Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant l’actualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de décembre 1892, les disputes entre le socialisme révolutionnaire et le socialisme réformateur, l’affaire de Panama, l’antisémitisme en Russie, et le système colonial français.
Gustave de Molinari, « Chronique », Journal des économistes, décembre 1892.
SOMMAIRE : L’affaire de Panama et les grands pouvoirs de l’État. — La convention franco-suisse. — Ce que coûtent les colonies et à quoi elles servent. — L’esprit du monopole et les syndicats ouvriers. — Un moyen pratique de recruter les syndicats. — Le Congrès socialiste de Berlin. — L’origine et les conséquences du Bill Mac Kinley. — La suspension de l’immigration aux États-Unis. — Les exploits de l’antisémitisme à Moscou.
L’affaire de Panama, qui émeut en ce moment l’opinion publique, pourrait nous fournir de nouveaux arguments contre le régime des privilèges et le dogme sacro-saint de l’intervention gouvernementale. On accuse un certain nombre de députés d’avoir trafiqué de leur vote, en étendant à la Compagnie de Panama le privilège réservé au Crédit Foncier et aux villes, d’émettre des emprunts à lots. Mais de deux choses l’une, ou les emprunts à lots sont immoraux, et dans ce cas, ils devraient être absolument prohibés, ou s’ils ne le sont point, on ne devrait pas avoir besoin de l’autorisation du Parlement pour en émettre, et l’on n’aurait, par conséquent, point l’occasion d’induire les députés en tentation.
Voilà pour les privilèges. Voici maintenant pour l’intervention gouvernementale.
Quoique l’entreprise de Panama soit une affaire privée, le gouvernement a jugé à propos d’envoyer un ingénieur dans l’isthme pour constater l’état d’avancement des travaux ainsi que la possibilité ou l’impossibilité de les mener à bonne fin. En raison de l’importance des intérêts engagés dans l’affaire, cette enquête pouvait à la rigueur se justifier ; mais n’était-ce pas à la condition d’en publier les résultats, au moment où la Compagnie réclamait de nouveau le concours des capitaux ? Qu’a fait le gouvernement ? Il a tenu secret le rapport de son ingénieur ! À quoi donc a servi son intervention ?
Après les pouvoirs législatif et exécutif c’est le troisième grand pouvoir de l’État, le pouvoir judiciaire qui a eu à s’occuper de cette affaire, lorsque la Compagnie de Panama, à bout de ressources, est entrée en liquidation. Comment s’est-il acquitté de sa mission ? Il y avait dans l’isthme des travaux, des installations et un matériel qui représentaient, au bas mot, une valeur de 200 à 300 millions (le cube extrait s’élevait en 1886 à 17 millions de mètres). N’en pouvait-on tirer aucun parti ? Remarquons que l’ingénieur du gouvernement, M. Rousseau, tout en reconnaissant les difficultés de l’entreprise ne l’avait pas déclarée impossible. « En résumé, disait-il dans la conclusion de son rapport récemment publié, j’estime que le percement de l’isthme de Panama est une œuvre possible et qu’elle est engagée aujourd’hui à un point où on ne saurait l’abandonner ». La première chose à faire lorsque la compagnie est entrée en liquidation, n’était-ce pas de constater l’état des travaux exécutés, d’évaluer ceux qui restaient à exécuter, enfin, dans le cas où il eût été impossible de trouver les capitaux nécessaires pour mener l’entreprise à bonne fin, d’en négocier la cession à une compagnie américaine ou autre ? Qu’a fait le pouvoir judiciaire ? Il a laissé depuis quatre ans le climat dévorant de l’isthme accomplir son œuvre de destruction, de telle sorte que ce qui valait, en 1881, quelques centaines de millions n’en vaut probablement plus aujourd’hui que quelques centaines de mille.
Voilà à quoi a servi l’intervention des grands pouvoirs de l’État dans l’affaire de Panama. N’est-ce pas un bel argument qu’ils ont fourni aux anarchistes ?
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Aux délibérations de la Chambre de commerce de Paris, du Conseil municipal du Havre, du Comité lainier de Roubaix, etc., en faveur de la convention franco-suisse, que nous avons mentionnées dans notre dernière chronique, sont venues s’ajouter plusieurs adhésions importantes parmi lesquelles nous citerons celles des Chambres de commerce de Lyon et de Montpellier.
Voici le texte de la délibération de la Chambre de commerce de Lyon :
« Considérant que la fabrique de soieries dépend des marchés extérieurs pour les deux tiers de sa production ; qu’en conséquence, des conventions ou traités de commerce fondés sur les concessions réciproques de tarif, assurant ainsi la stabilité et le développement des rapports commerciaux, forment la première condition à sa prospérité.
Considérant que la convention franco-suisse peut ouvrir la voie à de semblables accords avec d’autres nations ; qu’au contraire le rejet de cette convention fermerait, pour longtemps peut-être, tout espoir de retour à un régime meilleur et menacerait de jeter la France dans un conflit de représailles douanières dont les conséquences politiques et économiques pourraient être de la plus haute gravité ;
Considérant que la Chambre de commerce de Lyon n’a reçu de ses ressortissants aucune protestation contre la convention franco-suisse, et qu’elle a, d’autre part, enregistré l’adhésion formelle de la Chambre syndicale de la fabrique de soieries.
Approuvant enfin la délibération prise par la Chambre syndicale de l’Association de la fabrique lyonnaise.
Délibère à l’unanimité :
La Chambre de commerce de Lyon donne son approbation à la convention franco-suisse, et décide que la présente délibération sera adressée à M. le ministre du commerce et de l’industrie. »
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Au moment où la politique coloniale est plus que jamais à l’ordre du jour, où il est question d’annexer le Dahomey, le Soudan et le reste, à nos possessions africaines, il n’est pas inutile de savoir ce que les colonies coûtent aux contribuables français. D’après un très intéressant et très curieux rapport de M. Chautemps, les dépenses inscrites de ce chef au budget de la métropole en 1893, s’élèveront à 72 326 810 francs. À quoi il faut ajouter d’après M. Chautemps une trentaine de millions environ pour les troupes de la marine, les stations locales, le service des pensions.
Deux colonies seulement, la Cochinchine et l’Inde, participent aux charges générale de la métropole ; la Guinée française et les établissements de la côte d’Ivoire payent intégralement leurs dépenses ; quant aux autres colonies, voici ce que coûte annuellement aux contribuables français chacun de leurs habitants :
La Martinique | fr. | 13,50 |
La Guadeloupe | 9 | |
La Guyane | 52 | |
La Réunion | 27,50 | |
Sénégal | 46 | |
St-Pierre et Miquelon | 44,70 | |
Nouvelle-Calédonie | 50 |
La commission du budget propose d’alléger ces charges des contribuables métropolitains, en augmentant celles des contribuables des colonies. Mais n’en déplaise à la commission, ceux-ci sont déjà surchargés. Si la métropole est obligée de participer aux dépenses de l’administration de ses colonies, c’est tout simplement parce qu’elle dégorge chez elles le trop-plein de ses fonctionnaires. N’est-il pas juste qu’elle paye les frais d’entretien du surcroit ? Qu’elle en réduise le nombre au strict nécessaire, et elle pourra diminuer la charge de ses contribuables sans alourdir celle des colons.
Mais, nous en convenons, ce serait subversif ! Les colonies ne sont-elles pas faites pour les fonctionnaires et non les fonctionnaires pour les colonies ?
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Que nos colonies soient de simples dépôts de fonctionnaires, nous avons pu le constater de visu à notre passage à la Martinique:
« La Martinique disions-nous, est un nid de fonctionnaires. À eux seuls ils peuplent toute une ville : Fort-de-France. Il y en a de trois espèces, des fonctionnaires de l’État des fonctionnaires de la colonie et des fonctionnaires des communes. Bien rétribués, n’ayant pas grand chose à faire, ils sont de bonne humeur, aimables et polis, mais il y en a trop ! La seule division de l’intérieur occupe (?) 55 employés. Notons que la Martinique n’a que 167 000 habitants, moins que le moins peuplé de nos départements. Mais l’administration tient à leur faire bonne mesure. Le budget des dépenses coloniales s’élève à 4 649 342 francs ; le budget des communes, qui sont au nombre de 25, à 1 802 614 francs, enfin le budget de l’État comprenant les dépenses de l’armée, de la marine, de la justice et des cultes, dites de souveraineté, atteint 2 375 865 francs. Total 8 827 821 francs, ou 53 francs environ par tête. C’est beaucoup pour « bon nègre » qui gagne à raison de 75 centimes pendant trois cents jours non chômés, 225 francs, c’est près du quart de son revenu. Qui sait s’il ne préférerait pas être mieux nourri et moins administré ?À la vérité, il convient de déduire de ce chiffre de 53 francs les dépenses de la souveraineté que ses bons frères blancs, les contribuables de la métropole, payent à sa place, soit environ 14 francs par tête.
…. À ce compte, plus la souveraineté de la métropole s’étendrait, plus ses charges s’alourdiraient, et le jour où elle aurait réussi à s’annexer un empire colonial égal à celui de l’Angleterre, elle serait réduite à la banqueroute[1]. »
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En attendant que les ouvriers réussissent à se faire protéger contre l’importation du travail ils se syndiquent contre les patrons comme les patrons contre les consommateurs et les ouvriers. C’est le triomphe de l’esprit de monopole !
Et ces syndicats ouvriers ne montrent pas plus de respect pour la liberté des patrons que les patrons pour la liberté des consommateurs. À défaut de la loi qu’ils ne sont pas encore les maîtres de manipuler à leur guise, ils emploient la grève. Le syndicat des ouvriers mégissiers de Chaumont, par exemple, a exigé le renvoi d’un ouvrier non syndiqué, M. Daudin qui, aux élections municipales, l’avait emporté sur son concurrent, M. Humblot, président du syndicat. Le patron a consenti à renvoyer M. Daudin de ses ateliers, mais il l’a gardé pour les travaux de sa maison. Le syndicat ne s’est pas contenté de cette concession et la question n’est pas vidée.
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À Montluçon, le maire socialiste a trouvé un moyen pratique de recruter les syndicats, c’est de refuser aux non syndiqués les secours du bureau de bienfaisance.
« Il y a quelques jours, raconte un journal du Centre, quatre ouvrières se sont présentées à la mairie de Montluçon pour réclamer quelques secours : ‘Mais, leur a dit M. Dormoy, puisque vous travaillez chez M. Fonlupt, vous devez gagner assez pour vous suffire ? Monsieur le maire, ont répondu les femmes, nous gagnons, en effet, assez pour nous, personnellement ; mais nous avons plusieurs enfants, et trois d’entre nous sont veuves. C’est pour nos enfants que nous sollicitons l’assistance.’ M. le maire leur a dit en propres termes : ‘Eh bien ! syndiquez-vous et mettez-vous en grève … Vous aurez les secours journaliers du bureau de bienfaisance. Celles qui ne se syndiqueront pas n’auront rien ! …’
C’est le compelle intrare syndicataire. »
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Le Congrès des socialistes allemands a eu lieu à Berlin du 14 au 21 novembre, sous la présidence de MM. Singer et Gottlieb. Parmi les orateurs notables, nous citerons MM Liebknecht, Bebel, de Vollmar, Auer. Trois questions ont principalement occupé le Congrès : 1° La manifestation du 1er mai, 2° Le socialisme d’État, 3° L’antisémitisme.
À la presque unanimité, le Congrès a voté la suppression du chômage du 1ermai, et son remplacement par une fête dans la soirée.
La résolution suivante a été votée au sujet du socialisme d’État :
« Le Congrès déclare que le socialisme n’a rien de commun avec le socialisme d’État. Ce prétendu socialisme d’État, en tant qu’il poursuit la monopolisation à son profit, veut se substituer au capital privé afin de pouvoir imposer au prolétariat le double joug de l’exploitation économique et de l’esclavage politique. Le socialisme d’État, lorsqu’il s’occupe d’améliorer le sort du prolétariat, propose des demi-mesures nées de la peur du socialisme. C’est un palliatif afin de détourner les classes ouvrières du véritable socialisme.
Le socialisme n’a jamais dédaigné les mesures pour améliorer la situation des ouvriers ; il les a approuvées même lorsqu’elles provenaient de ses adversaires ; mais il considère ces mesures comme de petits acomptes, ne devant pas faire perdre de vue le but définitif de la transformation de l’État et de la société par le socialisme révolutionnaire.
Le socialisme est, par sa nature même, révolutionnaire. Le socialisme d’État, au contraire, est conservateur. Ce sont donc des antinomies absolument inconciliables. »
Le Congrès s’est également prononcé contre l’antisémitisme.
« L’hostilité contre l’exploitation par les juifs nait de l’exaspération de certains cercles de bourgeois d’être voués à la ruine parce qu’ils ne peuvent pas lutter contre la concurrence juive. Cette exaspération se traduit par des propositions rétrogrades et contraires aux libertés modernes contre les juifs. De là provient l’appui que trouvent les antisémites auprès des curés et des ultra-conservateurs.
L’exploitation des individus n’est pas spécialement juive, mais elle découle de l’organisation actuelle de la société. Elle ne peut cesser qu’avec l’organisation de cette société. Le socialisme est l’ennemi du capitaliste, qu’il soit juif ou chrétien, et il travaille à le supprimer. Il est donc inutile de diviser ses forces et de combattre un phénomène social intimement lié à la société bourgeoise et qui disparaîtra avec elle.
Les socialistes désapprouvent l’antisémitisme comme l’agitation réactionnaire.
Cependant ils reconnaissent son caractère révolutionnaire qui, en excitant la classe moyenne et les paysans contre les capitalistes juifs, leur fera reconnaître que leurs ennemis ne sont pas seulement les capitalistes juifs, mais tous les capitalistes dont ils ne peuvent se débarrasser qu’en adhérant au parti socialiste. »
Enfin, le Congrès, faisant preuve d’une louable modération, a décidé, d’une part, « que le boycottage doit être employé seulement pour la défense des intérêts réels des classes ouvrières et ne jamais servir à exercer de pression politique ou à forger des adhésions au parti socialiste ou à punir ses adversaires », d’une autre part, « que les grèves inconsidérées font plus de mal que de bien à la cause socialiste, vouées qu’elles sont à un échec certain ».
D’après le rapport du trésorier, le parti aurait actuellement 236 000 marks de recettes annuelles et il disposerait d’un fonds de 500 000 marks pour la propagande.
Le prochain progrès aura lieu, l’année prochaine, à Cologne.
On sait que le socialisme d’État nourrissait l’illusion de supprimer le socialisme révolutionnaire en le remplaçant. Le Congrès de Berlin s’est chargé de dissiper cette illusion, et c’est, sans contredit, la meilleure besogne qu’il ait faite.
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Une correspondance adressée de New-York au Journal des Débats contient cet aperçu intéressant de l’origine et des conséquences du bill Mac Kinley.
« De toutes les fautes du parti républicain, la plus grande est d’avoir cru que le pays lui appartenait et qu’on pouvait imposer sous forme de législation, les mesures les plus injustes sans que le pays murmurât. Les lois Mac Kinley sont du nombre de ces mesures malheureuses et regrettables. La guerre de la Sécession laissait à acquitter ou à liquider une dette de 14 milliards de francs. Avec une énergie dont il faut les louer, les Américains, qui regardent les dettes publiques avec la même inquiétude qu’un particulier consciencieux regarde l’exagération de son passif, décidèrent de rembourser au plus tôt ce qu’ils devaient et ils s’imposèrent, en conséquence, les plus grands sacrifices. Tout fut taxé : le revenu, les boissons, les tabacs, les banques, les allumettes, les factures, les produits étrangers. Bientôt ils reconnurent que ces produits étrangers portaient assez allègrement les impôts dont on les chargeait : les réformes douanières anglaises de M. Gladstone constituaient un bon exemple à suivre : on fit, une à une, disparaître les taxes intérieures pour les remplacer par des aggravations de taxes douanières. Le système fonctionna si bien que la dette se trouvait aux trois quarts payée, en moins de vingt ans et que le Trésor se mit alors à regorger, faute d’emploi, d’excédents budgétaires variant chaque année entre 500 et 800 millions de francs. De telles sommes sans emploi ne pouvaient continuer à s’accumuler dans les caves du Trésor : le pays avait besoin de circulation et ce retrait de la monnaie créait un grave danger. D’où naquit le problème de la diminution des ressources publiques. Les démocrates proposèrent la réduction du tarif douanier ; les républicains tirent la même promesse et, sur cette promesse d’agir au mieux des intérêts du pays, ils reprirent, en 1888, la présidence qu’ils avaient momentanément perdue en 1884. On les attendit donc à l’œuvre.
Quelle ne fut pas la surprise universelle quand, au lieu de réduire les taxes douanières comme on s’y attendait, la Chambre, conduite par M. Karrison, M. Thomas Reed, M. Mac Kinley, adopta un tarif où ces taxes étaient considérablement accrues, doublées même dans quelques cas. Comment ce phénomène s’était-il produit ? Les industriels et les manufacturiers avaient comparu devant la commission du budget et avaient fait prévaloir avec des arguments sonnants, le principe d’une surélévation des droits. En effet, disaient judaïquement les réformateurs, en doublant les droits nous diminuons l’importation et nous réduisons d’autant les recettes du Trésor, ce que le peuple demande. Conséquences : le tarif fut voté, l’article étranger fut pour ainsi dire prohibé et on sait dans le pays de Galles, dans le Lancashire, à Vienne, en Saxe, à Créfeld, à Zurich, ce que ce tarif a créé de souffrances et de misères par la fermeture des manufactures européennes habituées à approvisionner le marché des États-Unis. Mais qu’importent ici les souffrances européennes ! Or, le mal ne se limitait pas là. Délivrés de la concurrence d’outre-mer, les manufacturiers d’ici virent qu’ils avaient tout avantage à porter leurs prix aussi haut que le tarif le leur permettait ; ils étaient sûrs d’un marché de 62 millions de consommateurs, d’un marché que l’immigration élargit, chaque année dans des proportions très satisfaisantes pour le développement continu de leurs affaires. Ils réalisèrent, comme M. Carnegie, 100% sur les produits qu’ils fabriquaient. La concurrence intérieure ? Bah ! il est facile de s’arranger entre rivaux. On constitue un trust, un syndicat ; chaque usine ne produira qu’au prorata fixé par l’association. On ne marchera qu’à 100 000 broches, au lieu de 150 000 ; ou bien on ne fera qu’une campagne de six mois au lieu de neuf ; on mettra les ouvriers dehors sous un prétexte ou sous un autre, quand il faudra chômer, et le prétexte est facile à trouver : une réduction de salaires. C’est ainsi que, depuis trois ans, les syndicats se sont multipliés dans des proportions inquiétantes : fer, fonte, acier, armes, coutellerie, whisky, bière, corde, verrerie, charbon, tout se syndique. On compte plus de 150 trusts faisant de l’argent. En même temps, les ouvriers, qui avaient espéré retirer du bill Mac Kinley, sous forme d’accroissement de salaires, une part des profits garantis aux patrons, ont au contraire vu les salaires se réduire, le chômage s’étendre, en même temps qu’ils avaient à payer plus cher les produits ouvrés dont ils avaient besoin. Bref, la loi n’était qu’une duperie faite pour enrichir ceux qui l’ont achetée et pour appauvrir les autres. »
On pourrait ajouter qu’en abusant de leur victoire sans discrétion aucune, les protectionnistes américains ont provoqué la réaction libre-échangiste qui va bientôt leur enlever la direction des affaires publiques. Avis aux protectionnistes français qui se disposent à faire rejeter l’inoffensive convention franco-suisse !
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Une dépêche de Washington nous apprend que le comité du Sénat a décidé d’interdire pendant un an l’immigration. Nous ignorons si cette décision sera mise à exécution, mais n’est-elle pas le complément logique et nécessaire du bill Mac Kinley ? Après avoir protégé les profits des entrepreneurs ne faut-il pas protéger les salaires des ouvriers ?
Qu’en pensent les protectionnistes des départements du Nord et du Pas-de-Calais ? Que diraient-ils si quelque député ouvrier proposait de suspendre la libre entrée du travail belge ?
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Nous lisons dans les journaux quotidiens que les marchands israélites viennent d’être bannis de Moscou. Ceux d’entre eux qui désireront cependant continuer à y résider et à y faire partie de la classe marchande seront obligés de se convertir à l’orthodoxie et de s’établir provisoirement dans le village de Tcherkisova, sis à 8 kilomètres de Moscou.
Le clergé orthodoxe de cet endroit surveillera leur conduite pendant trois ans, et les juifs convertis qui auront, au bout de ce temps, obtenu de la paroisse locale un certificat attestant le ponctuel accomplissement de leurs devoirs religieux d’orthodoxes pourront retourner habiter Moscou et y exercer le commerce.
On sait que les capitaux et le commerce de la Russie sont, pour une grande part, entre les mains des juifs, comme l’industrie de la France l’était au XVIIe siècle dans celles des protestants. La révocation de l’édit de Nantes, en extirpant le protestantisme, a extirpé du même coup l’industrie. Il est possible que l’antisémitisme moscovite fasse passer quelques renégats à l’orthodoxie, mais n’est-il pas à craindre qu’il ne fasse passer dans une plus forte proportion les capitaux de la Russie à l’étranger ?
G. DE M.
Paris, 14 décembre 1892.
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