Parti à la recherche d’une règle simple pour décider du bienfondé ou des torts des demandes réciproques de plusieurs nations dans leurs différends, l’abbé de Saint-Pierre affirme sa préférence pour une formule aux inspirations religieuses : Ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez point qu’il fît contre vous, si vous étiez à sa place le plus faible et s’il était à la vôtre le plus fort.
Règle pour discerner le droit du tort, le juste de l’injuste entre nation et nation
Par l’abbé de Saint-Pierre
Ouvrages de politique et de morale, 1741, t. XV, p. 1-37.
Je suppose deux voisins chefs de famille qui demeurent sous deux souverainetés différentes, un Français et un Allemand : ils n’ont aucune loi commune, aucun juge commun. Le Français prête son cheval à l’Allemand pour deux jours ; le quatrième jour le Français redemande son cheval ; l’Allemand le refuse.
Tous ceux qui connaissent le fait jugent et disent : le Français a raison, il a droit de redemander son cheval ; sa demande est juste ; la justice est de son côté ; l’Allemand a tort de le refuser ; son refus est très injuste, quoiqu’il allègue qu’il en a encore besoin.
Que l’on demande à tous les hommes du monde si la demande du Français est juste, si le refus de l’Allemand est injuste, nul ne répondra différemment de l’autre, soit Chinois, soit Tartare, soit Japonais, soit Lapon, soit Canadien, soit Anglais, soit Espagnol, surtout si le retardement cause un grand préjudice au prêteur.
Pourquoi des hommes qui jugent si différemment sur tant de sujets différents s’accordent-ils tous à dire : la demande du Français est juste, le refus de l’Allemand est injuste ? Tous les hommes ont donc naturellement l’idée d’une action juste et l’idée d’une action injuste ; cependant il n’y a aucune loi positive qui soit commune entre eux.
Ceux qui connaissent ce refus non seulement le jugent injuste, mais encore le désapprouvent, le blâment ; cette action leur déplaît. L’Allemand a beau dire qu’il a encore à faire de ce cheval pour un jour ; son refus paraîtra toujours injuste, et lui-même reconnaîtrait aisément son injustice, s’il avait à souffrir un pareil refus du Suisse, son autre voisin.
Nous jugeons même tous qu’il doit réparer en partie le tort qu’il a fait au Français en lui retenant son cheval plus de temps qu’il ne lui avait été prêté.
Nous avons donc tous naturellement une idée du droit et du tort d’une action innocente et permise, et d’une action mauvaise et injuste, et cela avant d’avoir aucune idée d’aucune loi, ni d’aucun législateur.
Mais cette idée du juste permis et de l’injuste blâmable, du bienfait louable, de l’action honnête et louable, telle qu’est l’action du Français qui prête son cheval ; cette idée que nous avons tous du louable et du blâmable nous sert de règle pour juger des actions humaines et par conséquent pour juger de différentes parties de notre conduite. Elle nous tient lieu de loi de la part de l’Auteur de la nature, et voilà pourquoi on peut l’appeler loi de la nature, loi naturelle.
Les Carthaginois approuvent leur commandant qui a fait brûler sans raison valable un village qui appartient aux Romains ; les Romains en demandent la réparation, les Carthaginois la refusent, et refusent même sur cela tout arbitrage.
Pourquoi jugeons-nous tous d’une voix unanime que la demande des Romains est juste et que le refus des Carthaginois est injuste ? Ce n’est pas qu’il y ait aucune loi ni coutume écrite qui soit commune entre eux, ni qu’ils aient contrevenu à cette loi ou à leur promesse, ni qu’ils aient un législateur visible auquel ils soient obligés d’obéir ; mais c’est qu’ils ont tous une opinion, une maxime, qu’il ne faut pas faire contre un autre ce qu’on ne voudrait pas qu’il fît contre nous, sous peine d’être regardés comme des voisins injustes et haïssables.
Il est vrai que les Romains n’ont point de juges pour ordonner aux Carthaginois d’en faire la réparation, ni de juges suffisamment puissants et suffisamment intéressés à faire rendre justice aux Romains par les Carthaginois. Il peut même arriver qu’entre deux souverains celui qui est inférieur en forces, et même vaincu, ait tout le droit de son côté, tandis que le victorieux supérieur en force aura tout le tort du sien ; car le droit ne dépend ni de la supériorité de force, ni du succès des armes ; il n’y a personne qui ne sente naturellement cette vérité. Il n’y a nul homme sur la terre faisant usage de sa raison qui ne distingue fort ces deux choses : supérieur en force et supérieur en bon droit.
De là il suit que le souverain qui a reçu du souverain son voisin une offense, une injure, un dommage, est en droit d’en demander réparation ou dédommagement au souverain offenseur ; il peut aussi pardonner à l’offenseur et lui remettre la réparation qui lui est due, ce qui est une honnêteté, un bienfait, une action louable ; il serait alors plus que juste, mais il peut aussi s’en tenir à la justice exacte et demander en entier tout ce qui lui appartient.
Mais de quelle règle le souverain offensé tire-t-il le droit qu’il a de se plaindre et le droit de sa demande ? Car pour fonder un droit, il faut ou une règle ou une loi connue.
La voici en forme de commandement de la part de l’Auteur de la nature et du Souverain des souverains :
Ne faites point CONTRE un autre ce que vous ne voudriez point qu’il fît CONTRE vous, si vous étiez à sa place le plus faible et s’il était à la vôtre le plus fort.
Et réparez le dommage que vous lui avez causé comme vous voudriez qu’il réparât celui qu’il vous aurait causé.
Cette première règle de voisinage qu’il faut observer sous peine d’être regardé comme injuste, comme mauvais voisin, est elle-même la première maxime de notre plus grand intérêt : elle est le fondement de toute société, puisque si chacun voulait faire du mal à son associé, il n’y aurait plus de société, nous nous trouverions toujours tous environnés d’ennemis ; or n’avons-nous pas tous grand intérêt de conserver notre vie et nos biens et de ne point souffrir de maux ? N’avons-nous pas tous grand intérêt que cette loi naturelle soit exactement observée de tous ceux avec qui nous avons à vivre, et n’est-ce pas à nous à leur en donner toujours l’exemple ?
Intérêt de la conservation de la vie, intérêt de la conservation et de l’augmentation de toutes sortes de biens, intérêt de la cessation ou de la diminution de toutes sortes de maux.
De sorte que cette première règle de société fondée sur l’intérêt mutuel est le fondement de tout droit naturel, du droit entre souverain et souverain, entre nation et nation que d’autres appellent droit des gens, et que quelques-uns appellent mal à propos droit public, comme si le droit ecclésiastique, le droit français, le droit romain n’était pas aussi un droit public pour tous ceux qui y sont assujettis.
Cette première règle naturelle connue de tous les hommes qui font usage de leur raison est non seulement l’origine du droit entre souverain et souverain, entre nation et nation ; mais elle est encore le fondement de toutes les lois de police et de jurisprudence des différentes souverainetés.
Ainsi on peut dire que l’origine du droit entre souverain et souverain, c’est cette première loi non écrite, cette première maxime de prudence qui est conforme à l’intérêt mutuel des hommes ; c’est que l’homme le plus puissant, le plus fort, qui abuse de la supériorité de sa force et de sa puissance contre cette première loi, n’est pas réellement plus fort lui seul que tous les autres ensemble et ne conserve pas même toujours cette supériorité de force ni contre les mêmes hommes ni contre leur postérité.
Le plus faible opprimé peut même devenir un jour supérieur en ruses et armer d’autres opprimés pour le tuer ; il tombe lui-même dans l’affaiblissement avec l’âge ; il voit alors, mais trop tard, qu’il eût été de sa prudence d’avoir toujours été juste.
Tibère, Néron et tant d’autres tyrans ont-ils toujours été les plus forts ? N’ont-ils pas péri misérablement par de plus faibles, animés par ces mêmes injustices dont ils leur avaient donné l’exemple ?
Abstine a malo : ne faites mal à personne, ne faites point d’injustice de peur de déplaire à l’Être souverainement juste, et de peur d’en être puni non seulement dans cette première vie, mais sûrement dans la seconde vie.
Ainsi pour ne point faire de tort, rendez tout ce que vous devez, biens, services, complaisances, politesses que vous avez reçues ; vous pouvez de votre côté demander tout ce qui vous est dû, mais ne demandez rien de plus.
Voilà le commandement de la justice naturelle. Mais comme nous avons une seconde vie heureuse à attendre, il faut la mériter par la bienfaisance que nous conseille l’Auteur de la religion raisonnable et véritable, ou de la raison universelle et religieuse ; ainsi, quand vous n’auriez pas le secours de la Révélation, votre raison seule, votre prudence, votre intérêt vous suffirait pour vous conduire non seulement avec équité, mais encore avec la bienfaisance, comme nous allons l’expliquer.
Règle pour discerner la justice de la bienfaisance, que d’autres appellent charité bienfaisante
Outre la règle naturelle négative non écrite qui nous est si avantageuse pour diminuer nos malheurs, nous en connaissons encore naturellement une autre qui est positive et très propre pour augmenter mutuellement nos biens en cette première vie, et pour nous assurer une seconde vie incomparablement plus heureuse, c’est faites du bien, fac bonum.
La voici en forme de loi et de conseil
Faites POUR les autres ce que vous voudriez qu’ils fissent pour vous, si vous étiez à leur place et s’ils étaient à la vôtre, et le tout pour plaire à l’Être souverainement bienfaisant et pour en obtenir le paradis dans la seconde vie.
Telle est la loi positive de la raison religieuse ou de la religion raisonnable et universelle : elle comprend même la première règle qui est négative ; car si l’on est obligé de faire du bien à tout le monde selon son pouvoir, on est par conséquent encore plus obligé de ne faire aucun mal à personne.
Le caractère de la bienfaisance est de rendre non seulement tout ce que l’on doit, mais de rendre encore plus que l’on ne doit, biens, services, soins, politesses, complaisances, et de n’exiger pas tout ce qui nous est dû.
La patience, l’indulgence, le pardon des offenses, ce sont les principales parties de la bienfaisance, et c’est à la bienfaisance religieuse que l’Être souverainement bienfaisant a sagement attaché les grandes récompenses de la vie future. Ainsi notre grand intérêt, c’est d’être bienfaisant, et c’est par ce grand intérêt que nous sommes véritablement obligés à pratiquer la bienfaisance.
Ces deux lois sont des règles de conduite non seulement pour chaque particulier, mais encore pour chaque souverain.
Il est dû obéissance au magistrat, au roi, mais le roi et le magistrat doivent de leur côté aux autres hommes justice, protection, règlements utiles.
Si les hommes veulent être justes, il faut qu’ils rendent ce qu’ils doivent, et s’ils veulent être bienfaiteurs, il faut qu’ils soient plus que justes envers leurs inférieurs, envers leurs pareils et envers leurs supérieurs et qu’ainsi ils n’exigent pas tout ce qui leur est dû, et qu’ils fassent pour les autres plus qu’ils ne leur doivent.
Dans la pratique parfaite de ces deux règles, de ces deux vertus, justice et bienfaisance, consiste non seulement toute la perfection des mœurs de particulier à particulier, de sujet à l’égard du souverain, mais encore toute la perfection du bon gouvernement du souverain à l’égard de ses sujets, toute la perfection de la conduite de nation à nation, de souverain à souverain.
Le procédé d’un souverain à l’égard de son voisin ne peut être blâmable qu’autant qu’il s’éloigne de la règle de la justice, et il est juste qu’il tienne sa promesse ; car le droit que donne la promesse est fondé lui-même sur cette première loi : Ne faites point contre un autre plus faible que vous ce que vous ne voudriez pas qu’un autre plus fort que vous fît contrevous ; or voudriez-vous qu’il manquât à sa promesse ?
À l’égard de ce qui est louable dans le procédé de souverain à souverain, tout dérive de la règle de bienfaisance : Faites pour votre voisin ce que vous voudriez qu’il fît pour vous en pareil cas, et ces deux lois sont elles-mêmes, à tout peser, fondées sur le plus grand intérêt mutuel de ces deux souverains.
CONSÉQUENCE I
De là il suit que si le souverain qui a reçu une offense, un dommage, est en droit de se plaindre et de demander un dédommagement, l’offenseur a tort de refuser le dédommagement ; ce refus est une action injuste.
C’est que refuser à un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il vous refusât s’il était à votre place de plus puissant, et si vous étiez à la sienne de moins puissant, c’est être injuste, c’est aller contre la première règle du juste, en un mot contre la loi naturelle que nous avons reçue de l’Auteur de la nature : Ne faites point contre un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît contre vous en pareil cas.
CONSÉQUENCE II
De là il suit qu’un souverain qui n’exécute point sa promesse est injuste. Il contrevient à la première loi :Ne faites point contre un autre, etc.Car voudrait-il qu’un voisin plus puissant lui manquât de parole ? Il pourra peut-être par la supériorité de ses forces se dispenser de tenir sa promesse : il sera plus fort, mais il n’en sera pas moins injuste, moins digne d’être blâmé de tout le monde et puni comme injuste par le juste juge tout-puissant.
CONSÉQUENCE III
De là il suit que vous plus puissant, qui refusez l’arbitrage, qui voulez être seul juge dans votre propre cause et qui ne voulez décider votre contestation que par la supériorité de force, vous êtes évidemment injuste ; c’est que vous contrevenez évidemment à la première loi de justice qui dit : Ne faites point CONTRE un autre ce que vous ne voudriez pas qu’il fît CONTRE vous s’il était de beaucoup le plus puissant. Car enfin si le souverain votre voisin était à votre place, c’est-à-dire dans la grande supériorité de puissance, et vous à la sienne, c’est-à-dire beaucoup moins puissant que lui, voudriez-vous qu’il refusât tout arbitrage ? Voudriez-vous qu’il se fît seul juge dans sa propre cause et que la seule supériorité de force décidât de la justice et du bon droit des parties ?
CONSÉQUENCE IV
De là il suit que le souverain qui contrevient aux droits de liberté et de sûreté, qui sont en usage à l’égard des ambassadeurs d’un autre souverain, est injuste, parce qu’il agit contre la première loi qui nous est dictée par l’Auteur de la nature : Ne faites point contre un autre, etc. Car voudrait-il que ses voisins contrevinssent à ces usages à l’égard de ses propres ambassadeurs ?
Observation
Quelques particuliers ont fait des mémoires sur les traitements des ambassadeurs ; ce sont des conséquences de la première loi de l’équité naturelle et de l’intérêt mutuel des souverains ; mais comme plusieurs de ces conséquences ne paraissent pas toujours assez liées au principe, il serait à souhaiter que les princes eux-mêmes convinssent de ces règles et de ces protocoles pour beaucoup de cas particuliers qui regardent leurs ambassadeurs ; c’est que tous ne voient pas également ce qui suit et ce qui ne suit pas de la première loi, ni même de l’intérêt mutuel des souverains ; or les souverains par plusieurs articles pourraient ainsi convenir et décider plusieurs cas douteux qui peuvent arriver.
Ces règles de convention pourraient s’étendre à tous les principaux articles de ce que l’on peut appeler droit des gens, droit entre nation et nation, et prévenir ainsi beaucoup de sujets de mécontentement entre voisins, parce qu’ils ne mettraient plus en doute aucun des cas qui seraient décidés par ces conventions imprimées.
Qu’on me propose tous les articles que l’on croit être de droit entre souverain et souverain : s’ils sont justes et raisonnables, ils seront tous des conséquences de la première règle de justice ou de la seconde règle qui est la règle de bienfaisance, et toutes deux des conséquences de l’intérêt mutuel bien entendu et démontré par la raison universelle.
Bonheur de ceux qui ont des juges
Là où il n’y a point de juges des différends, là il n’y a ni société durable, ni bonheur durable, mais tous les malheurs qui naissent de la violence et de la guerre.
Les citoyens d’une même société, qui ont ensemble une contestation, ont le bonheur d’avoir des juges, des arbitres délégués par le souverain, lesquels sont incomparablement plus puissants que chacun de ces contestants ; ces juges empêchent l’offensé, qui aurait la supériorité de force, de tenter la voie des armes et de la violence pour se faire justice, voie qui coûte beaucoup plus que ne vaut la contestation ou la réparation demandée. Le plus fort même met quelquefois au hasard par la voie des armes non seulement ce qui est en contestation, mais encore le reste de ses biens et même sa vie.
Les juges d’un État décident entre deux citoyens de quel côté est le droit, et avec la grande supériorité des forces de l’État dont ils disposent, ils font exécuter leur décision et la font exécuter pour toujours, et sauvent ainsi aux deux contestants leurs biens et les garantissent des dépenses, des inquiétudes et de tous les malheurs des violences de la guerre.
Au lieu que deux souverains contestants d’Europe, faute de convenir d’un arbitrage perpétuel européen composé des quinze ou vingt plus puissants de l’Europe, et tous ensemble dix fois plus puissants qu’aucun des contestants, et qui puissent être tour à tour présidents et juges des contestations les uns des autres, ne peuvent jamais terminer une contestation sans frais et pour toujours, et se trouvent par conséquent dans la malheureuse nécessité de chercher une décision de peu de durée de leur contestation dans la voie ruineuse d’une guerre qui peut bien avoir des trêves, mais qui réellement ne décide rien pour toujours, parce que la guerre, faute d’arbitrage perpétuel de beaucoup supérieur en forces, peut toujours recommencer et recommence en effet tous les jours devant nos yeux tantôt entre deux, tantôt entre la plupart des souverains d’Europe.
Ainsi l’on voit que le droit qui n’est point décidé par des arbitres incomparablement plus puissants que les parties contestantes, ni soutenu par la grande supériorité de force de ces arbitres, peut bien être un droit réel pour un des contestants, mais c’est un droit inutile pour le souverain qui n’a que la justice de son côté, tandis que la supériorité de puissance n’est pas, pour ainsi dire, au service de la justice, c’est-à-dire tant que les contestants ne seront point en arbitrage permanent devant des arbitres toujours suffisamment supérieurs en forces et toujours suffisamment intéressés à l’exécution de leur jugement.
Un Athénien remerciait Solon de ce qu’il avait donné des lois justes et avantageuses à ses compatriotes : Si je dois être remercié,lui dit Solon, ce n’est pas tant de leur avoir donné des lois justes que d’avoiruni pour jamais la supériorité de force avec la justice.
Or voilà l’effet de la police ou de la raison humaine qui, pour faire durer une société avec souveraineté, y a établi un arbitrage perpétuel. Les arbitres désintéressés découvrent facilement de quel côté est la justice, et la font observer sans frais par le contestant condamné à cause de la grande autorité que leur donne toujours la grande supériorité de force.
La raison humaine est déjà parvenue à établir une police dans une nation : chacun y possède toujours tranquillement ce qu’il y possède, et ce dont il a été mis en possession par les juges de cette nation, au lieu que dans l’état d’impolice où sont encore entre elles les nations et les souverains d’Europe entre eux, chacun voulant être seul juge dans sa propre cause, il arrive que, faute de convention, d’arbitres perpétuels, ils sont tous forcés de chercher une décision de peu de durée de leurs différends dans la voie de la guerre ; or celui qui a le droit l’a inutilement s’il ne veut tout risquer par cette voie, dépenser beaucoup plus que ne vaut la chose contestée, et n’avoir même jamais sûreté de posséder toujours et tranquillement ce qu’il aura une fois conquis par la force.
Autre utilité de la règle de justice
Cette première loi est la source et l’origine de tous les devoirs de la vie ; car enfin quiconque ne rend pas à un autre ce qu’il lui doit de services, de politesses, de déférences, d’obéissances, de bienfaisances, de prévenances, de biens, de bons offices, etc., celui-là est un ingrat ; il contrevient à la première loi : Ne faites point contre un autre, il contrevient à son propre intérêt ; car voudrait-il que ceux qui lui doivent ou services, ou biens, ou obéissances, ou bons offices, etc., ne lui rendissent point tout ce qu’ils lui doivent ? Voudrait-il qu’ils ne s’acquittassent jamais de toutes leurs espèces de dettes ou de devoirs ? La reconnaissance n’est-elle pas une partie de la justice ?
Il n’y a personne qui ne convienne que si tous les hommes d’une société étaient justes et bienfaisants, tous les citoyens n’en fussent incomparablement plus heureux ; pourquoi donc, de ce nombre prodigieux de ceux qui en conviennent, y en a-t-il si peu qui soient justes et bienfaisants ?
C’est qu’ils en conviennent dans des intervalles de raison, intervalles courts, mais ils ne s’en souviennent plus dans les intervalles de la maladie de l’âme nommée colère causée par une ambition, par une avarice injuste, par un amour injuste ; or ces intervalles sont quelquefois longs, surtout dans la jeunesse, dans lesquels les sentiments ou de plaisir ou de douleur sont si vifs qu’ils ne permettent pas à l’âme de consulter la raison, qui prévoirait aisément la fin prochaine des plaisirs injustes, et la longue durée des déplaisirs dont ils sont suivis.
Mais la police générale des souverains peut suppléer à ce qui manque souvent de raison dans la colère à quelques souverains particuliers, comme la police particulière d’un État supplée à ce qui manque souvent de raison dans la colère à plusieurs sujets de cet État.
Autre utilité de cette règle admirable
Si à la règle de la justice vous ajoutez que le souverain doit toujours viser dans ses règlements à la plus grande utilité du plus grand public, c’est-à-dire du grand nombre de personnes, vous aurez tous les fondements de toutes les lois de jurisprudence et de police de chaque État.
Éclaircissements
Que l’on jette les yeux sur nos recueils de lois, on verra qu’elles tendent toutes ou à faire rendre justice entre particuliers, ou à leur procurer quelque bien, ou à les garantir de quelque mal.
On fait rendre justice au public par chaque particulier par la crainte des peines imposées par les lois pénales de police.
On trouvera toujours que toutes les lois ou de police ou de jurisprudence dérivent des deux lois générales de justice et de bienfaisance comme de leurs sources ; car si l’on y prend bien garde, la loi qui est donnée au législateur lui-même : faites vos règlements pour la plus grande utilité publique et pour garantir plus d’hommes de plus de maux, et pour leur procurer plus de biens et plus durables, cette loi, dis-je, n’est-elle pas l’exécution de la loi de la bienfaisance, qui demande au législateur lui-même de faire pour chacun de ses sujets ce qu’il voudrait que l’on fît pour lui-même s’il était sujet ?
Il y a souvent, dans les lois particulières des États, des cas d’exception que le législateur n’a point prévus, lesquels s’il avait prévus, il les aurait exceptés expressément ; cependant, à suivre la lettre de la loi qui ne fait point cette exception, celui qui soutient la non-exception gagne sa cause en Angleterre au tribunal de justice, mais s’il est ensuite appelé au tribunal d’équité, devant le chancelier d’Angleterre et le Conseil, il la perd souvent, parce que ce tribunal a le pouvoir de suppléer certaines exceptions équitables aux lois générales qui n’ont pas excepté certains cas dans leurs décisions générales.
Il serait à souhaiter qu’il y eût en France et dans les autres États un pareil tribunal qui devrait être, ce me semble, composé des membres du bureau perpétuel législatif qui devrait être établi, qui devrait durer toujours parmi les autres nations comme parmi nous. J’en ai dit les raisons ailleurs.
Un commissaire de la législature qui a toujours ces deux règles présentes à l’esprit est bien plus sûr de voir d’un côté quel est l’esprit, le but de la loi, c’est-à-dire la plus grande utilité publique, et par conséquent quelles exceptions elle doit faire à telle loi générale.
Un simple juge, qui sait se mettre tour à tour à la place de chacun des deux plaideurs et qui fait un usage fréquent de ces deux règles, voit bientôt, même dans les affaires fort douteuses, de quel côté est le juste, et par conséquent de quel côté est l’injuste ; il voit bientôt lequel des deux droits il aimerait mieux soutenir ; mais il est vrai qu’il faut avoir acquis de ce côté-là une grande habitude à cette sorte d’exercice de changer de place tour à tour, et de se mettre à diverses fois bien ferme à la place de chacune des parties contestantes pour juger avec plus de sûreté lequel des deux droits le juge choisirait s’il avait à choisir.
C’est pourtant la seule méthode dont un excellent juge des particuliers puisse se servir dans les cas douteux ; ce n’est que par cette méthode qu’il peut avec quelque sûreté partager, comme on dit, le différend tantôt par moitié, tantôt en donnant à l’un d’eux plus de la moitié selon le plus ou moins de preuves et de probabilité de preuves.
Droit de faire la guerre
Revenons à examiner ce que peut faire avec justice par la voie de la guerre un souverain contre un souverain, la république romaine contre la république de Carthage, pour se dédommager par exemple du tort qu’elle a reçu de Carthage.
Supposons que Carthage refuse le dédommagement d’un village brûlé en Sicile par ordre d’un commandant carthaginois qui fait perdre à cent familles romaines vingt ou trente mille livres de rente.
Tout le monde convient que Rome, juge et partie dans ce tort évident que lui cause Carthage, peut user de force et s’emparer d’une petite ville qui paie au Trésor public de Carthage vingt ou trente mille livres de rente, et distribuer cette somme aux familles du village brûlé par la violence des Carthaginois, par la prise de la petite ville carthaginoise ; l’affaire pourrait demeurer terminée avec justice par la réparation du tort, mais Carthage n’est pas juste et se croit beaucoup plus puissante que Rome ; ainsi elle se détermine à la guerre.
D’un côté Carthage ne connaît pas son tort et ne convient pas de devoir le réparer, et de l’autre elle se croit supérieure en force ; elle espère même beaucoup gagner à prendre la voie de la guerre par les grandes conquêtes qu’elle espère faire malgré les grands hasards des batailles.
Cette guerre est injuste de la part des Carthaginois : 1° puisqu’ils devaient offrir de réparer, et réparer le tort ; 2° parce que les Romains ne leur ont rien pris au-delà de ce qu’il fallait pour la réparation du tort causé aux cent familles romaines ; 3° les Carthaginois ont refusé de mettre leur contestation en arbitrage au jugement des souverains leurs voisins réciproques.
Il est permis à chacun de défendre ses biens et sa vie. Les Romains menacés de la guerre par les Carthaginois se mettent sur la défensive et font une nouvelle dépense pour lever de nouvelles troupes, pour fortifier de nouvelles places et faire de nouveaux magasins. Voilà un nouveau tort que les Carthaginois par leurs préparatifs de guerre causent aux Romains.
Les Carthaginois commencent la guerre pour reprendre la ville qu’ils ont perdue, faute par eux d’avoir voulu réparer le tort qu’ils avaient causé à quelques familles romaines.
Car je suppose que les Romains leur aient fait demander cette réparation et leur aient offert de convenir d’arbitres, soit pour la décision sur la réparation, soit pour l’estimation de la réparation, et qu’ils aient tout refusé aux Romains qui ont pris le parti de s’emparer par artifice de la ville qui fait partie du territoire de Carthage.
Ici commence le droit qu’ont les Romains de repousser la force par la force, la violence par la violence, le droit d’user de représailles, de combattre et de vaincre Carthage par supériorité de force, en la forçant à faire quelque traité pour perdre quelque chose et de perdre encore davantage la campagne suivante, et de peur d’avoir encore à dédommager les Romains des frais des campagnes suivantes ; car moins il y a de morts, de pillages, d’incendies chez les Romains, moins ils ont de dédommagements à demander aux Carthaginois soit en terre, soit en argent.
Les Romains, pour n’avoir nul tort, ne doivent donc jamais avoir que des dédommagements à demander aux Carthaginois et il n’y a jamais rien à estimer entre eux et les Carthaginois que les premiers, les seconds et les autres dommages que les Romains ont soufferts par les Carthaginois en plusieurs campagnes, sans que les Romains soient obligés de compenser pour ces dédommagements ni les dépenses des Carthaginois ni les dommages qu’ils se sont attirés de la part des Romains pour n’avoir pas voulu payer les premiers dédommagements qu’ils devaient aux Romains, pour avoir approuvé leur commandant qui a fait brûler le village romain dont les habitants voulaient se continuer la jouissance d’un pâturage qu’ils possédaient d’ancienneté et malgré quelques Carthaginois qui voulaient s’attribuer partie de ce pâturage.
Les Romains ont donc dans cette hypothèse un droit de guerre contre les Carthaginois pour le village brûlé, au lieu que les Carthaginois n’ont point de droit de guerre contre les Romains, tandis que les Romains ne demandent que la justice et des dédommagements légitimes.
Il est vrai que les Romains, en comparant la perte de ce village aux grandes dépenses que leur cause la guerre pour obtenir justice, auraient peut-être fait plus sagement, pour éviter la première guerre contre Carthage, de taxer le public romain pour dédommager eux-mêmes ces cent familles romaines brûlées ; car entre deux maux, entre deux pertes, il est sage d’éviter la plus grande ; mais de peur d’inviter les Carthaginois à de pareils procédés injustes, ils ont préféré la voie de la guerre, voie terrible qui pensa les ruiner.
Ce qui eût été encore plus sage, c’eût été de différer au moins à déclarer la guerre par des voies de fait, jusqu’à ce que les Carthaginois eussent causé aux Romains de plus grands dommages que ce village brûlé.
De là il suit que si Annibal eût détruit Rome, comme il ne s’en fallût guère, il serait arrivé que les Romains eussent pris le mauvais parti de commencer la guerre pour un village brûlé, et qu’ainsi il est prudent assez souvent de ne pas demander une réparation, de peur de s’attirer un plus grand malheur.
De là il suit qu’avant que de commencer la guerre, il faut non seulement consulter la justice la plus sévère, mais encore la plus grande utilité de l’État.
Conséquences
De là il suit que par le seul précepte ne faites point contre un autre, etc., on peut juger avec certitude de ce qu’il y a de juste ou d’injuste dans la guerre entre deux nations.
De là il suit que comme le succès des guerres est très incertain, surtout quand les combattants ont des forces à peu près égales, égalité en art militaire, en officiers, en troupes, en gouvernement politique, hasard pour hasard, hasard du jugement des juges comparé au hasard des combats, lorsque le hasard des juges ne coûte rien ou presque rien et lorsque le hasard des combats coûte grand nombre d’hommes et des dépenses immenses, il est évident qu’il vaut encore mieux terminer la contestation et la perdre par la voie de l’arbitrage que par la voie de la guerre.
C’est que par la voie de la guerre, le perdant perd non seulement ses frais immenses, mais encore les frais immenses de la partie victorieuse, au lieu que par la voie de l’arbitrage, il ne perd que la chose contestée. Or ne vaut-il pas beaucoup mieux perdre dix que de perdre mille ?
Et cela se ferait toujours ainsi par l’arbitrage si la colère, cette maladie si dangereuse de l’âme, n’empêchait pas les parties contestantes de voir et de peser leurs vrais intérêts, combien ils vont faire de dépenses et combien ils peuvent perdre au-delà de la chose contestée.
De là il suit que celui qui ayant fait des promesses par un traité et qui refuse de les exécuter est injuste et contrevient à la loi fondamentale, puisqu’il fait contre un autre ce qu’il ne voudrait pas qu’un autre fît contre lui.
À l’égard de la propriété d’une chose, il peut y avoir de la contestation, et le droit peut être ou également ou inégalement douteux pour les deux parties ; s’il est également douteux, alors le partage doit être fait également ; si inégalement douteux, le partage doit être fait inégal, mais à proportion du plus de vraisemblance de droit qui est plus d’un côté que de l’autre.
Ces principes du juste et de l’injuste, du plus ou du moins honnête ou bienfaisant, du plus ou du moins utile au bonheur des hommes étant supposés comme des principes communs à tout le genre humain, on peut éclaircir toutes les questions de droit entre souverain et souverain au point que l’on voie clairement de quel côté est le droit, de quel côté est le tort, de quel côté est le plus grand droit, de quel côté est le plus honnête, le plus prudent, le plus utile au public.
C’est avec ces règles que chaque particulier aura droit de décider des bons ou des mauvais procédés des nations entre elles, des souverains entre eux, et de ce qu’il y a de louable, d’estimable dans le procédé des uns, et de ce qu’il y a de méprisable, de haïssable et d’exécrable dans le procédé des hommes cruels et injustes.
Il est juste, il est raisonnable que le législateur dans ses règlements vise toujours à la plus grande utilité publique ; c’est qu’il est juste et raisonnable qu’il fasse toujours pour ses sujets tout ce qu’il voudrait qu’un législateur fît pour lui, s’il était du nombre de ses sujets.
De là il suit que de deux maux dont il ne peut garantir ses sujets que d’un seul, il est juste qu’il choisisse de garantir du plus grand, du plus durable et qui regarde le plus grand nombre de personnes, et de même entre deux biens dont il ne peut leur procurer qu’un des deux ; mais ceci regarde le devoir du souverain envers ses sujets.
Les souverains ont aussi des négociations ou des échanges à faire entre eux pour la plus grande utilité réciproque de leurs sujets, mais c’est un autre sujet qui ne regarde ni le juste ni l’injuste, mais seulement le plus utile.
Il me reste à faire l’application de ces règles de l’injuste dans les événements passés comme a fait le fameux Grotius. Le lecteur sera plus en état de les appliquer un jour avec plus de facilité aux événements futurs, ce qui peut être utile et aux juges et aux négociateurs.
Observation
Reste à faire l’application de ces règles de prudence de justice et de bienfaisance, sur les procédés entre souverains et souverains, entre nations et nations, tirés de Grotius et de Pufendorf.
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