Allocution de Frédéric Passy sur les méfaits du tabac

En 1878, Frédéric Passy poursuit son combat contre ce qu’il présente comme deux fléaux de la moralité, de la santé et de l’économie française : l’alcool et le tabac. Appelé à fournir une courte allocution sur le tabac, en ouverture d’une conférence sur ce thème par le docteur Aimé Riant, il trace devant son auditoire tout ce que coûte, sur la santé, sur les rapports sociaux, sur les finances des individus et de l’État, ce dangereux passe-temps qui devient souvent addiction.

 


Allocution de Frédéric Passy sur les méfaits du tabac

 

Conférence sur le tabac au point de vue hygiénique, par M. le docteur Aimé Riant, 20 août 1878. Précédée d’une allocution de Frédéric Passy.

CONFÉRENCE SUR LE TABAC AU POINT DE VUE HYGIÉNIQUE, PAR M. LE DA. RIANT.

BUREAU DE LA CONFÉRENCE.

Président :

M. Frédéric PASSY, membre de l’Institut, vice-président de l’Association française contre l’abus du tabac et des boissons alcooliques.

Assesseurs :

MM. CLAUDE-LAFONTAINE, administrateur de l’école Monge ; COLLAUX, secrétaire des séances de l’Association ; CRIVELLI, ancien inspecteur d’Académie, vice-président de l’Association ; GERMOND DE LA VIGNE, homme de lettres, secrétaire général de l’Association ; Le marquis DE GINESTOUS, membre du Conseil de l’Association ; GRÉARD, membre de l’Institut, directeur de l’enseignement primaire de la Seine ; PETIBON, trésorier de l’Association.

La séance est ouverte à heures.

 

 

M. Frédéric PASSY, président.

Mesdames et Messieurs, il est 2 heures, c’est l’heure réglementaire, nous ouvrons la séance.

Je dois d’abord annoncer que nous recevons à l’instant de M. le Préfet de la Seine un télégramme qui nous avertit que M. Gréard, retenu par d’autres devoirs, est dans l’impossibilité d’assisterà la séance. Nous regrettons son absence, mais nous gardons son nom à côté des nôtres comme un témoignage de sa sympathie. C’est à l’instant aussi, qu’il me soit permis de le constater, que j’ai reçu la délégation qui m’appelle au fauteuil. C’est dire que je n’ai dans ma poche aucun discours. Je ne serai donc pas long.

La première qualité d’un président, d’ailleurs, surtout lorsque après lui doit se faire entendre un orateur comme M. Riant, c’est d’être court.

M. Riant, lui, n’est pas tenu de l’être et il est difficile qu’il le soit, car il a à traiter un sujet excessivement vaste. Encore ce sujet n’est-il que la moitié, je devrais dire le quart à peine de la thèse que nous représentons ici, lui et moi, et avec nous les autres personnes honorables qui veulent bien nous assister.

Nous sommes ici, en effet, Messieurs, je dois le rappeler, au nom de l’Association française contre l’abus du tabac et des boissons alcooliques, deux fléaux, disons deux ivresses, dont la meilleure ne vaut rien, et qui trop souvent, par malheur, s’engendrent et se développent l’une l’autre.

Il ne sera question aujourd’hui que de l’un de ces fléaux. Il a été question, dans cette salle même, ces jours derniers, de l’autre : nous y avons pris part, comme représentants de notre Société, à un Congrès international sur l’alcoolisme. Nous faisons aujourd’hui la place moins grande au tabac, comme vous le voyez ; mais nous y reviendrons. De plus, M. Riant, bien qu’il soit en état de nous parler du tabac à tous les points de vue, a l’intention de s’occuper à peu près exclusivement du point de vue hygiénique.

Or, il y a un autre point de vue (je n’ai pas l’intention de le traiter, bien entendu, mais il ne m’est pas permis de ne point l’indiquer au moins) qui n’est ni moins grave ni moins vaste : c’est le point de vue économique, le point de vue social, le point de vue moral.

De l’autre côté de la Manche, où l’on va volontiers jusqu’au bout de ses principes, et quelquefois au-delà, les ennemis du tabac répandent à profusion de petites affiches dans lesquelles ils n’hésitent pas à dire entre autres choses : « Fuyez la compagnie des fumeurs. » Nous n’allons pas jusque là. Nous avons des amis qui fument, les uns modérément, d’autres immodérément ; nous ne les fuyons pas comme des pestiférés, quoiqu’ils ne sentent pas toujours bon ; et nous ne les montrons pas au doigt comme des monstres. Non ; nous aimons nos amis, même fumeurs, lorsqu’ils méritent d’être aimés ; mais nous leur demandons la permission de leur dire, au nom de notre affection même, et nous répétons à ceux que nous ne connaissons pas, que l’abus du tabac, et l’usage est bien près de l’abus, funeste au point de vue de la santé, est un abus antisocial et antiéconomique ; qu’il nuit à la bourse, qu’il porte atteinte au travail et qu’il compromet les bonnes relations de la famille et de la société.

Je me trouvais un soir, il y a déjà une dizaine d’années, chez un homme très distingué — il est mort depuis — qui aimait à réunir à sa table et dans son salon une société d’élite.

Après le dîner, qui avait été fort bon, la plupart des hommes passèrent, suivant une habitude qui est devenue presque obligatoire, dans une pièce voisine pour y fumer. Ils n’en sortirent plus de tout le reste de la soirée.

La maîtresse de la maison nous dit, à un ou deux qui, n’étant pas fumeurs, étions demeurés au salon, et auxquels elle savait beaucoup de gré de lui avoir tenu compagnie : «En vérité, Messieurs, c’est bien désagréable. J’invite des hommes distingués, des hommes d’esprit. Je me figure que j’aurai le plaisir de les entendre causer et de causer avec eux ; ils mangent mon dîner, ils prennent mon café, puis ils passent dans le cabinet de mon mari, d’où ils nous envoient leur fumée par-dessous la porte, et ils s’en vont sans que je les aie vus ! Ils prennent ma maison pour un restaurant. »

Elle avait raison, cette excellente femme. Et j’ajoute que les femmes se résignent beaucoup trop facilement, en général, à cette habitude, et qu’elles ont tort, car c’est assurément (avec une autre mauvaise habitude dont elles sont heureusement en train de se corriger, mais dont il reste encore trop de traces, avec la frivolité, tranchons le mot, avec la nullité de l’éducation et de la conversation des femmes), c’est, dis-je, une des causes principales de cette séparation trop acceptée des sexes qui nuit à l’agrément, au charme, au sérieux de nos rapports sociaux, et n’est pas sans une influence funeste sur la morale privée et publique. (Applaudissements.) Je n’en dis pas davantage sur ce chapitre.

Quant à la dépense, Messieurs, ai-je besoin d’en parler ? Fumeurs ou non fumeurs, nous savons tous ce qu’il en coûte de fumer. Combien de ménages où l’on se prive du moindre agrément, parfois du nécessaire, parce que le cigare ou la pipe de monsieur consomment plus que la toilette de madame ou les mois d’école des enfants ! Je glisse encore sur ces détails délicats ; un chiffre seulement, mais un chiffre d’ensemble, sans personnalités. Les statisticiens, dont je ne suis pas l’esclave, je ne me pique pas d’être précisément statisticien, mais qui ont du bon, eux et leurs chiffres, à la condition qu’on sache s’en servir, les statisticiens disent, et les meilleurs l’ont démontré, que depuis cinquante ans le tabac, avec les dépenses accessoires et inévitables qu’il entraîne, n’a pas coûté à la France moins de 10 milliards ! Dix milliards ! c’est-à-dire deux fois la malheureuse rançon que nous avons dû payer à l’Allemagne, ou, pour prendre une comparaison moins pénible, l’équivalent de tout ce que nous possédons de chemins de fer dans notre pays.

Je n’insiste pas. Voilà un chiffre qui est de nature à se graver dans toutes les mémoires. À vous de supputer, comme il vous plaira, ce qu’on aurait pu faire avec cela. La perte de travail est-elle moindre ? Je ne le crois pas. Oh ! je le sais, il y a des hommes d’étude, des hommes de labeur, des hommes sérieux qui jouissent, par je ne sais quel privilège, d’une sorte d’immunité, au moins apparente, à l’égard de ce poison, comme d’autres à l’égard d’autres poisons. Il y a des hommes qui travaillent beaucoup et qui travaillent bien en fumant beaucoup, en fumant trop, en fumant toujours. Comment travailleraient-ils s’ils ne fumaient pas ?Voilà ce qu’on ne sait pas et ce qu’ils ne savent pas eux-mêmes. Mais passons.

Ce qui est certain, c’est qu’en règle générale l’habitude de fumer ne va pas sans perte de temps. Et pour chaque fumeur, ne perdit-il qu’une heure, qu’une demi-heure, il en perd bien davantage, c’est une partie importante de la vie qui s’en va en fumée. Nous avons mieux à faire de notre existence, ce me semble, que de la perdre de gaieté de cœur !

Ce n’est pas tout. Chez la plupart des hommes, chez ceux qui ne sont pas doués de cette immunité dont je parlais tout à l’heure, chez ceux qui n’ont pas cette énergie vigoureuse, grâce à laquelle l’attention ne se laisse jamais distraire ou affaiblir ; chez ceux-là l’attention et la vivacité d’esprit s’émoussent et s’obscurcissent. Et c’est même — qui ne le sait — l’une des causes de l’entraînement qui, de l’usage du tabac, porte si vite à l’abus.

Le tabac est un moyen de passer le temps sans rien faire, de flâner, de ne pas penser à ce qui déplaît ou à ce qui exige un effort.

Il y a là, encore une fois, pour le capital intellectuel d’une nation, pour son capital moral, sans parler du travail matériel, une perte équivalente tout au moins, peut-être supérieure, à cette perte énorme de 10 milliards que je rappelais il y a un instant.

Oh ! je sais bien ce que vous allez me répondre : Cela rapporte gros à l’État, qui encaisse de ce fait 300 ou 400 millions par an ; et l’État a besoin de ressources. Eh ! mon Dieu ! que l’État tire de l’argent aux fumeurs en leur vendant du tabac, nous ne nous y opposons pas ; c’est son droit, comme c’est le nôtre de résister aux appels de la Régie. Mais ce que nous donnons à la Régie, nous ne le donnons ni à l’agriculture ni à l’industrie, qui, elles aussi, rapportent à l’État et qui, de plus, rapportent à ceux qui les développent. Que l’État impose donc nos consommations de fantaisie, soit ! Mais que nous nous imposions nous-mêmes une charge aussi lourde ; mais que nous fassions volontairement subir à la société, à nos familles, à nous-mêmes, un préjudice comme celui-là, franchement, cela peut surprendre, venant du peuple qui se dit le plus spirituel de l’univers.

Et puisque nous sommes à la tête d’une association qui s’occupe sérieusement de ces questions ; puisque nous sommes en ce moment, M. Riant et moi, chargés de porter la parole au nom de nos collègues, nous avons le droit et le devoir de dire, sans mâcher les mots, que cela n’a pas le sens commun.

Tout le monde connaît l’axiome de Franklin : « Un vice coûte plus à nourrir que deux enfants. » Nous ne prétendons pas, encore une fois, que l’usage du tabac soit un vice à proprement parler ; ce peut n’être quelquefois qu’une distraction inoffensive. Mais souvent, bien souvent, c’est le chemin du vice ; c’est la pente sur laquelle on roule jusqu’à des abîmes insondables, parfois jusqu’à la dégradation et au crime.

L’homme qui s’est fait l’esclave du tabac, comme l’homme qui s’est fait l’esclave de l’alcool, ne s’appartient plus, et lui-même ne peut savoir où le conduira un jour ou l’autre la tyrannie de l’habitude. Nous ne vous disons donc pas, je le répète, à l’instar de nos amis d’Angleterre : « Fuyez avec horreur la compagnie des fumeurs », nous vous disons plutôt : « Tâchez de les convertir en frayant avec eux en bonne intelligence. » Nous vous disons surtout : « Ne les imitez pas et empêchez qu’on ne les imite ; fumez le moins possible et, s’il y a moyen, ne fumez pas du tout. Votre bourse, votre santé et votre moralité peut-être s’en trouveront bien. »

Quant à ce qui est de la santé, en particulier, M. le docteur Riant s’est chargé de la démonstration ; il va nous la donner pour notre plus grand profit, et pour notre plus grand agrément aussi, je le sais d’avance. Écoutez-le, applaudissez-le comme il le méritera. Prenez, s’il est possible en l’entendant, de bonnes résolutions. Et que ces bonnes résolutions, à votre sortie d’ici, ne s’en aillent pas en fumée. (Applaudissements prolongés.)

A propos de l'auteur

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.