angleterre a plus que doublé : de 50 833 000 liv. st. en 1849, il s’est élevé en 1899 à 112 027 000 liv. st., et cet accroissement est dû presque en totalité au gonflement continu des budgets de la marine et de la guerre. Comme le remarquait Cobden, c’est la nécessité de pourvoir à la dépense de son immense empire colonial qui oblige l’Angleterre à augmenter, d’année en année, les effectifs de sa marine et de sa flotte. « Nous proposons, par exemple, disait-il, de renvoyer 10 000 hommes dans leurs foyers. Aussitôt, le secrétaire de la guerre se récrie : ‘Nous avons, dit-il, au-delà de 40 colonies, et nous entretenons des garnisons dans toutes ces colonies ; or, comme on ne peut se passer d’avoir dans la métropole un nombre suffisant de dépôts pour alimenter les garnisons du dehors, comme nous avons toujours plusieurs milliers d’hommes en mer, soit qu’ils se rendent dans nos colonies, soit qu’ils en reviennent, il nous sera impossible de réduire notre armée, aussi longtemps que nous aurons cet immense empire colonial à soutenir[1].’ »
Peut-on affirmer que cet empire, qui va s’agrandissant tous les jours, couvre ses frais ? Sans doute, il offre un débouché avantageux à la classe des fonctionnaires. « Si nous abandonnions nos colonies à elles-mêmes, disait encore Cobden, cela impliquerait la suppression de la plus grande partie du patronage de notre aristocratie. Il en résulterait que nous lirions plus rarement dans la Gazette des avis de cette espèce : John Thompson, esquire, a été appelé aux fonctions de sollicitor général dans telle île, aux Antipodes ; ou David Smith, esquire, a été appelé aux fonctions de contrôleur des douanes dans tel autre endroit à peu près inconnu, et toute une série de nominations de cette espèce. Vous n’entendriez plus parler de ces sortes d’affaires, parce que les colons nommeraient eux-mêmes leurs fonctionnaires et les salarieraient eux-mêmes. » Le débouché des quémandeurs de place se trouverait ainsi sensiblement rétréci, mais ce débouché vaut-il les frais croissants qu’il coûte, et dont la plus grande part est à la charge des masses industrieuses ? Prétendra-t-on que cette charge est compensée par l’immense marché que les colonies ouvrent à l’industrie britannique ? Mais, d’après un calcul de Lord Farrer, que nous avons cité dans notre revue de l’année 1898, le commerce de l’Angleterre avec ses colonies ne compte que pour un quart seulement (25,8%) dans son commerce total. Notons que ses produits n’y jouissent d’aucun privilège, et que la plupart d’entre elles protègent leur industrie par des droits quasi prohibitifs. En supposant que le Canada, l’Australie, le Cap et même l’Inde cessassent d’appartenir à l’Angleterre, elle continuerait selon toute probabilité à y trouver le même débouché, comme la chose est arrivée, à la grande surprise de ses hommes d’État, après la guerre de l’indépendance américaine. On pourrait soutenir même que l’industrie britannique, débarrassée de l’énorme fardeau que lui impose l’impérialisme, verrait s’augmenter, avec sa capacité de soutenir la concurrence de ses rivales, sa part dans l’exploitation du marché universel.
Mais, pour le moment, et jusqu’à ce que l’expérience ait ramené l’Angleterre aux doctrines économiques de Cobden, c’est l’impérialisme qui tient le haut du pavé, et c’est à un budget impérialiste, c’est-à-dire à un budget en déficit, qu’elle est obligée de pourvoir. Les recettes prévues ne dépassant pas 110 millions 287 000 liv. st. contre 112 927 000 liv. st. de dépenses, le déficit s’élève à 2 640 000 liv. st. Le chancelier de l’Échiquier, sir Michaël Hicks-Beach, le comble en suspendant en partie l’amortissement, en établissant de nouveaux droits sur le timbre, en augmentant l’impôt sur le capital des compagnies, et, finalement, en surtaxant les vins. Que l’Angleterre, de plus en plus impérialisée et militarisée, est loin des budgets économiques des Robert Peel et des Gladstone !
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En matière de douanes, l’expérience a démontré que 2 et 2 ne font pas toujours 4, c’est-à-dire que le doublement d’un droit ne détermine pas nécessairement l’augmentation de la recette douanière, et même qu’il a parfois pour effet de la diminuer. Dans une note adressée au Journal des Débats, M. Raoul Johnston estime, en se fondant sur les résultats de l’expérience de l’abaissement des droits sur les vins en Angleterre et de leur exhaussement aux États-Unis, que les prévisions du chancelier de l’Échiquier sur les produits futurs de l’impôt sur les vins, pour être mathématiquement exactes, pourraient bien être économiquement fausses.
« Le droit actuel étant de :
1 shilling par gallon sur le vin ne dépassant pas 30° ;
2 sh. 6 pence par gallon sur le vin entre 31° et 42° ;
2 shillings par gallon de surtaxe sur les vins mousseux.
Le nouveau tarif serait de :
1 sh. 6 pence par gallon sur le vin ne dépassant pas 30° ;
3 shillings par gallon sur le vin de 31° à 42° ;
2 sh. 6 pence par gallon de surtaxe sur les vins mousseux ;
3 shillings par gallon de taxe totale sur les vins non mousseux importés en bouteilles.
Le chancelier de l’Échiquier estime que ces modifications apporteront une augmentation de 420 000 liv. st. aux recettes du budget. C’est là un bien maigre avantage auprès de la perturbation certaine que l’application de ces nouveaux droits causera à tout le commerce des vins en Angleterre et dans tous les pays producteurs, la France en particulier. D’un autre côté, cette augmentation de revenu escomptée par sir Michaël Hicks-Beach sera-t-elle atteinte ? Il est d’autant plus permis d’en douter que les faits qui se sont produits, soit en Angleterre, soit aux États-Unis, chaque fois que ces pays ont apporté des modifications à leurs tarifs douaniers, tendent exactement à prouver le contraire. C’est ce qu’avait fort bien démontré M. Armand Lalande dans une série d’études où nous trouvons les chiffres sur lesquels nous nous appuyons.
Par les traités de 1860, l’Angleterre abaissa les droits sur les vins français de 5 shillings 6 pence par gallon à 1 shilling. Sous l’influence de ces droits réduits, la consommation des vins de France passa très rapidement de 3 000 tonnes à 30 000 tonnes. Elle décupla donc, tandis que les droits étaient abaissés dans la proportion de 5,5 à 1, et le Trésor anglais a perçu près du double de ce qu’il recevait avec les droits élevés.
Un exemple non moins frappant nous est fourni par ce qui s’est passé aux États-Unis où, sous l’influence de droits constamment accrus, l’importation des vins français n’a cessé de baisser, malgré l’énorme augmentation de la population et du bien-être de ce pays. Si nous comparons, en effet, les années 1852 et 1889, nous remarquons, d’abord, que, dans l’intervalle, la population a passé de 25 millions à 65 millions. Or, si l’on tient compte du développement inouï pris dans la même période par l’agriculture et l’industrie de ce pays, il ne paraît pas exagéré de dire que, tandis que la population croissait environ dans le rapport de 1 à 3, la richesse publique a augmenté dans une proportion de 1 à 6 ou 8, tout au moins. D’après ces chiffres, si les tarifs étaient restés identiques, la consommation des vins français aux États-Unis aurait dû être, en 1889, cinq ou six fois ce qu’elle était en 1852, et passer de 230 000 hectolitres à environ 1 200 000 ou 1 million 300 000 hectolitres. Elle est, au contraire, tombée à 47 081 hectolitres, c’est-à-dire qu’elle a été environ vingt-cinq fois au-dessous de ce qu’elle devrait être, si les tarifs américains étaient restés les mêmes.
Pendant cette même période, les tarifs avaient subi sept ou huit transformations, tendant, toutes, à les élever, et pouvant se résumer ainsi : En 1852, les vins français payaient 40% de droits ad valorem, en fûts comme en bouteilles. Mais, comme à cette époque, nos vins exportés aux États-Unis étaient à très bas prix et ne dépassaient pas en moyenne 40 francs l’hectolitre, ce droit ad valorem équivalait environ à 15 francs par hectolitre. En 1889, 1es droits étaient devenus, sur les vins en barriques, de 68 fr. 43 par hectolitre, c’est-à-dire quatre fois ce qu’ils étaient en 1852. Sur les vins en bouteilles 8 fr. 29 par caisse de 12 bouteilles, soit 90 francs par hectolitre ou six fois ce qu’ils étaient en 1852. Pour les vins mousseux, l’accroissement avait été encore plus fort, passant du droit ad valoremde 40% à 36,26 par caisse de 12 bouteilles.
Voilà donc deux faits qui, chacun dans un sens opposé, montrent l’influence considérable exercée sur le chiffre des importations des vins par la quotité des droits de douane. D’une part, un abaissement de tarif dans la proportion de 5 à 1 environ amène un accroissement des importations dans la proportion de 1 à 10, et, par suite, double les droits de douane perçus par le Trésor. D’autre part, une élévation de tarif dans la proportion moyenne de 1 à 5 environ (en ne faisant le calcul que pour les vins non mousseux) amène une diminution des importations dans la proportion de 23 à 1, en comparant la consommation de 1852 à ce qu’elle aurait dû être en 1889, si les droits étaient restés identiques, — et, d’ailleurs, une diminution positive dans la proportion de 5 à 1.
Ces résultats sont donc en contradiction formelle avec la théorie que sir Michaël Hicks-Beach a soutenue dans son projet de budget. Il estime que la surtaxe appliquée aux vins augmentera de 420 000 liv. st., soit d’environ 30% le revenu que le Trésor tire annuellement de droits de douane sur les vins, lequel a été, pendant le dernier exercice, de 1 400 000 liv. st. Il paraît, au contraire, logique de penser que les importations se modifieront selon la même loi que dans les deux cas que nous avons rappelés, et subiront une diminution telle que la taxe surélevée apportera au Trésor un revenu moindre que celui que lui rapporte la taxe actuelle, effet certainement opposé à celui que recherche le chancelier de l’Échiquier, qui voudrait, par ce nouveau tarif, apporter une plus-value dans les recettes du budget et non le déficit qui nous paraît inévitable.
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À propos de l’augmentation des droits sur les vins, la République Française se plaît à constater que l’Angleterre est décidément en train de renier la doctrine du libre-échange.
« Nous ne serions pas fâchés de connaître l’opinion de nos adversaires économiques, dit l’aller ego de M. Méline, M. Robert Charlie, sur ce terrible accroc donné à la doctrine par le prototype des gouvernements libre-échangistes.
C’est dans la patrie même — que disons-nous ? … c’est dans le sanctuaire, dans l’arche sainte du libre-échange, que s’est consommé le crime. Le temple est profané, et les fidèles n’ont plus qu’à se couvrir de cendres. »
Avons-nous besoin de dire que les droits sur les vins ont en Angleterre un caractère purement fiscal, ou du moins qu’ils ne protègent guère que le vin de groseilles ? Il y a mieux. Les viticulteurs des colonies de Victoria et du sud de l’Australie ayant demandé l’établissement en leur faveur d’un droit différentiel, le chancelier de l’Échiquier s’est prononcé nettement contre ce retour au protectionnisme colonial :
« Le retour aux droits différentiels, a-t-il dit, serait un changement de la plus grande importance apporté à notre système fiscal, et même, si on acceptait le principe de ce changement, je ne vois pas pourquoi on en ferait bénéficier les colonies, qui perçoivent des droits de douane très productifs sur les marchandises anglaises. »
N’en déplaise à la République Française, le temple du libre-échange n’est pas encore profané, mais s’il venait à l’être, si l’Angleterre se convertissait aux doctrines et aux tarifs de M. Méline, les agriculteurs et les industriels français qui lui fournissent bon an mal an pour un milliard de leurs produits — le tiers de leur exportation totale — devraient-ils se réjouir de cette profanation ? Les fidèles de la République Française n’auraient-ils pas tout autant que les nôtres à se couvrir de cendres ?
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À l’abri du tarif protectionniste à outrance de MM. Mac Kinley et Dingley, les industries des États-Unis se sont constituées sous forme de trusts, en vue de faire la loi aux consommateurs. Mais cette protection contre l’invasion des produits étrangers ne leur paraît pas encore suffisante. Voici maintenant que les producteurs des États particuliers s’efforcent d’établir des barrières contre l’invasion des produits américains des autres parties de l’Union. Dans la Pennsylvanie, des règlements à peu près prohibitifs ont frappé, sous prétexte de salubrité, les conserves de viande de Chicago ; dans le New-Hampshire, les compagnies d’assurances du dehors ont été soumises à un tarif maximum, sous peine d’une amende de 200 dollars, chaque fois que le taux de leurs primes dépasserait ce maximum. Enfin, la Ligue protectionniste a trouvé un moyen efficace de faire appliquer dans toute sa rigueur le tarif quasi prohibitif de M. Dingley, c’est de charger son secrétaire général de la haute surveillance des opérations de la douane de New York.
« Le dernier tarif douanier rehausse tous les droits ; c’était un premier mal, lisons-nous dans une correspondance du Journal des Débats. Pour l’aggraver, on a chargé de l’appliquer, à New York, le secrétaire général de la Ligue protectionniste. Sur les ordres de ce nouveau fonctionnaire, les voyageurs rentrant d’Europe ont été soumis aux vexations les plus tyranniques. Pendant ce rude hiver, ils ont dû rester des heures entières sur les quais, ouvrant leurs malles, déballant linge et effets, et attrapant des fluxions de poitrine. Interdit, l’accès des quais aux parents et amis ! Interdits les souhaits de bienvenue ! Les marchandises ont été plus maltraitées encore. Des négociants déclarent que, depuis un an, leurs caisses sont conservées en douane sans qu’ils puissent, soit les retirer, soit en obtenir l’évaluation. Des plants ont été conservés hors saison et ont péri. Des nouveautés requises à dates fixes, à Noël, à Pâques, sont gardées au-delà des délais et ne peuvent plus se vendre. Une enquête vient d’être prescrite par le ministre des Finances. Mais le vérificateur de New York s’en soucie peu. »
Ces excès du protectionnisme triomphant ne sont pas pour nous déplaire. Qui sait s’ils ne provoqueront pas quelque jour une réaction libre-échangiste ! Quand on tond les moutons de trop près, ils finissent par devenir enragés.
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Avant la découverte des mines d’or, les Boers du Transvaal demandaient leurs moyens d’existence à l’agriculture, et, particulièrement, à l’élève du bétail. Ils menaient une vie dure et pénible, mais saine, et on vantait leur honnêteté et leur hospitalité. Depuis que les gisements aurifères, qui comptent parmi les plus riches du globe, ont attiré chez eux le flot des émigrants, leurs mœurs ont changé du tout au tout. Ils sont devenus des politiciens rapaces, et ils égorgent littéralement la poule aux œufs d’or. Les uitlanders, qu’ils pressurent à outrance, viennent d’adresser au gouvernement anglais, investi du protectorat du Transvaal, une pétition renfermant cet éloquent exposé de leurs griefs :
« 1° Ils n’ont pas part au vote des impôts ;
2° Ils n’ont pas voix délibérative pour les salaires des fonctionnaires ;
3° Ils n’ont aucun droit de contrôle sur l’instruction ;
4° Ils n’ont aucune part dans l’administration municipale de leur ville, Johannesburg ;
5° Leurs journaux sont bâillonnés. Si un journaliste offense M. Krüger, il peut être envoyé en prison ou mourir de la fièvre à Pietpotsgeitersrust, ou expulsé sans jugement ;
6° Ils ne peuvent tenir de réunions publiques ;
7° La période de naturalisation a été étendue à douze ans, après qu’ils ont prêté le serment en vertu duquel ils renoncent à leur qualité de sujets anglais ;
8° Ils sont soumis à des jurés qui ne sont pas leurs pairs, mais « les burghers », leurs maîtres ;
9° Ils paient la presque totalité des impôts ;
10° Leurs intérêts sont écrasés par des monopoles. Telle est, par exemple, la concession des eaux gazeuses. Pour protéger les détenteurs de ce monopole, une taxe de 30 centimes par bouteille est imposée à toutes les autres eaux ;
11° Leurs enfants nés dans la République sont sans nationalité ;
12° Il y a une loi qui les prive même du droit de se plaindre ;
13° Le président de la République peut, sans procès, expulser de la République qui bon lui semble ;
14° Des dons et des prêts sont faits aux « burghers » par le président, comme des cadeaux personnels. Ce ne sont point des actes de charité. C’est le paiement du dévouement au président. Un éminent banquier hollandais confirme le fait. Les « burghers » sont liés au statu quo. La monnaie leurs vient des poches des uitlanders ;
15° Le gouvernement prend des bons sur les terres de manière à empêcher qu’elles ne passent aux étrangers, etc. »
Il y a grande apparence que ce système d’exactions sans vergogne finira par ruiner l’industrie des uitlanders et, par un contrecoup inévitable, celle des boers, mais ceux-ci ne subiront pas seulement une ruine matérielle, ils auront perdu les qualités morales qui faisaient leur force et qui leur avaient valu les sympathies du monde civilisé. Si la politique d’exploitation de M. Krüger et de sa bande de politiciens rapaces est nuisible aux Uitlanders, elle l’est certainement bien plus encore aux Boers eux-mêmes.
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Dans la séance publique du 15 avril de l’Académie des sciences morales et politiques, M. Luzzatti a prononcé l’éloge de Gladstone, auquel il a succédé comme membre étranger. Sans dissimuler les variations politiques de l’illustre homme d’État, il a rendu pleine justice à l’économiste, au financier et à l’ami de la paix. Il l’a loué notamment de n’avoir pas cédé aux tentations de la politique fastueuse de l’impérialisme, et d’être resté bourgeoisement et économiquement un « Petit Anglais ».
« Gladstone repoussait le programme impérialisme qui cherche la paix à l’intérieur par les conquêtes extérieures, parce qu’il voulait avant tout fouiller chez lui toutes les couches profondes de la misère et de l’ignorance et rendre plus heureux les Anglais de la Grande-Bretagne. C’était un « Petit-Anglais », selon la nouvelle expression ; mais il va sans dire que les « Petits-Anglais » peuvent être quelquefois comme les derniers de l’Évangile, c’est-à-dire les premiers devant la civilisation. C’est pour cela que, si les Anglais « qui font grand » reconnaissent malgré tout, ses mérites incontestables ; si les autres l’adorent, nous, qui devons le juger avec l’impartialité de l’histoire, nous pouvons l’admirer sans réserve. »
Cependant, M. Luzzatti convient que Gladstone n’était pas un saint et il en donne une raison tout à fait péremptoire : c’est que les saints ne sortent jamais des parlements.
« On a sans doute raison de déclarer, dit-il dans sa spirituelle et originale péroraison, que Gladstone ne fut pas parfait ; seulement on oublie que les saints sortent souvent des taudis, quelquefois des palais royaux, mais jamais des Parlements. Saint Bismarck, saint Thiers, saint Cavour et même saint Gladstone sont des impossibilités politiques et morales ; la destinée de ces hommes est de manier la matière parlementaire, qui souvent, à ce qu’il paraît, n’est pas la chose la plus pure du monde ; et c’est assez s’ils réussissent à y sauver leurs âmes. Gladstone, je le crois fermement, par la candeur et la droiture de son esprit, s’est sauvé mieux que tous les autres premiers ministres auxquels on peut le comparer. Il s’est présenté, lui aussi, devant la miséricorde divine avec le fardeau de ses péchés humains, anglais et ministériels ; mais il a dû être absous par la sincérité de sa croyance en Dieu, par l’horreur des gloires sanglantes, par la défense éloquente des humbles et des opprimés, par ses invectives contre la tyrannie bourbonienne à Naples, par les réparations données aux Irlandais, victimes de séculaires injustices, par sa foi invincible dans le bon côté de la nature humaine.
Plus que tout autre homme politique, il a compris et pratiqué l’idée platonicienne que le beau est la splendeur du vrai et du bien ; et le Dieu de bonté suprême et de suprême beauté a été sûrement indulgent envers ce grand chrétien à l’âme hellénique, qui greffait les roses de l’Hellade sur les épines de la Galilée. Et, s’il n’a pu aspirer à occuper le siège des élus apostoliques, du moins est-il un de ces rares ministres qui se soient un peu rapprochés des saints ! »
Quoique la foi économique de M. Luzzatti ait pu nous paraître quelquefois un peu tiède, nous espérons qu’il méritera, lui aussi, d’être compté parmi les rares ministres qui se sont, à l’exemple de Gladstone, « rapprochés des Saints ».
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Nous recevons le programme d’une « Association pour la liberté économique » qui est en voie de se constituer à Turin. Au nombre de ses promoteurs nous signalerons MM. Michel Angelo Billia, G. Ferrero, et notre collaborateur, E. Giretti, Nous leur souhaitons bonne chance, tout en regrettant que la France laisse aujourd’hui à l’Italie l’initiative de ce réveil du libéralisme économique.
G. DE M.
Paris, 14 mai 1899.
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