En 1885, la question de l’immigration n’est pas encore née en France. À l’Académie des sciences morales et politiques, Anselme Batbie — qui s’intéresse à ce sujet et qui participera bientôt à l’édification de la première grande législation sur les étrangers en France — est nommé rapporteur pour un concours organisé sur ce thème. Le concours lui-même fut peu fructueux : un seul mémoire fut reçu ; il fut jugé satisfaisant ; on lui donna le prix. Mais dans son rapport, Batbie illustre la vision positive que le libéralisme français conserve alors sur la question de l’immigration. Pour lui, l’immigration est une ressource qui ne doit pas être redoutée, et les lois qui l’encadrent doivent être accommodantes.
Rapport sur le concours relatif à la réforme de la législation sur la condition des étrangers
par Anselme Batbie
Académie des sciences morales et politiques, 6 juin 1885.
(Séances et travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, vol. 124, 1885, p. 496-502.)
RAPPORT SUR LECONCOURS POUR LE PRIX BORDIN
C’est sur le rapport de la section de législation que l’Académie des sciences morales et politiques a, cette année, à décerner le prix Bordin. La question proposée aux concurrents avait pour objet : La réforme de la législation sur la condition des étrangers.
Cette réforme est réclamée depuis longtemps ; car, aussitôt après la promulgation du code civil, les commentateurs ont fait remarquer combien sont rares les articles qu’il consacre à cette matière et nombreuses les lacunes qu’il y aurait à combler. Quelques lois, il est vrai, ont été faites pour atténuer l’insuffisance du code ; mais elles manquent de coordination et d’homogénéité, parce qu’elles ont été promulguées à des époques éloignées les unes des autres. Ainsi les dispositions relatives à la naturalisation ont souvent été retouchées, si souvent même que la combinaison des textes sur cette matière exige beaucoup de travail et d’attention. Une codification partielle de ces articles serait par elle seule un service à rendre aux interprètes de la loi et aux magistrats qui sont chargés d’en faire l’application.
Il est impossible, cependant, d’entreprendre cette mise en ordre des textes sans se demander s’ils ne devraient pas être modifiés au fond. L’entrée en France des étrangers, avec admission au droit de cité, doit-elle être étendue ou restreinte ? Faut-il céder aux idées libérales qui tendent à faire disparaître les barrières entre les peuples ou revenir à l’ancien système d’exclusion et réveiller les sentiments de jalousie internationale ? Au lieu d’exclure les étrangers, ne vaut-il pas mieux les séduire par l’attrait d’une assimilation prompte avec nos nationaux ?
Cette facilité de rapports ne doit-elle pas être étendue même aux étrangers qui ne veulent pas changer de patrie et ne demandent à la France que l’avantage de vivre sur son sol et sous la protection de ses lois ? La condition des étrangers qui veulent conserver leur nationalité avait été réglée par le code civil d’une manière restrictive. D’abord, en principe, d’après l’article 11 l’étranger non autorisé à fixer son domicile en France, ne jouissait que des droits civils auxquels le Français était réciproquement admis à l’étranger en vertu des traités. Les articles 726 et 912 ne permettaient aux étrangers ni de succéder ab intestat ni de recevoir des libéralités entre vifs ou testamentaires. L’article 14 n’admettait l’étranger à intenter une demande en justice contre un Français sans fournir la caution judicatum solvi. Ces restrictions ont été fort adoucies par la loi du 14 juillet 1819 qui abroge les art. 726 et 912 du code civil. Cependant, et bien qu’il ait perdu sa raison d’être, l’art. 11 est toujours en vigueur, et, à s’en tenir au texte de la loi, l’étranger ne jouit en France des droits civils que sur le pied de la réciprocité diplomatique. Est-il possible de maintenir cette règle générale, qui est la formule de la restriction, lorsque presque toutes les différences sont tombées et qu’entre le Français et l’étranger il n’y a, au point de vue des droits civils, presque plus de distinction ?
Les législations des États du Nouveau Monde, monarchies ou républiques, loin d’imiter l’esprit d’exclusion des peuples de l’Europe, ont au contraire non seulement ouvert la porte aux étrangers, mais de plus imposé la naturalisation à ceux dont l’établissement a duré quelque temps. Cette antithèse n’est pas difficile à expliquer. L’immigration des Européens est, pour les États de l’Amérique, une des sources les plus fécondes de l’augmentation de la population, une des causes de l’accroissement extraordinaire et à peine croyable de quelques villes, une espérance rarement déçue pour les territoires qui s’étendent, encore inoccupés, dans tous les États et sollicitent l’esprit d’entreprise. En Europe, l’immigration n’est qu’une faible ressource pour l’augmentation de la population et, à ce point de vue, nous aurions plus d’avantages à décourager l’émigration qu’à favoriser l’entrée des immigrants. Cependant nous n’avons en France aucun motif d’écarter le secours que nous apportent les travailleurs venant du dehors. La natalité est si faible dans nos familles que la population de la France s’accroît lentement et que sur plusieurs points du territoire, même là où les mariages sont nombreux, le chiffre des décès excède celui des naissances. L’immigration n’est donc pas à craindre ; elle est même, pour quelques départements situés près des frontières, une ressource précieuse et, en tout cas, si nous n’en devons pas attendre de grands résultats, nous n’avons pas à la redouter. Il n’y a donc aucun inconvénient — et il y a des avantages locaux — à favoriser l’établissement des étrangers chez nous, à certaines conditions et sous certaines garanties. Mais cet intérêt n’est pas assez grand pour que nous lui fassions les mêmes sacrifices que lui ont faits certaines législations de l’Amérique.
L’immigration, cependant, peut être une ressource sérieuse pour nos colonies. Ce qui n’est qu’un appoint pour peupler le territoire de la métropole prend de l’importance s’il s’agit de nos possessions maritimes. Aussi la naturalisation dans les colonies doit être traitée comme un problème spécial qui a des éléments propres de solution. Nous avons intérêt à y recevoir les étrangersavec une faveur aussi étendue que possible. La France ne peut envoyer qu’un petit nombre de colons à ses possessions d’outre-mer ; n’ayant qu’une population insuffisante sur le continent, elle n’a pas de trop-plein à verser sur ses colonies. C’est par les autres peuples que l’élément européen est fourni principalement, et nous devons autant que possible, en facilitant la naturalisation aux colonies, préparer l’absorption des étrangers par l’élément français. Il y aura sans doute à se demander quel sera l’effet de la naturalisation ainsi acquise et si le colon pourra s’en prévaloir sur le territoire métropolitain. Mais cette question est réservée et, quelque solution qu’on lui donne, il faut avant tout accorder aux étrangers des faveurs aussi larges que possible pour leur établissement dans nos colonies.
Enfin il y avait à examiner quelle est la situation des sociétés de commerce ou d’industrie et des autres personnes morales qui, après s’être constituées à l’étranger suivant la loi du pays, veulent étendre leurs opérations en France. Les dispositions qui règlent les conditions auxquelles ces personnes seront régulièrement créées appartiennent-elles à la catégorie des lois de police et de sureté ? Les précautions que le législateur a prises ayant pour but de sauvegarder les intérêts du public, il semble que notre statut devrait régir toutes les sociétés étrangères ou françaises qui voudraient faire des opérations en France. Mais, d’un autre côté, une personne régulièrement constituée à l’étranger ne doit-elle pas, pour sa constitution comme pour sa capacité, être traitée suivant le statut personnel, et faut-il refuser aux personnes morales l’application d’une loi que pourrait invoquer un particulier vivant ? Il y a là une moyenne à déterminer entre le statut personnel et les lois de police.
Tel est, dans ses linéaments principaux, le problème d’un haut intérêt pratique que vous aviez proposé aux concurrents. Il a dû tenter bien des jurisconsultes ; mais un seul a eu le courage de mener à fin son entreprise. La section n’a pas eu la difficulté, ordinairement fort délicate, de juger le mérite relatif des travaux. Vous n’aurez à vous prononcer que sur le mérite absolu du mémoire qui a été présentė. Le jugement n’est pas difficile ; car la valeur du mémoire a une évidence qui ne permet pas d’hésiter, et la section n’a pas délibéré longtemps pour arrêter ces conclusions.
Le mémoire traite toutes les parties de la question en suivant les divisions suivantes : après une introduction historique et philosophique consacrée aux généralités, l’auteur examine dans une première section les moyens d’acquérir la nationalité française et spécialement les modifications à faire à la loi sur la naturalisation. Dans la deuxième section, il s’occupe de la capacité des étrangers ordinaires en France au point de vue des droits civils. Dans la troisième, il développe les principes établis dans la précédente section, en abordant par les détails les divers aspects de la vie juridique ; c’est pour l’auteur l’occasion d’examiner les conflits de législation les plus importants pour le règlement des intérêts privés. La quatrième section traite de la condition des étrangers aux colonies. La cinquième est employée à déterminer la position légale de quelques étrangers dont la situation est spéciale et notamment de ceux qui, conformément à l’art. 13 du code civil, ont obtenu l’autorisation de fixer leur domicile en France. L’auteur donne aussi des détails sur les conventions diplomatiques et consulaires qui sur certains points, ont réglé les conflits de législation. Enfin, dans la sixième, il est traité des personnes morales créées à l’étranger qui étendent leurs opérations en France.
Chaque section se termine par un résumé des réformes qui paraissent à l’auteur devoir être adoptées ; ce résumé est la conclusion nettement formulée des critiques qui peuvent être adressées à notre législation et des améliorations qu’il serait bon d’y apporter. Les propositions de réforme sont toutes formulées avec précision et inspirées par un esprit de libéralisme aussi sincère que modéré. Chacune est motivée avec force, positivement par les raisons qui recommandent son adoption, et négativement par la réfutation des objections. Le style est généralement sobre et simple, tel qu’il convient à l’exposition scientifique des questions de droit. L’exposition est claire et l’argumentation est facile à suivre ; la solidité du fond n’a pas alourdi le mouvement de la forme. Ce qui nous a frappés surtout, c’est qu’aucune bonne raison n’est négligée par l’auteur et que l’argument décisif est toujours mis en relief avec discernement. Nous pourrions signaler quelques passages qui ne sont pas dignes du jugement qui précède ; l’auteur saura les trouver et fera, sans difficulté, disparaître ces imperfections. Nous aurions aussi quelques réserves à faire sur plus d’une des propositions de réforme ; mais nous n’avons pas à nous prononcer sur les opinions des concurrents ; car l’Académie a pris soin de dégager sous ce rapport sa responsabilité. C’est le mérite que vous avez à juger et des dissentiments ne sont pas des défauts ; il suffit, pour obtenir nos suffrages, que l’auteur appuie par de bons arguments des idées raisonnables et qu’il expose avec talent des doctrines dignes d’être défendues.
Nous exprimerons cependant le regret que l’auteur du mémoire n’ait pas donné plus de développements à la partie qui traite des conventions diplomatiques. Il a sans doute donné leurs dates et indiqué leur objet ; mais ces indications sont trop sommaires et la section pense qu’il y aurait avantage à développer l’exposé de ces documents, à en publier le texte parte in quâ et à montrer leurs ressemblances et leurs différences. Ces rapprochements conduiraient à dégager les principes par une méthode sûre ; car la synthèse sortirait d’une analyse aussi probante que possible, c’est-à-dire de l’exposé des conventions internationales librement consenties. Il y a là une mine très riche et que l’auteur connaît bien, mais dont il n’a pas, à notre avis, tiré toutes les ressources qu’elle peut donner.
Àl’unanimité la section de législation vous propose de décerner le prix Bordin au mémoire qui porte pour devises : « Duc in altum » et cette pensée de M. Guizot : « Toutes les émotions, toutes les susceptibilités du patriotisme sont légitimes ; ce qui importe, c’est qu’elles soient avouées par la vérité et par la raison. »
Le rapporteur,
BATBIE.
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