Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la spéculation financière prend des proportions inédites en France, et les scandales retentissent dans la presse et jusque dans les romans. Pour Paul Leroy-Beaulieu (1877), la spéculation est une opération commerciale qui n’est pas sans utilité économique, et qu’il ne faut pas rejeter arbitrairement. La sagesse dira que les investisseurs malhabiles doivent se méfier ; la morale condamnera certaines pratiques peu estimables, quoique licites ; et enfin la loi laissera faire, sauf à interdire de vraies fraudes.
Paul Leroy-Beaulieu, « De l’utilité et de la légalité des spéculations de bourse », L’Économiste français, 8 septembre 1877 ; deuxième partie, 15 septembre 1877.
De l’utilité et de la légalité des spéculations de bourse
En aucun temps, les opérations de bourse n’ont été plus décriées et plus universellement pratiquées qu’aujourd’hui. Chaque bourgeois, grand ou petit, économe ou prodigue,veut faire le financier. La bourse est un foyer où accourent témérairement une foule de papillons qui s’y brûlent les ailes. Rien n’est fréquent comme les subits changements de fortune, et surtout, comme les ruines individuelles ; car, quoique, en bonne arithmétique, les gains à la bourse doivent équivaloir aux pertes, on rencontre de par le monde beaucoup plus de gens qui ont à se plaindre de la bourse que d’autres qui aient à s’en féliciter. Cela vient de deux causes : c’est que les joueurs de profession dépensent avec allégresse et rapidité la meilleure partie des profits qu’ils réalisent, de sorte que quelques bonnes liquidations ne les enrichissent pas, tandis que quelques mauvaises les ruinent ; la seconde cause du même phénomène, c’est que les bénéfices de bourse se répartissent d’ordinaire entre un moins grand nombre de mains que les pertes ; ils vont à quelques habiles, à quelques hommes d’expérience et souvent de peu de scrupule, tandis que les pertes frappent une multitude avide d’ignorants et de naïfs, qui ignorent jusqu’à la nature des combinaisons auxquelles ils se laissent entraîner.
Cette passion générale de spéculer sans connaissance et sans réflexion est assurément fort critiquable. Le moraliste ne peut que la blâmer et exhorter les capitalistes, grands ou petits, au calme, à la sobriété, à la patience, à l’épargne, toutes qualités qui seules sont mères et gardiennes de la fortune. Mais si les opérations de bourse ruinent trop souvent les ignorants pour engraisser de leur substance les financiers opulents et madrés, s’en suit-il qu’en elles-mêmes ces opérations soient nuisibles à la société, qu’elles doivent être interdites, ou que du moins la loi ne saurait leur accorder sa sanction et veiller à l’exécution des engagements qu’elles comportent ? Cette prohibition légale des opérations de bourse est la solution austère que les auteurs de notre Code civil ont adoptée ; c’est du moins le système auquel s’est rangée la jurisprudence de plusieurs pays, en assimilant aux dettes de jeu les dettes provenant d’opérations de bourse autres que celles qui sont faites au comptant.
Cette solution est-elle bonne ? Nous la croyons, quant à nous, mauvaise ; nous voyons d’ailleurs avec plaisir que, depuis un certain nombre d’années, il y a un mouvement de réaction contre la rigueur de la doctrine qui refuse à la plupart des opérations de bourse tout caractère de contrat légal. Un livre, qui vient de paraître, qui est plein d’intérêt, et qui a pour auteur M. Éd. Badon-Pascal, contient sur ce sujet de très instructifs renseignements[1]. Avant de suivre M. Badon-Pascal dans l’étude de la jurisprudence récente, nous allons nous demander en quoi les opérations de bourse peuvent être utiles ; car si elles ont pour la société en général un caractère d’utilité, il est bien clair qu’on ne saurait leur contester la légitimité.
On assimile aux dettes de jeu les dettes provenant d’opérations de bourse ; rien cependant n’est plus différent. Le jeu proprement dit est le domaine du hasard ; c’est, en outre, une pure distraction, un amusement dont il ne saurait sortir aucun bien pour la société. Quand deux personnes jouent aux cartes, que l’une perd et que l’autre gagne quelques milliers de francs ou quelques dizaines de mille francs, il n’y a là qu’un déplacement de fortune, et ce déplacement est nuisible à la société, parce que le gagnant a une tendance à gaspiller en folles dépenses une partie du gain. Il y en outre, un mauvais exemple pour tout le monde, celui d’une fortune due absolument au hasard, sans que l’intelligence ou l’épargne y aient en rien contribué.Enfin, on peut dire que le jeu proprement dit, le jeu de cartes surtout, a la propriété de troubler la tête du joueur, de lui enlever la réflexion et de lui faire prendre, des engagements que, dans un autre moment, il n’eût pas pris ; on peut ainsi soutenir que sa volonté n’est pas entière, que le jeu est comme une ivresse et que le plein consentement, nécessaire à la validité de tous les contrats, manque aux obligations contractées par le joueur.
Les mêmes caractères ne se rencontrent pas le moins du monde dans les opérations de bourse. En elles-mêmes ces opérations ont un but fort sérieux ; elles ne sont pas un pur amusement ; elles constituent un acte commercial très nettement déterminé, puisque c’est un achat ou une vente. Acheter des valeurs, vendre des valeurs, cela est exactement la même chose que d’acheter ou de vendre toute autre espèce de marchandises. Il ya un intérêt social à ce que toute denrée puisse facilement passer de main en main ; plus une marchandise est négociable, plus on s’applique à la produire. Il est utile à un État et à une société que le marché des capitaux y soit actif, parce que c’est un stimulant même à la production des capitaux et à leur bon emploi. Entraver les actes de vente et les actes d’achat est donc une folie. Si la terre, en France, est médiocrement cultivée, cela tient en partie à ce qu’elle n’est pas facilement négociable. à ce que le propriétaire n’est pas sûr de retrouver aisément en la vendant la représentation de la plus-value qu’il lui donne. Si telle grande ville, comme Paris, est mieux approvisionnée que telle bourgade, la raison en est que les transactions sont beaucoup plus actives dans la capitale, que les marchandises n’y chôment pas et qu’elles ont beaucoup plus de chances d’y trouver preneur que dans une ville de moindre importance. Ainsi tout ce qui peut contribuer à l’extension d’un marché, tout ce qui rend la circulation plus prompte, est un bien économique et social.
Les opérations de bourse diffèrent donc d’abord du jeu pur et simple, des jeux de cartes par exemple, en ce que les premières ont par elles-mêmes un caractère éminemment sérieux, tandis que les autres sont évidemment de pures distractions. Le jeu, disions-nous en outre, est le domaine du hasard. Les opérations de bourse, au contraire, mettent en action plusieurs des principales facultés de l’intelligence humaine : l’esprit d’entreprise, la sagacité, la prévoyance. Tel capitaliste, assis au coin de son feu, en apparence le plus inactif des hommes, peut être en réalité un des plus utiles agents du progrès dans son pays. Il suffit qu’il applique son intelligence à étudier les entreprises qui ont de l’avenir, qui sont utiles et que le vulgaire dédaigne, et qu’il consacre ensuite ses capitaux au soutien de ces entreprises.Il peut remplir ce rôle éminemment bienfaisant sans sortir de son salon, sans aucun mouvement physique, sans que le public connaisse son nom ; il faut seulement qu’il fournisse des capitaux, en prenant des actions ou des obligations de ces sociétés injustement négligées. Le vrai rôle du spéculateur, c’est de voir plus loin et mieux que le vulgaire ; c’est, quelques mois ou quelques années à l’avance, de prévoir le sort prospère d’une entreprise, ou bien, au contraire de deviner que le public s’en exagère la portée et les bénéfices probables. Le spéculateur, tel qu’il oit être, celui qui est intelligent, honnête, instruit, vient ainsi au secours des bonnes entreprises, alors qu’elles ne sont pas estimées comme elles devraient l’être ; d’un autre côté, il prévient et modère l’entraînement du public pour des valeurs ou des entreprises qui ne méritent pas la faveur qu’on leur accorde.Dans l’un ou l’autre cas, il est utile à la société ; soit qu’il arrête par ses achats une baisse excessive, soit qu’il modère par ses ventes une hausse exagérée ; il n’est pas un oisif, il n’est pas un parasite, il n’est pas un joueur : il remplit une fonction essentielle et salutaire.
Mais, dira-t-on, cela peut être vrai d’un capitaliste qui agit avec ses propres capitaux et en proportion de sa fortune ; cela ne l’est plus d’un homme qui vend des titres qu’il n’a pas ou qui achète des titres qu’il ne pourra pas payer ; or les opérations de bourse, autres que celles du comptant, ont l’un ou l’autre de ces caractères. Cette objection n’est pas exacte, ou du moins elle ne l’est pas complètement. Les achats à terme et les ventes à terme, allons même plus loin et disons : les achats à prime et les ventes à prime ne sont pas toujours l’œuvre de cupides et d’étourdis qui n’ont en vue aucune transaction sérieuse. On peut acheter à terme des actions et des rentes avec la parfaite intention d’en prendre livraison à l’échéance ; on peut vendre à terme des titres que l’on possède en portefeuille. Supposez un homme qui doive recouvrer dans quelques jours ou quelques semaines une créance importante : n’agit-il pas avec prudence si, voyant des cours favorables, il achète des titres quelque temps avant d’avoir en main l’argent nécessaire pour les payer ? À qui peut nuire une semblable convention ? En quoi est-elle immorale ? Le même cas peut se présenter pour la vente à terme: on peut posséder réellement des titres et ne les avoir pas immédiatement disponibles, soit parce qu’on les a mis en dépôt ou livrés en gage, soit parce qu’il faut accomplir quelques formalités avant de les avoir dans les mains. Il est bien clair que, dans les cas que nous venons de relater, les achats et les ventes à terme sont des opérations très sérieuses.
Bien plus, il y a beaucoup de circonstances où, même en ayant les mains pleines d’argent ou de titres, on trouve intérêt à faire des achats ou des ventes à terme. Supposez un homme qui, pour faire un paiement, ait besoin de réaliser plusieurs centaines de mille francs et de vendre plusieurs centaines d’actions du même type. Ira-t-il s’adresser au marché au comptant ? Non, certes. Il lui faudrait pour écouler ces centaines de titres un assez grand nombre de jours ; puis, comme le marché du comptant est fort étroit et a peu d’élasticité, il pourrait provoquer une baisse assez notable. Aussi, tout capitaliste sérieux qui veut acheter ou vendre quelques centaines d’actions de même nature fait cette opération à terme et non pas au comptant.
Les opérations à terme sont donc fréquemment des opérations sérieuses ; les achats et les ventes à prime peuvent aussi se défendre par de bonnes raisons.Il peut me convenir de prendre des précautions contre des circonstances imprévues, et de déclarer que tel achat à terme ou telle vente à terme sera résiliée moyennant un dédit. Ce n’est pas toujours le manque de capitaux ou de titres qui rend ce dédit utile, c’est la simple prévoyance ; c’est une sorte d’assurance contre des cas fortuits indéterminés.
Les opérations à terme, parfois même celles à prime, peuvent donc être faites par des hommes très sérieux, très prudents, qui n’ont aucune intention de s’engager au-delà de leurs moyens et de brusquer la fortune. Ces opérations sont, en outre, absolument indispensables au développement du crédit de l’État et des grandes sociétés. Quand un État ou une grande société émet un emprunt considérable ou un nombre important d’actions nouvelles, il est bien rare que le public ordinaire se charge immédiatement de tous ces titres nouveaux. Généralement il n’y vient que peu à peu ; il faut d’abord que des banquiers, des hommes faisant le métier de changer leurs placements suivant les circonstances du marché, souscrivent une très forte partie de ces valeurs nouvelles et les gardent en attendant que le public s’y habitue, y prenne goût et les achète. On voit alors un homme ayant un million de fortune acheter pour deux ou trois millions, quelquefois pour une somme plus importante, de titres d’un emprunt public ou d’une société particulière. Fait-il en cela un acte déloyal ? Pas le moins du monde. Il agit comme un commerçant qui, ayant deux ou trois cent mille francs de capital, recourt au crédit pour acheter un million de francs de marchandises. L’opération peut être bonne ou mauvaise, intelligente ou inepte ; mais en soi elle n’est ni coupable ni indélicate. Défendre à un capitaliste d’acheter des titres pour une somme supérieure à l’importance de ses capitaux, c’est comme si on défendait à un commerçant de faire des opérations pour une somme supérieure à sa fortune propre. Qu’est, en effet, un capitaliste ? C’est un commerçant en valeurs mobilières. Sans ce genre de commerçants, dont la plupart, il est vrai, ne paient pas patente, le paiement de notre indemnité de guerre eût pris deux fois plus de temps ; par conséquent, notre territoire eût été occupé deux ou trois années de plus par notre vainqueur.
Nous croyons avoir prouvé que les opérations de bourse autres que celles du comptant, peuvent être faites sérieusement, en dehors de tout esprit de jeu ; qu’elles ne sont pas par elles-mêmes malhonnêtes ; qu’elles rendent service au public. Il est vrai que parfois elles se compliquent d’indélicatesse et même d’escroquerie. Ce n’est pas une raison pour les proscrire : c’est ce que nous verrons dans un prochain article.
De l’utilité et de la légalité des spéculations de bourse
Deuxième article.
Dans un récent article, nous avons essayé d’établir que les opérations de bourse à terme ou même à prime étaient, dans leur ensemble, un fait nécessaire et bienfaisant, quoiqu’elles se prêtassent, dans des cas particuliers, à beaucoup d’abus, quelquefois même à de véritables escroqueries. Or le simple bon sens dit qu’il ne faut pas, pour étouffer l’abus, supprimer l’usage. Sans le marché à terme, la souscription et le classement de nos grands emprunts, la libération de notre territoire eussent été singulièrement retardés et entravés.
Il n’est pas nécessaire d’indiquer ici les abus, les actes déloyaux dont les opérations à terme sont parfois l’occasion. Dans ces derniers temps, on en a eu des exemples éclatants : la tactique que l’on appelle « poursuite ou étranglement des vendeurs à découvert » s’est pratiquée dans les dernières années avec une rigueur qui approchait du cynisme. La plupart de nos lecteurs savent ce que l’on entend par vente à découvert : c’est une vente de titres par un capitaliste qui ne possède pas de titres, et qui pense qu’ils baisseront avant la liquidation prochaine, de sorte qu’il ait le temps d’en acheter au-dessous du cours auquel il les a vendus, ou de façon simplement qu’il bénéficie de la différence entre le cours de la vente et le cours coté au moment de la liquidation.
Cette vente de titres que l’on n’a pas, cette vente à découvert, pour employer le langage technique, est une opération assurément licite, mais peu recommandable. On ne voit guère de cas où elle puisse être utile à la société ; quelquefois, au contraire, elle sert à enrayer les capitalistes sérieux, à jeter le trouble sur le marché du comptant, à décrier des valeurs qui sont bonnes. Les vendeurs à découvert sont donc, en général, peu dignes d’intérêt ; ajoutons que ce sont des imprudents et qu’ils courent les plus grands dangers.Il y a deux ou trois ans, par exemple, quelques spéculateurs s’avisèrent que les actions du chemin de fer de la Vendée avaient peu de chances d’avenir : en cela ils n’avaient pas tort, car on sait dans quelle fâcheuse situation est aujourd’hui cette ligne : si les obligataires peuvent espérer rentrer dans une notable partie de leurs fonds, les actionnaires ne peuvent avoir, de leur côté, que bien peu d’espoir. Les spéculateurs dont nous parlons étaient donc bien perspicaces quand ils se disaient que les actions du chemin de fer de la Vendée, que l’on faisait coter alors par des ventes fictives au cours de 550 ou 600 francs, ne valaient pas ce prix ; mais ils agirent comme des étourneaux quand ils se mirent à vendre à découvert un grand nombre de ces actions. Qu’arriva-t-il en effet ? C’est que, au moment de la liquidation, ils ne purent pas fournir les titres par eux vendus ; les actions de la Vendée étaient en très peu de mains ; on força les malheureux vendeurs à les racheter au prix de 900 à 910 francs, alors qu’elles ne valaient pas le dixième de cette somme. Nous citons cet exemple, parce que la compagnie dont il s’agit est aujourd’hui en faillite et que le conseil d’administration d’alors a disparu.
Bien des faits de ce genre se sont produits dans ces derniers temps. On a vu des actions d’une institution de crédit étrangère poussées ainsi, par la poursuite des vendeurs à découvert, jusqu’au cours de 1 500 ou 1 600 fr. pour retomber de moitié immédiatement après. Certes, de semblables manœuvres sont indélicates : la morale, même la plus facile, n’hésite pas à les condamner ; on pourrait dire qu’elles constituent une sorte d’escroquerie, si les personnes qui vendent des titres qu’elles n’ont pas méritaient quelque sympathie.
Cet « étranglement des vendeurs à découvert » n’est pas le seul abus auquel se prêtent les opérations de bourse. Il y eu a un autre, en sens contraire, qui fait moins de bruit, qui est moins brutal, mais qui est tout aussi blâmable : c’est la pratique qu’ont beaucoup de financiers de faire hausser par une demande subite et vive certaines valeurs à l’approche du jour de la liquidation. On voit ainsi, vers le milieu ou la fin du mois, à l’époque des liquidations de quinzaine, certaines valeurs bondir de dix, quinze ou vingt francs, quelquefois de beaucoup plus, pour retomber de pareille somme un ou deux jours après. Cette manœuvre est certes médiocrement loyale ; mais quand elle est contenue dans de certaines limites, elle ne porte pas au public un grand détriment. Il en est autrement d’une habitude qu’ont quelques établissements de crédit, heureusement en petit nombre :elle consiste à faire hausser notablement, vers le 31 décembre, à l’époque des inventaires, toutes les actions qui composent leur portefeuille. Cette tactique est habile et le plus souvent facile quand on agit sur des valeurs dont le marché n’est pas très étendu. Le but que l’on se propose ainsi est très simple : il s’agit de faire croire que l’établissement de crédit a fait de très gros bénéfices dans l’année et de distribuer un bon dividende. Il n’est pas besoin de dire que ces bénéfices, s’ils ne sont obtenus que par une hausse artificielle sur les valeurs du portefeuille à l’approche de l’inventaire, sont des bénéfices fictifs, et que, par conséquent, les dividendes dont ils permettent la distribution sont également fictifs.
Nulle manoeuvre n’est plus condamnable que celle-là, parce qu’elle ne se passe plus entre simples spéculateurs de bourse, qui sont des gens aguerris et sur leurs gardes, mais qu’elle s’adresse au gros public. Elle l’induit en erreur sur la valeur réelle de l’établissement de crédit et des actions qui composent son portefeuille ; elle l’incite à acheter de ces actions, dont le cours est ainsi artificiellement surfait. Ce n’est pas seulement la morale qui doit blâmer de pareils procédés, c’est aussi la loi. Il y a des cas ou un conseil d’administration engage sa responsabilité civile vis-à-vis des acheteurs, quand il obtient par de semblables moyens une hausse, généralement imméritée et précaire, des valeurs de son portefeuille et de ses propres actions.
Quels que soient les abus auxquels peuvent donner lieu les spéculations de bourse, ce n’est pas une raison pour les proscrire. Où en viendrions nous, si la loi interdisait tous les actes qui sont susceptibles de fraude ? Rien n’est plus légitime, par exemple, et plus utile aux affaires que les lettres de change, les traites, les billets à ordre. Personne ne s’avisera de dire que ces moyens de crédit doivent être condamnés ou ignorés par la loi, que celle-ci doive refuser sa sanction aux engagements qu’ils comportent. Cependant chacun sait que les lettres de change, les traites peuvent être l’origine d’une circulation d’effets de complaisance, qui non seulement est une véritable fraude, mais qui encore a sur la marche régulière des affaires la plus funeste influence.En Angleterre, il y a un an ou deux, une véritable panique s’empara du commerce et ébranla le crédit des banques à la suite de la découverte d’une circulation d’effets de complaisance dans des proportions gigantesques. Cependant personne ne s’avisa de vouloir proscrire les lettres de change, les traites et les billets à ordre : si ces effets servent souvent à couvrir, sous une apparence sérieuse, des opérations fictives, ils rendent en général trop de services pour qu’on en condamne l’usage régulier ; il en est de même des diverses combinaisons de bourse.
Revenons à l’ouvrage de M. Ed. Badon-Pascal[2], que nous avons un peu perdu de vue. L’auteur y résume avec la plus grande netteté les variations de la jurisprudence depuis 1805 jusqu’à 1877 ; il expose l’opinion des publicistes ou des hommes d’État sur l’importante question de la validité des opérations à terme ; enfin il étudie la législation étrangère sur le même point. C’est donc là un répertoire et un guide très commode pour les jurisconsultes, les financiers ou les moralistes qui s’intéressent à ce grave sujet.
Il est curieux de suivre les oscillations de la jurisprudence. Dans les premiers temps, de 1805 à 1823, elle est pour la validité des opérations à terme. Elle admet que « l’agent de change qui est tenu de garder le secret à ses clients, qui est responsable des opérations dans lesquelles il s’entremet, peut intenter une action contre son client débiteur ; que les marchés à terme ne peuvent être assimilés à des marchés fictifs ou paris proprement dits ». Un arrêt de la Cour d’appel de Paris, en date du 29 mai 1810, est très judicieusement motivé dans ce sens. Un arrêt de la Cour de cassation du 22 juin 1814 est tout aussi explicite et sensé : il déclare que« l’agent de change agissant comme mandataire de son client ne peut régler avec lui qu’un compte d’exécution de mandat, et que la nullité objectée contre les marchés à terme ne lui est pas opposable ».
C’est en 1823 qu’apparaît une nouvelle jurisprudence, qui prétend s’inspirer d’une morale plus rigoureuse, mais qui, en réalité, méconnaît la liberté des transactions et tend à restreindre singulièrement le marché des capitaux. D’après cette nouvelle jurisprudence, on distingue les marchés à terme en deux catégories : ceux qui comportent le dépôt préalable des titres sont reconnus légaux et valables ; ceux qui sont faits sans dépôt de titres ou d’argent sont déclarés jeux de bourse et annulés. Ce système a de graves inconvénients pratiques ; nous les avons signalés dans notre précédent article ; nous n’y reviendrons pas. L’agent de change, est-il dit dans les arrêts de cette époque, ne doit opérer pour ses clients que les mains garnies ; il n’a aucune action contre eux. En prétendant être le gardien de la moralité, on ne saurait être plus injuste.
Cette jurisprudence, réputée austère, ne dure que neuf ans. À partir de 1831, ou revient à des idées plus équitables et plus raisonnables, ou du moins, sans arriver encore à la bonne solution, qui est la reconnaissance de la légalité des opérations à terme, on hésite, on distingue, on s’achemine vers la vérité. Un arrêt de la Cour de Paris, en date du 29 mars 1832, déclare que « aucune disposition de loi ne frappe de nullité les marchés à terme d’effets publics, quand le prix d’achat n’a pas été déposé préalablement entre les mains de l’agent de change. » D’autres arrêts de la même époque affirment que « la présomption de jeu ou de pari s’applique non à l’achat, mais à la vente d’effets publics ; le vendeur seul est tenu au dépôt préalable. » Nous avons assez critiqué au commencement de cet article les vendeurs à découvert pour n’être pas suspect de partialité en leur faveur ; il n’en est pas moins vrai que dans bien des circonstances un homme raisonnable et honnête peut vendre à terme des titres dont il ne pourrait effectuer le dépôt immédiat chez l’agent de change.
En 1847, la jurisprudence devient plus nette ; on ne fait plus aucune distinction entre le vendeur et l’acheteur à terme. « Tous les marchés à terme sont déclarés valables quand ils sont sérieux et quand les opérations ne sont pas en disproportion avec la fortune du client. » Cette dernière restriction, qui paraît justifiée en principe, peut cependant avoir des résultats regrettables.
Enfin, à partir de 1857 et jusqu’à l’heure actuelle, un nouvel état de la jurisprudence s’est produit : ce n’est, à vrai dire, que le développement du précédent. Un arrêt de la cour de cassation de 1857 est en contradiction avec celui de la même cour, en date de 1823. Les marchés à terme sont déclarés licites pourvu qu’ils tendent à la délivrance et au paiement des titres ; ils ne sont regardés comme nuls que s’ils doivent évidemment, suivant l’intention des parties, se résoudre par le paiement des différences ; or ce sont les tribunaux seuls qui jugent souverainement, en fait et dans chaque espèce, si les marchés à terme ont ce caractère. Depuis cet arrêt de 1857, qui a donné ainsi pleine latitude aux tribunaux, la plupart des tribunaux de commerce acceptent difficilement l’exception de jeu ; les cours d’appel, au contraire, ont plus de tendance à annuler les opérations qui semblent avoir eu pour objet le simple paiement de différences. Disons cependant qu’un très récent arrêt de la Cour de Paris a reconnu comme valables non seulement les opérations à terme, mais les opérations à prime (arrêt du 24 avril 1877). Un autre arrêt, celui-ci de la Cour de cassation, déclare que, pour qu’il y ait jeu, il faut que l’intention de jouer ait été connue de l’agent de change. Dans les vingt dernières années, les tribunaux ou les cours ont rendu cent neuf décisions annulant des opérations à terme pour cause de jeu, et soixante-cinq décisions repoussant l’exception de jeu.
On voit combien il s’en faut que la jurisprudence soit fixée, quoiqu’elle se soit évidemment améliorée dans ces derniers temps. Pour nous, nous n’hésitons pas à réclamer une modification dans la loi, afin que toutes les obligations, quelles qu’elles soient, contractées à la bourse par l’intermédiaire des agents de change, soient reconnues valables.Une loi récente a adopté en Suisse cette solution : cette loi, qui date du 29 février 1860, dit expressément : « Les marchés à terme sur les denrées, marchandises, titres négociables, soit d’industrie, soit de travaux ou de fonds publics, sont reconnus à la bourse de Genève comme opérations commerciales légales. Les marchés pourront se résoudre par différences, d’accord entre les contractants. » Voilà, je pense, un langage net.
Il convient que la loi considère toujours comme sérieux les contrats qui revêtent une apparence sérieuse ; or toutes les négociations qui se font par le ministère d’agents de change ont ce caractère. Jamais la loi ne doit protéger les fripons ; c’est pourtant ce qu’elle fait quand elle permet à des spéculateurs déçus de se dégager de leurs engagements, sous le prétexte qu’ils les avaient pris sans réflexion, à la légère, ou bien en se proposant de duper autrui.
En reconnaissant un caractère légal à toute opération de bourse faite par le ministère d’agents de change, la législation se conformerait à l’équité ; au lieu d’encourager le jeu, à vrai dire, elle le réprimerait. Quant à protéger le vulgaire des capitalistes contre les ruses et les entreprises de quelques financiers peu scrupuleux, c’est par d’autres moyens qu’on peut y arriver : c’est en modifiant la loi sur les sociétés anonymes, de façon à rendre efficace le contrôle des actionnaires et des obligataires ; bien des fois déjà nous avons traité ce sujet et nous y reviendrons souvent encore, car il n’y a rien de si défectueux que notre législation sur les sociétés anonymes.
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[1] Des marchés à terme, étude pratique au point de vue légal et financier. Imprimerie et librairie générale de jurisprudence, 27, rue Dauphine.
[2] Les marchés à terme. Étude pratique au point de vue légal et financier. Imprimerie et librairie de jurisprudence, place Dauphine, 27.
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