En 1878, une discussion s’est engagée sur la question de l’avortement, de l’infanticide et des enfants abandonnés, et la solution du rétablissement des tours (où une mère anonyme peut livrer son enfant à la charité publique) est agitée par certains réformateurs soi-disant philanthropes. Pour Frédéric Passy, qui réagit par deux fois, cette mesure est immonde, dangereuse et inhumaine ; elle ne fera qu’encourager l’abandon d’enfants, au lieu de le proscrire et le flétrir.
Du rétablissement des tours. Lettres pour servir à l’étude de cette question, par J.-A. Lacroix, avec une préface par M. Frédéric Passy (1878)
PRÉFACE
La question des tours a pris, depuis une couple d’années, une importance qui ne permet plus de se renfermer à son égard dans la neutralité ou dans l’indifférence. Réveillée d’abord, après un sommeil dont on pouvait croire qu’elle ne sortirait plus, par quelques publications isolées, agitée ensuite dans le sein des sociétés protectrices de l’enfance et portée par ces sociétés dans les congrès où elles ont pris la bonne habitude de se réunir, elle a été, en dernier lieu, posée devant l’Académie des sciences morales et politiques et devant le congrès international d’hygiène par un mémoire signé d’un nom qui ne permettait pas l’inattention, celui de M. le docteur Marjolin. En même temps un rapport et un projet de loi de M. le sénateur Bérenger lui ouvraient l’enceinte législative et M. le Ministre de l’intérieur, pour préparer l’administrttionà la discussion officielle, demandait par une circulaire spéciale l’avis des Conseils généraux.
Appelé, à divers titres, à suivre cette controverse dans la plupart de ses phases, j’ai du lire une grande partie des travaux auxquels elle a donné naissance ; c’est ainsi que j’ai connu notamment la savante et judicieuse étude de M. E. Laurent sur les enfants assistés, le livre de M. O. Sarraut, couronné par le Conseil général du Rhône, et les Lettres de M. Lacroix. Ces dernières, les seules dont j’aie pour le moment à m’occuper, avaient été signalées à mon attention par le rapport présenté à la dernière assemblée générale de la Société protectrice de l’enfance de Paris par M. le docteur Despaulx-Ader, alors son président, au nom d’une commission chargée de rendre compte du concours ouvert par cette société sur le rétablissement des tours. Ouvertement, on pourrait dire passionnément favorable à cette institution, M. le docteur Despaulx-Ader, dans sa loyauté, n’avait pas hésité à reconnaître les mérites de l’ouvrage de M. Lacroix, classé, quoique « suppressionniste », parmi ceux qui recevaient une récompense ; et j’avais éprouvé le désir de lire ces pages, si honorablement louées par un contradicteur. J’ai trouvé, en les lisant, qu’elles justifiaient pleinement, par l’intérêt de la forme, les éloges de M. le docteur Despaulx-Ader ; et j’ai trouvé de plus qu’elles avaient, par la solidité du fond, droit à d’autres élogesque ne pouvait évidemment leur donner un représentant décidé de la thèse contraire. M. Lacroix connaît bien les faits ; il les juge sainement, et son argumentation est une des plus solides et des plus concluantes en même temps que des plus animées et des plus agréables que je connaisse. Je suis, quant à moi, pleinement de son avis et je crois qu’il a cent fois raison (sauf à discuter peut-être telles ou telles imperfections du système actuel) de combattre sans pitié l’immonde et dangereux système des tours. Je n’ai donc pas hésité, sachant qu’il était sollicité de publier son travail, à l’encourager à le faire ; et je me fais un devoir de lui donner publiquement ce témoignage.
M. Lacroix me faisant, dans ce volume, l’honneur de reproduire les observations que j’ai présentées à l’Académie des sciences morales et politiques, à l’occasion de la lecture de M. le docteur Marjolin, je ne crois pas avoir à redire ici les motifs de notre opposition. Lui-même les indique à merveille ; et on les trouverait, si l’on voulait plus de développements, exposés tout au long, avec preuves à l’appui, dans le grand rapport de 1862 sur l’enquête de 1860. Je dirai seulement (parce qu’au fond de cette agitation il y a plutôt, je le crois, des émotions que des convictions) que ce n’est pas avec le cœur seulement, mais avec l’intelligence, et l’intelligence calme et maîtresse d’elle-même, que peuvent, être sainement résolus de pareils problèmes. J’honore le zèle et les intentions des hommes du bien qui s’imaginent sauver la société et servir la moraleun légalisant l’abandon etun érigeant en institution publique l’oubli des premières lois de la nature; et je me garderai bien de leur rendre, fut-ce au centième, le dédain dont ils se croient en droit d’accabler leurs adversaires. Mais je prends la permission de dire, aussi haut que je le puis, que je les crois dans l’erreur, dans la plus profonde et la plus déplorable erreur, et que le triomphe de leurs idées serait aussi fatal à l’enfance que le déchaînement de la plus redoutable épidémie. Organiser l’exposition, ce n’est pas seulement l’amnistier, c’est l’encourager ; et le tour n’est pas autre chose que l’exposition organisée. Pour éviter, disons mieux, pour cacher un mal que l’on voit, on fait, ou ce qui revient au même, on provoque un mal dix fois plus grand que l’on ne voit pas. C’est, je l’ai dit, la médecine du symptôme qui aggrave la maladie en la rejetant dans les profondeurs de l’organisme. Il est grand temps, pour le corps social comme pour le corps humain, d’en finir avec cette méthode funeste et meurtrière.
Un des plus éminents, et des plus sincères assurément, parmi ceux qui, en cette question, recommandent cette méthode et, s’ils le pouvaient, la pratiqueraient, me faisait, il y a quelques temps, l’honneur de me demander pourquoi je mettais tant d’acharnement à combattre « une mesure d’humanité, réclamée, ajoutait-il, par tout le corps médical. — Tout simplement, suis-je bien forcé de répondre, parce que cette mesure serait à mes yeux le comble de l’inhumanité. »
Quant à l’opinion du corps médical, il y aurait fort à dire, si l’on voulait aborder ce chapitre. Quand on connaît les réclamations formellesde la Société protectrice de Marseille et d’autres encore ; quand on a lu les réserves mises, sur la demande de M. le docteur Vacher et de plusieurs de ses collègues, à la fin du rapport de M. le docteur Marjolin au congrès d’hygiène, pour bien constater que ce rapport n’engageait que son très honorable auteur ; on est quelque peu en doute sur cette écrasante unanimité, dont on fait tant de bruit. Mais, l’unanimité existât-elle, depuis quand donc le corps médical est-il infaillible ?
Il ne l’est pas même dans les matières médicales. Il proscrivait jadis la médecine arabe, il condamnait l’émétique et excommuniait quiconque croyait à la circulation du sang ; et il ne peut pas seulement, à l’heure qu’il est, se mettre d’accord sur le point de savoir si le cuivre est ou non un poison. À plus forte raison ne saurait-il être au-dessus de la discussion dans les matières administratives et économiques, dans lesquelles il y a (soit dit avec tout le respect dû à des hommes dont plusieurs sont éminents) d’autres points àconsidérer que ceux dont ils sont plus particulièrement frappés d’habitude. Àl’unanimité, non, à la majorité des médecins il serait aisé, s’il ne s’agissait que de se compter, d’opposer celle des économistes, des administrateurs et des inspecteurs du service des enfants assistés, hommes spéciaux eux aussi, et qui ont des yeux pour voir sans doute et des oreilles pour entendre.
Mais laissons, cela vaudra mieux, les personnes et les catégories de personnes. Ce ne sont ni des corps ni des noms qu’il faut, pour trancher un débat si grave et de telle conséquence. Ce sont des arguments. On en trouvera, je l’ai dit, d’excellents dans les lettres de M. Lacroix. Et, si ces quelques lignes ont la vertu de contribuer à les faire lire, je n’aurai pas, en les écrivant, perdu mon temps et ma peine.
FRÉDÉRIC PASSY.
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