Communauté et communisme

À la veille du déchaînement révolutionnaire de la Commune de Paris, Frédéric Passy attaque les idées désormais populaires du communisme. Cette théorie lui paraît tout à la fois réfutée par la pratique et la théorie. Elle n’aboutit, en fin d’analyse, qu’au dénuement commun et à l’arrêt du progrès, lequel n’est stimulé, l’espèce humaine étant ce qu’elle est, que par le mobile de l’intérêt personnel. En renversant la propriété et en niant la liberté, le communisme se montre ainsi l’ennemi de la communauté des hommes.

BIBLIOTHÈQUE POUR TOUS

COMMUNAUTÉ ET COMMUNISME

PAR

FRÉDÉRIC PASSY

1869

AVANT-PROPOS

Parler de l’importance de la question traitée dans ce petit volume serait au moins inutile. Il ne le sera pas de dire dans quel esprit et à quelle intention elle y est abordée.

La passion a pris, de nos jours, à l’égard de la plupart des problèmes sociaux, la place de la raison. Ce ne sont plus des arguments, ce sont des invectives que l’on échange. Ce n’est plus aux opinions, c’est aux intentions que l’on s’attaque. « Arrière communistes, vous m’êtes une puanteur », s’écrie dans sa verve amère le grand batailleur de ce temps, M. Proudhon ; et c’est, aux yeux de beaucoup de personnes, tout ce qu’on peut prendre la peine de dire en effet à des gens infectés de communisme.

« La propriété c’est le vol », proclame à une autre heure, mais sans changer de langue, le même infatigable polémiste ; et les communistes à leur tour de répéter en chœur l’anathème en enchérissant à l’envi sur les termes.

Nous répudions, pour notre part, autant qu’il dépend de nous, et de quelque côté qu’elles viennent, ces imprécations sans portée ; et nous estimons qu’il est grandement temps d’en faire justice. Nous n’admettons pas que, pour réfuter efficacement une doctrine que l’on croit erronée ou dangereuse, il soit indispensable de qualifier d’imbécile ou de scélérat quiconque tient pour elle. Nous affirmons même que c’est médiocrement prudent, et il nous semble que commencer par mettre en doute la loyauté de ceux que l’on combat, c’est leur donner le droit de récuser d’avance, (comme entachées de partialité sinon d’hypocrisie), toutes les raisons qu’on leur peut alléguer. La réalité n’est pas toujours, quoiqu’on en dise, si facile à distinguer des apparences ; et ce n’est pas un crime, après tout, quand on n’a pas appris à rectifier par les observations de la science le premier témoignage de ses sens, de croire et de soutenir que le soleil tourne autour de la terre.

La civilisation entière, à notre avis, gravite autour du respect de la propriété, qui n’est autre chose que le respect de l’activité personnelle et par conséquent de la justice. C’est là le vrai centre du monde économique : et de la proportion même dans laquelle est pratiqué ce respect dépend, en réalité, nous en avons la ferme conviction, la vitalité plus ou moins grande des diverses sociétés. Mais lorsque l’on voit, à toutes les époques, l’opinion inverse professée par des adeptes nombreux et fervents ; lorsque l’on songe que parmi ces adversaires de la propriété il y en a eu d’illustres, de sublimes quelquefois, et dont la sincérité n’a pas craint de s’affirmer par le martyre et par le renoncement volontaire lui-même ; il n’est pas permis, nous semble-t-il, de n’avoir que de la pitié ou de la colère pour cette doctrine et pour ceux qui la professent.

Mieux vaut, en se plaçant au point de vue de ses adversaires pour les comprendre, et, s’il est possible, s’en faire comprendre, rechercher s’il n’y aurait pas, sous la contradiction trop manifeste des conclusions qui se heurtent, des principes communs et des aspirations identiques auxquels on soit de part et d’autre prêt à se rallier ; si le double désir de la justice et du bien-être général n’est pas, en réalité, au fond de tous les cœurs ; si tous, en un mot, apôtres du communisme ou défenseurs de la propriété, nous n’avons pas sincèrement en vue le même idéal : le maintien et le développement de la communauté.

C’est dans ces sentiments et à ce point de vue qui, depuis longtemps, sont les miens, qu’ont été écrites les pages qu’on va lire.

I.

Point de départ de la doctrine communiste. — Égalité de tous les hommes devant la nature et inviolabilité du domaine de la communauté primitive.

Quand on veut sincèrement connaître une opinion — et comment l’apprécier sans la connaître ? — ce n’est pas à ceux qui la combattent, c’est à ceux qui la soutiennent qu’il faut s’adresser. Faisons ainsi pour le communisme ; et voyons, avant toutes choses, ce que disent, à l’appui de leur système, ceux qui réclament le partage égal des biens d’ici bas. La réponse est aisée ; car ils n’ont, à cet égard, guère varié ; et les arguments des communistes contemporains sont, à quelques détails près, précisément les mêmes que ceux de leurs ancêtres les plus éloignés.

Ce que disent les communistes, le voici en deux mots. C’est que les hommes sont frères, et par conséquent égaux en droits comme en devoirs. C’est que, semblables par la nature, semblables par les besoins, soumis de la même façon à la loi universelle du travail, tous les membres de la grande famille humaine ont les mêmes titres sur cette terre où ils ont été pareillement placés et sur les ressources que cette terre offre au travail. C’est qu’on ne saurait, dès lors, concevoir parmi eux des sacrifiés et des privilégiés, des appelés et des exclus. Ils ajoutent que tout ce qui dépouille les uns pour gratifier les autres, tout ce qui porte atteinte à la communauté primitive des dons de la Providence, est une violation de cette loi suprême de justice, une négation de l’égalité morale, une usurpation du patrimoine sacré de l’humanité entière.

Y a-t-il dans ces déclarations quelque chose de dangereux ou d’inadmissible ? Non. C’est l’évidence même. Il est clair que nous sommes tous égaux devant le monde matériel, devant ses ressources comme devant ses difficultés ; et le Créateur, en nous mettant ici-bas, n’a pu établir deux catégories parmi nous, l’une de ceux qui seraient appelés à jouir de ses bienfaits, et l’autre de ceux qui en seraient privés. Il est clair que nous devons tendre au plus grand bien général ; et il est clair aussi que nous ne pouvons atteindre à ce but qu’en bannissant de la terre, autant qu’il dépend de nous, toute inégalité et toute injustice. Mais il s’agit de savoir quel est pour cela le vrai chemin à prendre ; si, pour faire prévaloir la justice, pour faire progresser la richesse, pour rendre tous les hommes réellement participants des dons de la Providence et les faire asseoir, ainsi que des frères, à une table commune et chaque jour mieux servie, il convient d’abolir la possession individuelle ou de la respecter.

Il s’agit de savoir si cette communauté que l’on revendique (et que l’on a raison de revendiquer), se trouve dans le communisme ou si au contraire le communisme n’en est pas la négation : s’il ne va pas, en d’autres termes, contre la pensée même de ces communistes honnêtes pour lesquels il ne s’agit pas, comme pour quelques ambitieux peut-être, de changer ce qui existe afin de mettre certains hommes à la place de certains autres, mais de réaliser le bien de tous. Voilà ce qu’il s’agit de savoir.

Il y a, ce semble, un moyen bien simple de le savoir : c’est de prendre pour point de départ le point de départ même des communistes. C’est de proclamer avec eux leur axiome fondamental : « Tout a été donné à tous », et de voir, en suivant le développement de cette proposition première, où l’on arrive.

Soit, donc : nous voici tels que nous avons été mis ici-bas à l’origine. La terre est là, devant nous, avec ses richesses, avec ses résistances aussi. Nous sommes tous égaux en leur présence, et si l’un de nous, au lieu de se borner à étendre la main sur ces ressources, empêche son voisin d’étendre comme lui la main sur elles, il commet un attentat contre le droit commun, contre l’égalité, contre la nature humaine elle-même.

C’est bien cela, n’est-ce pas ? Et les communistes les plus rigoureux ne sauraient demander davantage. Voilà la prémisse posée : avançons maintenant et voyons quelles en sont les conséquences.

II

Caractères et limite de la communauté primitive. — Nécessité d’y puiser pour en jouir. — Le droit de tous suppose pour chacun la faculté d’usage individuel.

Les fruits sont à tout le monde ; très bien : mais quels fruits ? Ceux qui en effet ont été offerts à tout le monde, c’est-à-dire ceux qui n’ont été spécialement produits par personne. Les fruits spontanés de la terre, en d’autres termes, ceux que trouve, en arrivant devant cette table qu’elle n’a pas dressée, l’humanité naissante et affamée. Mais ces fruits, que sont-ils ? Ils ne sont ni abondants, hélas ! ni succulents surtout ; et c’est un triste banquet que le banquet de la nature, quand l’homme n’y a pas mis son écot. Une proie qui fuit devant les mains désarmées qui la poursuivent, des racines sauvages, de maigres baies qu’il faut disputer aux innombrables hôtes non moins affamés de la terre et de l’air, tout en se défendant, sans griffes et sans dents, contre leurs dents ou leurs griffes : voilà, dans sa sévère réalité, la table commune des premiers jours ; voilà les fruits qui sont à tout le monde. Ce n’est pas avec cela qu’on peut aller bien loin. Ce n’est pas avec cela, en tout cas, que l’homme pourrait s’élever au-dessus de la bête.

Tout cela, pourtant, quelque restreint qu’il soit, il n’y a qu’un moyen de s’en servir, c’est de le prendre, et par conséquent de le faire sortir de cet état de chose neutre, offerte indistinctement à tous et n’appartenant à personne, pour le faire passer à l’état de chose appropriée, appartenant exclusivement à celui qui s’en empare pour assouvir ses besoins. Car qui dit consommation dit destruction au profit exclusif de celui qui consomme ; et le même fruit, quelque naturel et spontané qu’il soit, ne peut être cueilli par deux mains ni dévoré par deux bouches. Les animaux, nos modèles, au dire des communistes purs, ne sont pas en cela d’une autre étoffe que nous ; et pour eux aussi ce qui sert à l’un cesse par cela même de pouvoir servir aux autres.

« Toutes les hirondelles, disait au siècle dernier le docteur Quesnay, ont droit indistinctement à tous les moucherons qui voltigent dans l’air ; mais, quand l’une d’elles a mis un moucheron dans son bec, il y reste. » Il est à elle, et pourquoi ? Précisément parce qu’il n’était à personne ; parce qu’elle avait, concurremment avec toutes les hirondelles, ses compagnes, un droit égal sur lui, et que ce droit elle l’a converti en fait en l’exerçant. Que si, après cela, quelque hirondelle moins heureuse ou moins active le lui vient disputer, ne semble-t-il pas, à travers ce babillage animé qui plus d’une fois a frappé nos oreilles, entendre toute la troupe répondre d’une seule voix à cette sœur jalouse ? « Fais comme elle, attrapes-en. »

Il en est exactement de même des hommes à l’égard des biens naturels dont ils ont besoin. Ils y ont tous un droit égal ; donc ils peuvent tous également s’en emparer : mais jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’ils aient cessé d’être à tous, c’est-à-dire de n’être à personne, en servant à quelqu’un. Ils sont là, ces biens offerts à tous, à moi comme à mon voisin, et à mon voisin comme à moi. Le premier, pendant qu’ils ne sont encore ni à lui ni à moi, je conçois la pensée d’en saisir un, et je fais l’effort nécessaire pour y parvenir. Je le peux, sans doute, car qui dit communauté dit faculté de puiser au réservoir commun ; et sans cette faculté le droit de tout le monde ne serait que l’exclusion de tout le monde. Mais alors c’est le moucheron de l’hirondelle. Si j’ai pu le prendre, je puis le garder ; et précisément parce que toutes les mains pouvaient s’étendre de même sur cette chose, elle est à la main qui avant d’autres s’est étendue en effet sur elle. C’était un bien vacant, neutre, ignoré peut-être. Désormais c’est mon bien à moi , à moi seul. Et si l’on vient, après cela, me disputer ma conquête, je répondrai, comme l’hirondelle : « Faites-en autant, attrapez-en. » Vous m’enviez cette branche arrachée à la forêt et dont je vous ai montré qu’on pouvait faire une arme : profitez de la leçon et arrachez à votre tour une autre branche. Et si vous me dites que ce n’est pas une branche quelconque que vous demandez, mais la mienne ; que ce qu’il vous faut c’est la massue que je me suis faite, l’arc que j’ai fabriqué, le filet que j’ai tressé ; … alors je suis fondé à vous répliquer que ce que vous voulez ce n’est pas la chose qui appartenait à tout le monde, l’animal errant dans la forêt ou l’écorce dans laquelle on pouvait trouver des filaments textiles, c’est la chose qui est à moi et n’a jamais été qu’à moi : C’ESTLA PEINE QUE J’AI PRISE ET QUE VOUS NE VOUS SOUCIEZ PAS DE PRENDRE. Vous voulez vous emparer, sans y mettre le même prix, de ce qui m’a coûté à moi de l’intelligence, de la volonté et de la force musculaire. Homme ou hirondelle, encore une fois, c’est toujours la même chose.

III

Différence entre l’animal et l’homme. L’animal broute ; l’homme produit et transforme.

Il y a une différence toutefois, et une grande : c’est que l’hirondelle ne chasse guère qu’aux moucherons, aux vermisseaux ou aux brins de paille pour construire son nid ; et que l’homme, lui, chasse pour ainsi dire à l’infini. C’est que l’animal vit au jour le jour, ou à peu près, ne se servant guère des choses que telles que la nature les lui présente ; et que l’homme prépare l’avenir par la prévoyance, en transformant, pour les améliorer ou les développer, les objets placés à sa portée. Il cède d’abord, tout comme l’animal, au pur instinct, en s’emparant simplement de ce qui éveille ses premiers appétits : la faim exige satisfaction, il apaise sa faim en se jetant sur une proie. Il fait autre chose, ensuite : il observe, il combine, il prépare ; et des diverses forces de la nature, peu à peu pénétrées et domptées les unes par les autres, il se fait comme autant d’échelons pour s’élever de satisfactions en satisfactions. Après la branche d’arbre vient la fronde, puis la flèche, puis la cabane, puis l’outil à remuer plus ou moins imparfaitement le sol. Et pour cela il lui faut, à chaque pas, répéter, pour une ressource nouvelle, ce même acte méritoire de puiser, par un effort personnel, dans le domaine des choses vacantes. Il lui faut observer comment, à certaines époques, certaines graines tombent et lèvent ; comment elles viennent mieux en tel endroit et moins bien en tel autre ; de quelles plantes elles aiment ou redoutent le voisinage, dans quelles conditions elles se conservent ou s’altèrent. Il lui faut ensuite, à travers mille tâtonnements, mille sacrifices, mille déboires, mettre à profit toutes ces remarques ; et se procurer ainsi, graduellement, non plus les fruits spontanés de la terre qui étaient à tous, mais les fruits artificiels et personnels du travail qui sont au travail. Voilà l’œuvre de l’homme ; voilà comment, à une vie stérile, stationnaire, dévastatrice, il substitue une vie féconde, productive, grandissante ; et, d’un animal de proie qu’il était d’abord, fait l’être intelligent qui domine le monde et étend sa pensée et ses œuvres dans le passé et dans l’avenir.

IV

Application de ces vérités à la terre. La terre livrée à l’homme et la terre faite par l’homme.

Bon, disent les partisans de la théorie communiste. Bon pour les fruits, en effet ; bon pour ces choses qui se transmettent de main en main à la surface de la terre. Mais la terre elle-même ! mais le sol ! ce sol immuable dont il n’est pas possible de se passer et dont il faut, dans nos sociétés, payer si cher la moindre parcelle, ne fut-ce que pour y verser sa sueur pendant le jour, pour y reposer sa tête pendant la nuit sous un abri précaire, ou pour y déposer en paix après leur mort les os de ceux qu’on a aimés ! Ce sol, donné à tous assurément puisqu’il est le support nécessaire des pas de tous, comment se fait-il qu’il ait cessé d’être à tous ? Pourquoi ces obstacles à nos pas, à notre jouissance, à notre travail ? Pourquoi cet envahissement partout flagrant ? « Qui a fait la terre ? » a-t-on dit de nos jours dans une apostrophe célèbre. C’est Dieu apparemment. « En ce caspropriétaire, retire-toi. »

Qui a fait la terre ? dites-vous. Cela dépend de quelle terre vous voulez parler ; et ici encore il faut s’entendre. Est-ce la terre telle qu’elle était au moment où, pour la première fois, le pied de l’homme s’est posé sur elle ? Celle-là ce n’est pas l’homme qui l’a faite assurément. Est-ce la substance matérielle de la terre avec ses aptitudes diverses, avec ses propriétés physiques ou chimiques, connues ou inconnues, manifestées au soleil du premier matin ou ensevelies encore dans les ombres de l’avenir ? Toutes ces propriétés, ce n’est pas l’homme davantage qui les a faites : il ne saurait prétendre à la faculté créatrice ; et tout ce qui est en son pouvoir, c’est d’user de ce qui existe. Mais il en use, et en en usant il le modifie. Et c’est ce qui a eu lieu et a lieu à toute heure pour la terre. Est-ce la terre telle qu’elle est, enfin, la terre assainie et productive, la terre défrichée ou plantée, la terre couverte de bâtiments, de récoltes, d’instruments et d’animaux rassemblés, façonnés ou transformés par la main de l’homme, la terre humanisée en un mot ? Ah ! cette terre-là, c’est autre chose ; et s’il y a quelqu’un qui, suivant le mot de M. Michelet, puisse se vanter de l’avoir faite, c’est bien l’homme. L’homme, le metteur en œuvre des ressources primitives, qui peu à peu, en versant sa vie autour de lui, a fait reculer la mort et grandir la vie : l’homme qui, par ce long travail qui s’appelle la culture, « d’une superficie a fait un champ », d’un marais empoisonné un jardin, et d’une solitude le séjour d’une nation puissante et riche.

Vous réclamez la terre, répondent à leur tour les adversaires de la revendication communiste : quelle terre ? La terre que Dieu au premier jour a donnée à tous. Qu’à cela ne tienne ; il n’est pas mal aisé de vous satisfaire. De cette terre, telle que Dieu nous l’a donnée, il n’en manque pas sur la surface du globe. Il y en a à revendre, comme on dit ; ou plutôt à prendre, car personne ne voudrait l’acheter ; et l’on vous en procurera pour rien tant que vous en voudrez. Et vous la recevrez, non pas comme l’ont reçue jadis nos pères dénués, ignorants et barbares, mais avec tout ce bagage inestimable de connaissances, de procédés, d’exemples ; avec tout ce capital intellectuel, moral, matériel même, que possède forcément tout homme qui a simplement traversé une société civilisée.

Partez donc, vous qui vous trouvez à l’étroit parmi nous, vous qui reprochez à l’exploitation privée du sol d’avoir attenté à votre existence en restreignant votre part de l’usufruit primitif ; allez dans les forêts vierges, dans les déserts et dans les marais ; allez au milieu des animaux sauvages exercer comme eux ces droits naturels de parcours et de pâture que vous regrettez : voilà la terre qui n’est à personne et dont les fruits sont à tous. Voilà la terre qui a été, avant l’intervention de la culture, offerte à tous indistinctement comme le théâtre commun de leurs efforts et de leurs travaux. Or, qui l’ignore ? — lorsque parmi nous l’on offre de cette terre au plus irrité, au plus malheureux peut-être de tous ceux qui souffrent ou se plaignent en face de la richesse d’autrui, il recule d’horreur, et il a raison. Il sait très bien que ce qu’on lui propose c’est la lutte, et une lutte terrible ; que sur cette terre, fût-elle la plus belle du monde, la mort attend l’homme sous mille formes et de mille côtés ; et que, même avec les mains puissantes que lui a faites la civilisation, avec les armes qu’elle lui a fournies, avec les lumières qu’elle lui donne, le plus vigoureux aurait le temps de succomber cent fois avant d’avoir obtenu de cette terre naturelle les moyens de soutenir tant bien que mal son existence. Ce n’est donc pas cette terre-là qu’il réclame ; ce qu’il réclame, c’est la terre d’aujourd’hui, la terre faite de main d’homme et pétrie de sueur d’homme. C’est le travail de ceux qui ont travaillé, en d’autres termes, et le succès de ceux qui ont réussi. Or le travail est à qui l’accomplit, à moins de bouleverser jusqu’aux dernières notions de l’équité la plus élémentaire ; et le succès est à qui l’obtient. Et ce n’est pas seulement la justice qui exige qu’il en soit ainsi, c’est l’intérêt de tous ; et à ce point de vue, on va le voir, la théorie communiste va directement contre cette communauté qu’elle prétend restaurer.

V

Suite des considérations précédentes. — L’appropriationdu sol est-elle un accaparement ou une extension des ressources primitives ? Comparaison des pays civilisés et des pays sauvages.

Les communistes réclament la terre, et pourquoi ? Évidemment parce qu’à la possession de la terre est attaché un avantage pour celui qui la possède. Parce que cet avantage, il leur semble qu’il est obtenu aux dépens de ceux qui ne le possèdent pas, de sorte que ce n’est pas seulement à leurs yeux une inégalité, c’est une spoliation. Parce qu’enfin, ces places occupées par les détenteurs du sol, ils sont convaincus que ce sont des places prises à ceux qui ne le détiennent pas ; et que s’il n’y avait pas tant de places ainsi prises et gardées, tant de richesses naturelles accaparées et mises sous le séquestre, le reste des hommes, à leur avis, serait plus à l’aise et mieux pourvu de toutes choses.

Et si, au lieu de places prises, c’étaient des places préparées ; si, au lieu d’enlever à ses semblables la faculté de vivre, l’homme qui, en s’emparant de la terre, la perfectionne et la féconde, assurait, au contraire, par un continuel bienfait, le vivre et le couvert à d’autres hommes ? Or, sans entrer dans des détails que ne comporte pas cette courte étude, il y a un grand fait, qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour apercevoir, et qui ne permet guère le doute à ce sujet. Ce fait, c’est tout simplement l’inégale distribution de la population et du bien-être sur la surface du globe.

Il y a, personne ne l’ignore, des pays où l’on ne rencontre que peu d’hommes, et des hommes misérables ; et il y a des pays où la vie semble abonder au contraire : des pays où les hommes se multiplient de plus en plus sans s’en trouver plus mal ; où, malgré les misères et les douleurs qui restent attachées à l’existence de la plupart, l’existence, en somme, est plus assurée, plus large, plus relevée à tous égards que dans les sociétés clairsemées des premiers. Il y a des pays où une lieue carrée nourrit à peine, à grandpeine, un habitant. Et il y a des pays, moins fertiles parfois, où la même surface en nourrit, dans une condition bien différente, mille, deux mille, trois mille et davantage. Quels sont ces pays où il y a peu d’hommes, et des hommes misérables ? Ce sont les pays appelés sauvages ; ceux où la possession individuelle n’existe pas ou n’existe qu’à l’état rudimentaire ; où rien pour ainsi dire n’est venu modifier l’état primitif de la terre ouverte à tous et restreindre le libre exercice de l’usufruit commun. Et quels sont ces pays qui voient, à travers leurs souffrances, la vie humaine se développer en nombre, en valeur, en quantité et en qualité ? Ce sont les pays où le produit du travail, et en particulier le produit du plus important de tous les travaux, le travail agricole, est assuré à celui qui accomplit le travail ;où la possession du sol, et avec elle la faculté d’employer ce merveilleux mais rude instrument, est nettement reconnue et respectée ; — où la fécondité naturelle n’est pas, comme dans les premiers, livrée à une sorte de dévastation universelle. Dans ceux-là on broute ; et dans ceux-ci l’on récolte. On fait mieux que de récolter, on ensemence ; et le présent, appuyé sur le passé, est à l’envi pour tous l’active et féconde préparation de l’avenir. Dans ceux-là, aussi, un très petit nombre d’hommes, pour végéter, détiennent un espace énorme ; dans ceux-ci, il suffit à un très grand nombre d’un très petit espace. C’est donc dans les premiers, si la terre est accaparée quelque part, qu’elle est le plus accaparée. Or les nations apparemment, au sein de l’humanité, aussi bien que les individus au sein des nations, ont un même droit à ne pas voir borner leurs pas. Ce seraient donc, à ce compte, les peuplades arriérées, pauvres, misérables, qui seraient les usurpatrices, les débitrices des peuples avancés, civilisés et riches. Qu’on leur fasse rendre gorge, si l’on peut !

Ou les faits n’ont pas de sens, ou cela signifie que la possession individuelle, à supposer qu’elle enlève quelque chose, donne cent fois plus qu’elle n’enlève ; et que le moyen de procurer à toutes les bouches, en plus grande abondance, les fruits de la terre, ce n’est pas de livrer indistinctement la terre et ses fruits à toutes les mains. Ou il faut nier l’évidence ou il faut bien reconnaître que la possession individuelle —conséquence et consécration du travail personnel — bien loin d’être, comme le proclamait Rousseau, une restriction arbitraire du domaine primitif de la communauté, en est au contraire une extension : que c’est elle, à mesure qu’elle s’asseoit et se développe, qui ajoute au maigre lot des premiers jours des conquêtes nouvelles, et que ce qu’elle obtient elle le paie. Il est aisé, du reste, de prendre cette évolution sur le fait en se reportant à son origine ; car il reste encore (en trop grand nombre) des pays où la vague exploitation en commun n’a pas cessé d’être la règle ; et l’on peut y voir comment, quand une possession individuelle vient à se former, elle prend naissance et elle est accueillie.

VI

Témoignage de l’expérience.— Accueil fait partout, à l’origine, à la propriété individuelle. — Comment et pourquoi la propriété collective, sans se réduire en rien, lui fait place avec empressement.

La vie, pour ces peuplades ignorantes et faibles que nous appelons sauvages, n’est à bien dire qu’une déprédation en commun. On arrache les racines, on cueille les fruits, on tue les animaux, on attrape le poisson dans les ruisseaux. Et, devant cette jouissance imprévoyante qui détruit et ne remplace pas, la pénurie arrive vite ; et la famine vient, de temps à autre, moissonner la population pour donner à la nature le temps de refaire des ressources pour la vie humaine. Il lui faut ses jachères, et elle les prend. Si le mode d’exploitation ne change pas, il n’y a pas de raison pour que rien change. Le cercle est fermé ; et l’on reste, dans ce cercle, à la discrétion des saisons et des migrations d’animaux, tantôt dans l’abondance et tantôt dans la disette, mais sans pouvoir jamais franchir la limite fatale.

Heureusement les choses changent parfois, et un nouvel élément s’introduit dans cette condition misérable pour ajouter quelque chose à la table insuffisante de la nature. Cet élément nouveau, c’est l’appropriation individuelle.

Un homme, plus intelligent sans doute, plus prévoyant, plus énergique que les autres, se lasse le premier de cette vie au jour le jour, condamné à attendre passivement l’avenir sans le prévoir ni le préparer. Il se dit que les choses ont des lois, et qu’il n’est pas impossible de se servir de ces lois en les observant. Et il attire ou retient l’animal pour se faire une réserve de lait ou de chair. Et il jette sur un coin de terre des graines qu’il a soustraites à sa faim du moment. Et il soigne le produit de ces graines jusqu’à ce que ce produit devienne une récolte. Et pour faire cela il enclôt un terrain, il l’entoure de broussailles, il le défend contre les ravages des animaux et contre ceux de ses voisins : il se le réserve, en un mot, il en fait sa chose, sa chose à lui, à lui seul, pendant un certain temps au moins, le temps du travail et de l’attente du résultat. L’en empêche-t-on ? Vient-on, au nom du droit de tous, protester contre cette occupation limitative d’une partie déterminée du territoire de la tribu ? Voit-il renverser ses barrières à peine élevées et ravager ses cultures naissantes ? Non, puisque partout la culture a pu s’établir, et que partout elle a été considérée comme un bienfait.

C’est une déesse, chez les Grecs, qui donne aux hommes le blé. Celui qui leur enseigne la charrue est mis, par leur reconnaissance, au rang des héros immortels. Et chez les Indiens d’Amérique une gracieuse et touchante légende, qui donne pareillement à la naissance du maïs un caractère sacré, atteste avec quelles bénédictions a été reçue par leurs ancêtres l’introduction de cette plante précieuse, base première d’une alimentation régulière. On sait également, par le témoignage unanime des voyageurs et des missionnaires, que partout, pour ces peuplades vouées à la pêche et à la chasse, le nouveau venu qui veut chasser ou pêcher sur leur territoire est un ennemi contre lequel il n’y a pas assez de supplices ; mais que pour celui qui veut cultiver la place est toujours prête : l’art qu’il apporte avec lui est une sauvegarde assurée.

La raison en est simple. C’est qu’au lieu d’être un compétiteur il est un auxiliaire. C’est qu’au lieu de prendre il donne. C’est, en particulier, qu’au lieu d’enlever de l’espace et de borner d’autant les pas de ses semblables, il leur abandonne, en se limitant à un coin relativement insignifiant, tout ce qu’il cesse de parcourir comme eux l’arc et le filet à la main. Autant de jours consacrés à sa besogne nouvelle, autant de jours enlevés à ses anciennes habitudes. Il est donc, au point de vue de la consommation des ressources naturelles, une bouche de moins ; et il devient, pour la production des ressources artificielles qu’il inaugure ou qu’il développe, un bras et un exemple. Qui ne voit que dans ce seul fait tout le progrès est en germe ; et qui ne comprend dès lors comment, d’un commun accord — et à l’avantage commun aussi — à une jouissance collective et indéterminée de l’ensemble s’est substitué, pour certains membres de la communauté, un droit personnel et défini sur une fraction. La communauté et l’individu y ont également trouvé leur compte ; l’individu en s’assurant à la fois la liberté de ses mouvements et le fruit de son travail ; la communauté, en élargissant son domaine primitif et y adjoignant un domaine nouveau.

Tout ce qui s’est fait depuis n’a été que la conséquence de ce premier pas, le développement de la même loi. Et c’est pour cela que la condition de l’humanité s’est améliorée. Le travail individuel, stimulé par l’espoir du mieux, a suscité de nouvelles richesses : et ces richesses, à mesure qu’il les suscitait, il les a, dans la mesure du possible, gardées pour sa récompense. Ainsi se sont formés, non pas au dépens du domaine public, mais au profit de ce domaine, les domaines particuliers. Et plus la propriété personnelle gagnait de terrain, plus la propriété collective voyait s’étendre le sien. La propriété individuelle, en réalité, c’est le respect du travail, ce n’est que cela. La récolte, c’est la chair et le sang de celui qui a semé le grain lui revenant, du sein de la terre où il les a enfouis pour les faire revivre avec accroissement. Le patrimoine, sous quelque forme qu’il se présente, c’est la sueur de l’effort restituée à celui qui a versé cette sueur. C’est sa pensée, son énergie, sa prévoyance, sa vie, incarnées dans les objets dans lesquels elles ont passé, et sacrées dans ces choses comme elles l’étaient dans leur source.

VII

De la spoliation. La négation du droit suppose le droit. Flétrir le vol, c’est reconnaître la légitimité de la propriété à laquelle le vol attente.

À cela l’on objecte, il est vrai — et l’objection ne laisse pas que de faire parfois grand effet — qu’il n’y a pas que le travail ; malheureusement, il y a le parasitisme, toujours prêt à vivre et à s’engraisser du travail d’autrui. Il y a la fraude et la violence ; il y a le vol. On connaît à cet égard la formule d’un contemporain célèbre ; il suffit de la rappeler.

Oui, il y a le vol, et l’on a raison de protester contre le vol. Mais le vol n’est pas la propriété, il en est la violation et par conséquent la constatation. Pour que ce mot de vol ait un sens, il faut évidemment qu’il y ait des choses dont la possession doive être respectée. Et, si la conscience du genre humaine se soulève universellement — comme elle le fait — contre la spoliation, il faut bien que la conscience du genre humain soit avec ceux que la spoliation dépouille.

Non, tout n’est pas légitimement détenu par ceux qui le détiennent ; mais alors même qu’une chose représente dans les mains qui la détiennent l’injustice et le crime, elle n’en a pas moins commencé par représenter dans d’autres mains le mérite et le droit : sa valeur est née dun effort, et d’un effort auquel sa récompense ne devait pas être ravie. S’il est mal de voler le pain, c’est que le pain est bon ; et c’est aussi que le pain est à celui qui le gagne. Ainsi du reste. On voit qu’il y a, dans ces soulèvements contre la propriété, une grave et dangereuse erreur ; et ceux qui s’y laissent entraîner ne sont pas dans la voie de la justice. Mais cette erreur, il faut le dire, n’est bien souvent que l’effet d’un généreux mouvement. Jusque dans ces colères dont on s’épouvante et dont on s’indigne on devrait, si l’on savait être équitable, reconnaître la grandeur de la conscience humaine et son invincible aversion pour l’injustice et pour la violence.

VIII

Quelques mots sur l’exploitation en commun. — Qu’il ne faut pas confondre l’indivision indivise ou renoncement volontaire à la possession individuelle avec le communisme, qui est la suppression forcée de cette possession.

Mais ici se présente une objection d’un autre ordre et plus spécieuse peut-être. Beaucoup de personnes, lorsqu’on leur expose quelques-unes des considérations qui précèdent, répondent volontiers : « Tout cela est très bien, et vous avez raison de ne vouloir de violence et de spoliation d’aucune sorte. Nous comprenons comme vous, et aussi bien que vous, que l’on ne peut rien obtenir de la nature sans effort. Et nous comprenons aussi que tout effort est respectable ; et que le produit de l’effort, qui en est le salaire, n’est pas moins respectable que lui. Nous comprenons qu’il faut que la terre soit défrichée, épierrée, purgée des animaux et des plantes nuisibles, et garnie à leur place de plantes et d’animaux utiles ; et cela de génération en génération, sans interruption. Mais est-ce que cela ne pourrait pas se faire, sans rien enlever au droit et à la rétribution de chacun, sous une forme différente ? Est-ce que les hommes, au lieu de se disputer comme des bêtes, ne pourraient pas s’entendre pour accomplir en commun, comme des frères unis sous l’œil du Père, cette besogne commune de féconder et d’orner leur demeure, et finalement se partager en frères aussi les fruits de ce commun labeur ? »

La réponse est bien simple, et elle est tout entière dans cette distinction : la communauté qu’on a en vue est-elle volontaire, ou ne l’est-elle pas ? Si elle l’est, il n’y a rien à dire. S’il plait à un nombre plus ou moins considérable d’entre nous, par exemple, de s’unir sous un nom ou sous un autre —phalanstère, congrégation, frères, moraves, etc. — pour exploiter ensemble un coin du globe, ouvrir une mine, fonder une usine, ou faire quoique ce puisse être d’utile, qu’ils le fassent ; et qu’ils réussissent s’ils peuvent, c’est leur affaire. S’ils réussissent plus que d’autres, ce sera tant mieux pour eux ; et ce sera tant mieux aussi pour ces autres, et pour tous.

Mais est-ce bien là, à vrai dire, ce qu’on entend par communisme Évidemment non. Le communisme, ce n’est pas la faculté pour certains hommes — résolus à donner l’exemple afin de gagner peu à peu à leurs idées le reste de leurs semblables —de préférer spontanément, par dévouement ou par calcul, le système d’exploitation collectif au système individuel ; non. Le communisme ; c’est la proscription du régime individuel au nom de la supériorité théoriquement proclamée du système collectif ; c’est la substitution par voie d’autorité, de contrainte, du second au premier. Le communisme, quelques précautions oratoires que l’on mette à le présenter, est cela et pas autre chose.

Et le communisme étant cela, il est impossible, si l’on veut réellement respecter l’équité et l’expérience, de ne pas protester de toutes ses forces contre lui.

IX

Le communisme, ainsi entendu, est en contradiction avec la raison et l’expérience. — Inviolabilité de la liberté. — Importance et utilité du ressort de l’intérêt personnel.

La conscience humaine repousse le communisme, car elle répugne à cette intervention d’une autorité étrangère dans le domaine de ce qu’il y a de plus libre et de plus spontané au monde, l’activité individuelle ; elle la réprouve comme un joug que le nombre des mains desquelles on le reçoit ne saurait justifier. Que la chaîne mise au cou d’un homme y soit mise au nom d’un seul ou au nom de plusieurs, elle n’en pèse pas moins et n’en est pas moins injurieuse à sa dignité.

L’expérience de son côté est contre le communisme ; car elle ne condamne pas moins cette prétention téméraire de mettre du jour au lendemain le cœur de l’humanité à droite. Incontestablement, — et pourquoi le méconnaître ? — un certain nombre de communautés, d’ailleurs restreintes et animées de sentiments exceptionnels, ont prospéré dans des milieux sociaux où elles n’étaient, en effet, que des exceptions. Mais incontestablement aussi, en dehors de ces mobiles exceptionnels, parfois même avec leur secours — avec le renoncement à la famille, avec l’enthousiasme religieux ou le fanatisme politique — les hommes ont échoué lorsqu’ils ont voulu appliquer en grand le système de l’exploitation indivise et de la répartition égale. On connaît l’exemple des colons de la Virginie, de ces hommes exaltés jusqu’au martyre, et pour lesquels la communauté des biens semblait un corollaire naturel de leurs convictions religieuses : ils durent, après d’énergiques essais, renoncer à l’indivision sous peine de périr. On connaît aussi les tentatives de colonisation communistes du maréchal Bugeaud, et la réponse de ces soldats laboureurs dont il gourmandait la paresse. « Eh ! Maréchal, que voulez-vous qu’on fasse, quand on ne sait pas à qui la besogne profitera ? Donnez-nous notre tâche à notre compte, et vous verrez si nous n’en faisons pas trois fois autant. »

Quand on cite ces exemples aux partisans du communisme, ils répondent volontiers souvent que cela ne fait pas honneur à la nature humaine, et qu’il faut la changer. Ils peuvent avoir raison ; mais la nature humaine est comme cela ; et ce n’est pas en un tour de main qu’on la changera. Il est possible qu’un jour arrive où l’humanité soit parfaite ; où nous ne connaissions tous d’autre mobile que le dévouement et le sacrifice : mais quant à présent nous n’en sommes pas là, et le dévouement ne suffit pas. Qui sait même si tout serait profit dans ce changement ; si tout en réagissant contre l’égoïsme, il faut souhaiter de voir étendre à ce point le rôle du dévouement ; si surtout il serait bon d’uniformiser ainsi le dévouement par l’effacement de tous les degrés qui conduisent de l’individu à l’ensemble ? Il est très beau, assurément, de travailler pour son prochain, pour sa patrie, pour l’humanité. Mais ce n’est pas en vain, qu’on veuille le croire, que l’humanité et la patrie nous apparaissent d’abord sous la figure plus restreinte de nos amis, de nos familles, de nos enfants… et de nous-mêmes.

Ce n’est pas en vain que l’intérêt et l’affection, comme l’attraction dans le monde matériel, suivent dans nos cœurs une progression inverse de celle des distances, et que notre prochain le plus prochain reste toujours pour nous celui qui est le moins loin de nous. À trop vouloir étendre le champ de l’action, on ne fait, la plupart du temps, qu’affaiblir l’action ; et ce n’est pas le moindre défaut du communisme. Il voit le but ; mais il veut supprimer le chemin. Il saute par dessus l’individu, et il ne voit pas que c’est d’individus que se compose l’humanité ; par efforts individuels que s’accomplit le travail collectif ; de prospérités individuelles que se forme la prospérité générale. Il ne voit pas que s’il y a un patrimoine commun, c’est parce qu’il y a des patrimoines particuliers ; et que supprimer ceux-ci sous prétexte d’agrandir celui-là, c’est la même chose que de vouloir élever un édifice en arrachant de sa base les matériaux qui le soutiennent.

X

Causes de l’erreur des communistes. — Leur tort est de ne pas tenir compte de l’agrandissement incessant au domaine primitif. — Ils ne voient pas que c’est la propriété, stimulant et récompense de l’effort, qui est le véritable agent de ce progrès et, par conséquent, la créatrice de la communauté.

Ce qui trompe c’est qu’on oublie le progrès et la nécessité du progrès. C’est qu’on considère le monde comme une masse à partager, et non comme une conquête à faire. C’est qu’on ne songe qu’à ce qui a été donné à tous ; et qu’on néglige ce qui a été promis au travail personnel et acquis par le travail personnel. C’est qu’il y a deux domaines, pour tout dire, et qu’on n’en voit qu’un.

Il y a le domaine des choses sur lesquelles il n’y a qu’à étendre la main, des ressources toutes prêtes, des utilités connues et accessibles. Il y a ce domaine, véritablement commun, puisque tout ce qui en fait partie est à tous, à la condition pourtant de se baisser pour le prendre. Et derrière ce domaine — bien restreint au début, mais dont la science et l’industrie travaillent incessamment à reculer les limites — il y en a un autre, véritablement indéfini et inépuisable, aux dépens duquel s’accomplit à toute heure cet agrandissement. C’est le domaine de l’inconnu, de l’incompris ou de l’indompté. C’est le trésor sans fond des utilités latentes, des forces insoumises, des richesses dédaignées. Ce sont toutes ces merveilles, perdues dans les airs, dans les eaux, dans les entrailles de la terre, toutes ces puissances ou rebelles ou endormies, que d’âge en âge le génie de l’homme éveille ou soumet, et dont l’ensemble, il ne faut pas craindre de le répéter, forme le patrimoine commun. L’humanité a réellement devant elle l’infini à conquérir.

Eh bien ! cette conquête de l’infini, qui la fera ? Qui ira à la recherche de l’inconnu ? Qui entrera en campagne contre les rebellions de la matière ? Quelle sera, pour employer une image familière mais expressive, l’infatigable cuiller avec laquelle l’insatiable faim de l’humanité puisera dans ce réservoir inépuisable ? Ce sera l’intérêt personnel stimulé par l’espoir du succès. Ce sera le besoin du mieux, soufflant incessamment à l’oreille de tout homme que, s’il peut mettre la main avant un autre sur un objet ignoré, sur un animal errant, sur une force non utilisée encore, le profit sera pour lui. Et le profit est pour lui, en effet ; mais il est pour les autres aussi. Car tout rayonne, la richesse comme la lumière. Quand un homme allume un flambeau pour s’éclairer, peu ou beaucoup, et qu’il le veuille ou non, il éclaire l’espace autour de lui. Quand une barrière tombe, le chemin qu’elle fermait est ouvert pour tout le monde. Quand une résistance de la nature est surmontée, c’est une victoire universelle. Et quand d’un champ stérile une main intelligente fait jaillir la vie ; quand au lieu de six, huit ou dix hectolitres de grains, une culture plus coûteuse mais plus productive tire 20, 30, 40, 50 ou 100 hectolitres par hectare, tous les estomacs en ont leur part, et ce sont autant de bouches de plus auxquelles la nourriture est assurée. N’est-on pas bien fondé à dire qu’il y a là une association forcée, inévitable ; et par cela seul qu’un des membres du corps social, employant mieux ses aptitudes, vient à tirer meilleur parti des aptitudes de la nature, le corps entier, sans qu’il y songe seulement, ne se trouve-t-il pas appelé à participer à ses bénéfices ? Ce n’est pas à l’ensemble donc à jalouser la prospérité de ses parties ; ou plutôt ce n’est pas à nous, organes divers d’un même tout, à nous jalouser mutuellement. Il faut nous souhaiter bonne chance au contraire, certains que les prospérités s’entraident et que les lumières se renforcent. La seule condition, c’est que la liberté soit respectée ; que nul, sous prétexte qu’il lui est dû quelque chose, ne prenne ce qui est dû à autrui. Et c’est en quoi — il importe de le redire en terminant — et les partisans et les adversaires de la propriété se sont trop souvent également trompés. Ils ont appelé propriété tout ce que les lois, trop souvent imparfaites, ont compris, sous ce nom, fut-ce le contraire : et les uns, en poursuivant l’abus, ont méconnu le droit ; les autres, en défendant le droit, ont absous l’abus. La vérité est à mi-chemin, pour ceux qui se croient menacés tout comme pour ceux qui se croient lésés. Elle est dans la reconnaissance pleine et entière de la liberté du travail et de la libre disposition des fruits du travail, qui n’est autre chose, encore une fois, que le respect de la vie et de son emploi.

Mettons donc sans hésiter hors de cause les intentions. Respectons les personnes. Ne craignons pas même, dans certains cas, d’honorer hautement chez quelques-uns des adeptes de la foi communiste une incontestable générosité de sentiments. Mais ne craignons pas — en faisant, s’il le faut, appel à ces sentiments mêmes de leur dire énergiquement qu’ils sont sur une fausse piste et qu’ils tournent le dos à leur idéal.

Leur idéal, c’est l’égalité et la communauté. Et ils nous remettraient, s’ils pouvaient réussir, dans cet état de dénuement primitif où il n’y avait de commun que la misère et la faim. Et ils nous réduiraient, en face de cette misère et de cette faim, à trouver dans les différences de taille, de force, d’agilité ou d’adresse qui sépareront toujours les hommes, mais qui alors seraient tout — comme elles l’ont été au début — des inégalités plus grandes cent fois que celles qui séparent actuellement l’impotent le plus dénué de celui qui connaît à peine le nombre de ses millions. Et ils feraient rentrer dans le néant, avec défense den jamais sortir, toutes ces conquêtes du labeur individuel dont la propriété, comme un pionnier infatigable, ne cesse de doter le patrimoine commun. Ils fermeraient devant nous, à jamais, bien loin de l’ouvrir toute grande, la porte de la communauté.

XI

Conclusion. Le pire ennemi de la communauté, c’est le communisme.

La conclusion, c’est qu’il ne faut pas se payer de mots ; et que si pour l’oreille communauté et communisme ne font guère qu’un, pour la raison ils font deux. Entre ces deux il faut choisir ; car ils sont aussi incompatibles que le jour et la nuit, et qui prend l’un répudie l’autre.

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