En 1892, certes, les économistes n’en sont plus à scruter les chiffres de la douane pour savoir si leur pays gagne ou perd aux échanges internationaux : mais l’utilité de ces statistiques pose question, comme l’illustre cette discussion de la Société d’économie politique. Ces données, d’abord, sont et resteront sans doute longtemps lacunaires. Pour cette raison, les indications qu’elles donnent sur le volume et la destination des échanges commerciaux doivent être considérées avec précaution. À cette condition, elles peuvent peut-être guider les réformes ou confirmer des mouvements de tendance.
Système mercantile à part, les tableaux d’importation ou d’exportation
en valeurs peuvent-ils donner d’utiles indications générales sur le développement
ou la décadence du mouvement commercial d’un pays ?
Société d’économie politique, réunion du 5 octobre 1892.
La réunion adopte ensuite comme sujet de discussion la question suivante, proposée par M. A. Courtois :
SYSTÈME MERCANTILE À PART, LES TABLEAUX D’IMPORTATION OU D’EXPORTATION EN VALEURS PEUVENT-ILS DONNER D’UTILES INDICATIONS GÉNÉRALES SUR LE DÉVELOPPEMENT OU LA DÉCADENCE DU MOUVEMENT COMMERCIAL D’UN PAYS ?
M. A. Courtois prend la parole pour exposer le sujet.
L’orateur, en posant la question adoptée, a eu plutôt pour objet de consulter la réunion sur un point qui inquiète sa conscience d’économiste que la prétention de signaler à ses confrères une source d’erreurs.
Les relevés statistiques en valeurs qui prennent leur base dans les tableaux de douanes sont utilisés par tous les partis ; protectionnistes et libre-échangistes puisent à foison dans cet arsenal encombré ; on se jette mutuellement à la tête les chiffres que l’on y voit et chacun y trouve sans hésitation la preuve de ses assertions sous quelque drapeau qu’il se soit préalablement rangé. M. Courtois se propose d’examiner rapidement le bien-fondé, en principe, de ces citations, la sûreté de ces affirmations chiffrées qui servent aussi bien à démontrer le pour que le contre.
Il passera rapidement sur des contradictions qui sont plutôt à l’adresse des partisans, assez nombreux encore, en dehors de la Société, de la balance du commerce, que de ses confrères. Ce sera donc pour mémoire qu’il rappellera l’exemple cité par J.-B. Say et reproduit plus tard par Frédéric Bastiat.
Un négociant français envoie à l’étranger 200 000 francs, valeur de France, de ses produits ; la douane enregistre une exportation de 200 000 francs. Son consignataire, à l’étranger, les vend pour 250 000 francs qu’il emploie, sur son ordre, à acheter sur place des marchandises du pays désignées par son client. Cet achat se réalise en France par une somme de 300 000 francs. Sans broncher, la douane française enregistre une importation de cette dernière somme valeur de France. L’adepte de la balance du commerce gémit sur la ruine du pays quand notre négociant se frotte les mains d’avoir gagné 50% du capital employé.
Alléché par ce bénéfice, notre négociant continue et exporte 300 000 francs de ses produits, toujours valeur de France. Cette fois, moins heureux, il voit ses marchandises anéanties dès leur sortie du territoire soit par un incendie, soit par un naufrage. Il est ruiné. La douane a enregistré une exportation de 300 000 francs et pas d’importation en regard. Quel bénéfice pour le pays ! s’écrie le disciple de Necker et de ses continuateurs du jour. Notre négociant ne partage ni sa joie ni ses convictions.
Il est d’autres points signalés fréquemment sur lesquels M. Courtois ne s’appesantira pas. Il est ainsi reconnu que les pays riches et industrieux ont un chiffre d’importation constamment plus fort que le total des exportations. J.-B. Say, Sismondi et même Necker ont expliqué cette anomalie apparente. On a également constaté que les bureaux de douanes des pays en rapports commerciaux ne sont pas d’accord sur les valeurs d’une contrée à l’autre. Les exportations (commerce spécial) d’Italie en France en 1887, par exemple, se chiffrent par 307 700 000 francs en valeur, si elles sont relevées en France, et par 496 900 000 francs si les chiffres sont pris dans les documents italiens (soit 190 millions ou 62% d’écart), et pourtant c’est le même groupe de marchandises. Les prix, les commissions et frais de tous genres, et surtout le coût des transports, expliquent suffisamment ces divergences. On comprend qu’une tonne de houille sur le carreau de la mine ou même transportée au port d’embarquement représente moins en valeur qu’une fois rendue en France. Tout cela, encore une fois, a déjà été signalé et l’auteur de la proposition ne s’y arrêtera pas. Mais il est un point dont on s’est moins préoccupé jusqu’alors et qui cependant mérite toute l’attention des économistes.
Tout individu a une nationalité, au moins dans tout pays civilisé, mais n’en a qu’une. On est Français ou Anglais, mais on ne peut être de deux pays en même temps, malgré les prétentions cosmopolites qu’affectait, il y a un demi-siècle, lord Brougham qui, en 1848, par enthousiasme pour la révolution du 24 février, voulait, tout en conservant sa qualité de lord anglais, être, en outre, citoyen français, et celles de Garibaldi qui, quoique Italien de nationalité, voulut faire partie de notre Assemblée nationale de 1871.
En est-il de même des produits et des instruments de production ?
Français, je possède des terres, des usines, des fonds publics. Tout cela, dit l’orateur, peut-il être réputé français par la raison que je le suis moi-même ?
Sans doute, s’écriera-t-on de prime abord, votre fortune suit votre nationalité.
Soit. Voyons : à moi seul je possède un charbonnage en Belgique. Lorsque je ferai venir à Paris les produits de cette houillère, la douane les taxera à la frontière comme produit étranger. J’aurai beau invoquer ma nationalité, on me répondra que ce sont bel et bien des charbons belges par la raison qu’ils sont extraits des entrailles du territoire belge.
Ma fortune ne suit donc pas ma nationalité. Est-elle davantage de la nationalité indiquée géographiquement par le pays où elle existe matériellement, ou du pays débiteur s’il s’agit de valeurs de papier ?
Ce charbonnage que moi, Français, je possède, est néanmoins, prétendez-vous, belge ; ces fonds publics que j’ai en portefeuille, ces actions, ces obligations que j’ai achetés comme placement, ce portefeuille d’effets sur l’étranger, tout cela dépendrait donc de la contrée de création, ou du pays débiteur ; admettons-le momentanément. Mais alors, quoique je les possède, ce sont biens étrangers et mon pays, si ce n’est moi, est d’autant moins riche. Plus j’enverrai de capitaux s’employer à l’étranger, plus la France s’appauvrira. L’Angleterre, à ce compte, est le pays le plus pauvre du monde entier.
Par contre, abordez-vous une contrée où vous voyez chemins de fer, mines, usines, fabriques, tout cela en activité, vous en concluez que vous êtes dans un pays prospère et riche. Que vous êtes dans l’erreur ! Les détenteurs et propriétaires de ces engins de travail, les ingénieurs et contremaîtres qui dirigent le personnel inférieur sont étrangers. C’est une forme d’absentéisme international. Cette société par actions et obligations, de quelle nationalité est-elle ? Belge assurément puisqu’elle est constituée sous la loi belge. Cependant cette constitution sous une législation étrangère n’est qu’une affaire de forme, en vue d’éviter certains inconvénients légaux ou fiscaux inhérents à la forme de la loi française. En fait, tous ses actionnaires et obligataires sont français ; son foyer d’activité est en France ; en France sont ses propriétés. Elle n’a qu’un modeste bureau à Bruxelles, bureau qu’elle décore du nom pompeux de siège social. Peut-on encore la ranger sous une nationalité quelconque ?
Quelle conclusion tirer de tout cela ? Que les hommes individuellement appartiennent à une nationalité, mais que les produits et instruments de production, ainsi que les êtres moraux (les collectivités) sont cosmopolites.
Certes, en réunissant l’actif, déduction faite du passif, de tous les citoyens d’un pays et en les additionnant, on peut arriver à l’évaluation de la fortune de ce pays. Mais si l’on veut se servir des états du commerce extérieur en valeurs pour arriver à apprécier son mouvement commercial, on est certain de commettre des erreurs considérables.
Ces états, d’ailleurs, ne disent pas tout. Que de mouvements leur échappent forcément ! Les titres mobiliers, fonds publics, actions, obligations qui évoluent d’un pays à un autre ne leur sont pas signalés, et Dieu sait si c’est actuellement une grosse part des échanges internationaux, comme l’expliquait avec tant d’autorité M. Léon Say dans son magnifique rapport sur les moyens employés par la France pour payer les cinq milliards à l’Allemagne sans occasionner de crise chez nous. Ajoutons que c’est pour ne pas tomber dans une banalité que l’orateur n’a pas parlé de la contrebande qui vicie beaucoup les chiffres officiels. Les mots : la France a importé ou exporté tant de milliards, sont donc, suivant M. Courtois, vides de sens.
Ce n’est pas que ces états soient complètement à dédaigner et que l’on n’en puisse tirer aucune utilité comparative. Mais il ne faut s’en servir que pour les détails et en prenant les quotités (longueur, poids, volume, etc.) et non les valeurs à cause des oscillations des prix. C’est ainsi qu’ils étaient dressés avant 1822, et ce n’est que depuis 1826 qu’on a opéré en France la conversion en valeurs et qu’on a totalisé l’ensemble. Jusqu’en 1848, les prix de 1826 furent usités sans modifications. Au moins de la sorte les proportions avec les quotités étaient conservées ; en 1848 on fut frappé des écarts des prix, en effet fort considérables, et comme on tenait à totaliser les valeurs, on institua une commission des valeurs qui modifia chaque année les prix. Pour avoir voulu être plus exact on s’enfonça davantage dans l’erreur. On a sans doute intérêt à savoir combien de mètres de telle ou telle étoffe, de tonnes de tel ou tel minerai, de kilos de tel ou tel produit ont traversé la frontière dans un sens ou dans l’autre. C’est un fait, une indication dont on peut tirer quelque utilité dans les affaires. Mais c’est à peu près tout. Au-delà il n’y a plus rien de certain, même approximativement, et le retour au système antérieur à 1822 serait après tout un progrès.
M. Georges Michel demande à appuyer de quelques faits tirés des statistiques du commerce lyonnais les conclusions de M. Courtois. Une étude que vient de publier M. Marius Morand, le secrétaire de la Chambre de commerce de Lyon, fournit, sur ce point, d’utiles indications.
M. Marius Morand a été amené à rechercher l’influence que la réforme économique de 1860 avait pu exercer sur nos importations et nos exportations de soieries. Il a commencé par dresser le tableau de ces opérations pendant une série de soixante ans, partagée en deux séries égales pour la réforme. Il résulte de ce tableau que les exportations sont régulièrement ascendantes et les importations à peu près stationnaires pendant la période de 1830 à 1859. En 1858 les exportations s’élèvent à 378 millions, en 1859 elles atteignent le total de 499 millions et en 1860 elles sont de 454 millions. À partir de cette dernière année, les résultats changent brusquement : les exportations tombent en 1861 à 333 millions et en 1882 elles ne dépassent pas 363 millions ; en même temps les importations s’élèvent. En présence de ces chiffres n’est-on pas fondé à rendre le nouveau régime inauguré en 1860 responsable du dommage porté à nos fabricants de soieries ? C’est ce que n’ont pas manqué de faire les protectionnistes, qui s’empressèrent d’annoncer au monde par leurs organes les plus retentissants que Lyon avait perdu 200 millions par an en exportations et que l’avenir serait encore plus sombre que le présent.
Si jamais un raisonnement avait présenté les caractères de la vraisemblance, c’était bien celui-là, puisqu’il s’appuyait sur des chiffres authentiques que les partisans du régime de 1860 ne songeaient pas à contester. Cependant, il était absolument faux, parce qu’il ne tenait pas compte de deux phénomènes économiques, l’un d’ordre général, l’autre de nature contingente, qui avaient exercé une influence considérable sur nos transactions. Le premier de ces phénomènes avait été la suspension des affaires provoquée par la guerre de Sécession en Amérique. Nos exportations aux États-Unis, qui avaient été de 111 millions pendant la moyenne annuelle de 1855-1859 et de 103 millions en 1860, tombèrent brusquement à 25 millions en 1861 et à 23 millions pendant les trois années suivantes. Que si le marché lyonnais ne s’est pas effondré sous ces pertes répétées, il le doit précisément au traité de 1860 qui, en nous ouvrant les marchés anglais, a compensé et au-delà le préjudice causé par le ralentissement des affaires avec l’Amérique.
Mais la guerre de Sécession n’est pas la seule ni la plus importante cause de la diminution ; celle-ci réside dans une modification du mode d’évaluation des valeurs. Aujourd’hui le taux moyen d’évaluation s’applique au poids net de la marchandise, non compris les emballages intérieurs et extérieurs. Il n’en a pas toujours été ainsi. Pendant fort longtemps l’administration s’est bornée, au moins pour un certain nombre de marchandises, et notamment pour les soieries, à enregistrer le poids brut des caisses exportées, sans faire attention aux chiffres parfois extravagants que les statisticiens de la douane enregistraient sans sourciller.
C’est ainsi que nos exportations de rubans de soie se sont élevées, d’après les chiffres officiels, à 118 685 000 francs pendant la moyenne quinquennale 1855-1860, c’est-à-dire à une valeur supérieure à la production totale de la fabrique de Saint-Étienne, fort surprise de l’importance qu’on attribuait à sa clientèle extérieure.
Ces exagérations si manifestes, qui jetaient le discrédit sur nos états de douane, finirent cependant par appeler l’attention, et à plusieurs reprises des efforts furent tentés par l’administration des douanes, en vue d’arriver à une constatation plus correcte et plus vraie des quantités et des valeurs exportées. L’article 19 de la loi du 16 mai 1868 avait même édicté une pénalité de 100 francs pour défaut de déclaration ou fausse déclaration. Mais cette loi, efficace pour les importations donnant lieu à des perceptions de droits d’entrée, est restée à peu près lettre morte pour l’exportation. Les négligences, la mauvaise volonté et, pour tout dire, la force d’inertie des expéditeurs mettaient à néant des prescriptions auxquelles l’administration elle-même ne tenait la main qu’avec mollesse et sans grande conviction, afin de ne pas susciter les réclamations trop vives du commerce resté fidèle à ses précédentes habitudes.
Ce n’est qu’à partir de 1860 que l’on a commencé à tenir compte de la tare et à porter en compte le poids net des soieries expédiées. L’effet de cette mesure fut immédiat : il se traduisit par une diminution équivalente dans les exportations de soieries. « La valeur des rubans présente pour cette année, écrivait le rapporteur de la Commission des valeurs de douanes pour l’année 1860, une réduction extraordinaire qui n’irait pas à moins de 36%, étant tombée de 178 à 115 fr. 50. Mais cette réduction n’est qu’apparente et paraît tenir à un malentendu. Elle proviendrait de ce que les prix inscrits au tableau du commerce ne doivent porter que sur le poids net, tandis qu’un grand nombre de déclarations ont été faites sur le poids brut des rubans enroulés, comme on le sait, sur d’épais cylindres de bois. D’après les explications fournies par les commissaires de la IVe section, le prix réel du kilogramme de rubans serait de 122 fr. 50. En ne le portant qu’à 112 fr. 50, la Commission chargée de la fixation du prix moyen de cet article a voulu compenser ce qu’il y avait d’excessif dans le chiffre total de l’exportation qui comprenait le poids brut au lieu du poids net demandé par l’administration des douanes. »
Depuis lors, les déclarations des expéditeurs ont été faites avec plus de soin, elles tiennent mieux compte des prescriptions de l’administration et elles permettent de se rendre compte assez exactement de l’état réel des choses.
Mais ce n’est pas tout. Aux causes nombreuses d’erreur que vient d’indiquer M. G. Michel, il faut ajouter les variations du prix des étoffes exportées. De 1830 à 1859, la proportion avait été à peu près constante ; à partir de cette date c’est l’inverse, les prix fléchissent dans des proportions considérables, à tel point que les étoffes de soie pure unies, calculées au prix moyen de 120 fr. le kilogramme de 1830 à 1839, de 146 fr. en 1859, ne sont plus évaluées qu’à 133 fr. en 1869, 82 fr. en 1879 et 76 fr. en 1889. Cette diminution si considérable du prix des soieries est due à des causes multiples, et ces causes sont si universellement connues qu’il suffira de les énumérer, savoir : la baisse des prix de la soie qui, après avoir été portés à des cours de disette par l’échec des récoltes européennes, ont été ramenés au-dessous de leur ancien taux par le relèvement de la production italienne et les apports des soies de la Chine et du Japon ; l’abandon par la mode des beaux tissus brochés et façonnés de soie pure et les préférences que la consommation, éprise du bon marché des étoffes, accorde aux mélanges de bourre de soie, de coton et de laine, et en même temps, pour les tissus de soie pure, l’affaiblissement général de la qualité ; enfin, l’accélération de la production par l’emploi des métiers mécaniques qui se substituent de plus en plus à l’ancien mode de tissage à la main.
M. Georges Michel cite en terminant des exemples analogues pris dans les comptes rendus de la Commission des valeurs en douane et notamment dans les travaux de M. Grandgeorge.
M. N.-C. Frederiksen pense, sans vouloir contredire M. Courtois, que la valeur de l’importation et de l’exportation, elle aussi, dit beaucoup de choses. Les chiffres du commerce américain, par exemple, indiquent par quelle voie — par l’Asie et par le Brésil — les États-Unis reçoivent l’équivalent de leur exportation en Angleterre ; on y lit, sous une nouvelle forme, la perte résultant de leur système protecteur.
Le Danemark, pays où le commerce est actif, avec une navigation qui n’est pas insignifiante, possédant un peu plus d’effets étrangers qu’il ne doit lui-même à l’étranger, importe toujours beaucoup plus qu’il n’exporte. Il y a quelques années, cette différence est devenue encore plus considérable, et dans un sens défavorable. En réalité, le Danemark a pendant quelque temps contracté des dettes importantes en Allemagne ; celle-ci a acheté, surtout dans la période de conversion des dettes publiques, beaucoup d’obligations d’État et d’associations de crédit foncier, sans parler de ce qui a été émis de titres par l’État lui-même, en partie pour des travaux improductifs de fortifications ; c’était surtout l’agriculture danoise qui se développait, par suite des changements de prix de ses produits ; elle abandonnait en partie la production de blé pour celle du beurre et du porc.
La balance du commerce n’indique donc point du tout que le pays soit devenu plus pauvre. Plus tard, avec de bonnes récoltes et sous l’influence de la crise commerciale en Allemagne, le Danemark a racheté beaucoup de ces obligations, ce qui a de nouveau, en sens contraire, influencé la balance entre l’exportation et l’importation. Pour le commerce scandinave, qui se fait de plus en plus avec l’Angleterre libre-échangiste, les chiffres anglais diffèrent beaucoup des chiffres scandinaves, ce qui est en partie bien naturel. — Les chiffres du commerce peuvent dire beaucoup de choses ; seulement il faut savoir les lire.
M. A. Neymarck a fait, lui aussi, maintes et maintes fois, des relevés des importations et des exportations de divers pays, de l’Angleterre, de la Suisse, de l’Italie, etc., et jamais les chiffres provenant des publications officielles de ces pays ne concordaient avec ceux des douanes françaises. C’est que, — entre autres raisons — il y a des quantités de valeurs mobilières qui circulent constamment d’une contrée à l’autre et qui servent à payer des marchandises. Qui pourrait, d’autre part, évaluer les énormes capitaux que la France a prêtés à l’étranger, et dont la douane ne saurait tenir note ?
Le droit de statistique établi depuis 1872 permet bien de relever des indications plus exactes qu’autrefois, mais c’est encore fort insuffisant.
En somme, les tableaux de douanes peuvent donner des indications utiles, mais seulement approximatives.
M. Charles Lavollée est d’avis que notre statistique douanière, telle qu’elle est aujourd’hui présentée, avec les perfectionnements qui y ont été successivement apportés, fournit, pour qui sait la lire, d’utiles indications sur le développement ou la décadence du mouvement commercial d’un pays. Les critiques exprimées par M. Courtois seraient fondées pour ce qui concerne la France, si nos tableaux de douanes, dont la publication régulière remonte à 1818, continuaient à appliquer à chaque article d’importation et d’exportation la valeur officielle moyenne fixée en 1827. La valeur de chaque produit variant d’année en année et présentant même parfois de larges écarts, les indications, tant pour l’ensemble que pour les détails du commerce extérieur comparé à diverses périodes, seront nécessairement inexactes. Mais, en 1847, a été instituée la Commission des valeurs de douanes, laquelle est chargée de réviser, chaque année, les valeurs afférentes à chaque classe de marchandises, et, depuis 1848, les valeurs réelles, résultant de ce travail fait avec beaucoup de soin et de compétence, figurent dans le tableau à côté des anciennes valeurs officielles. Le principal grief, invoqué par M. Courtois, disparaît donc. Il faut, en outre, remarquer que, pour la plupart des marchandises, les tableaux de douanes indiquent les quantités importées ou exportées ; ce qui permet d’établir entre les différentes périodes des comparaisons suffisamment exactes.
Il y a, certes, des lacunes, des tableaux ne sont pas complets. Ils ne font pas état de tout ce qui passe nos frontières. La douane ne vise pas, et ne peut viser la totalité des valeurs en numéraire, ni les valeurs fiduciaires, ni les produits en grand nombre qui circulent dans les bagages des voyageurs. Ces divers éléments ne sont pas à dédaigner, mais il n’est possible de les évaluer que d’une manière approximative. En somme, malgré ces lacunes inévitables, les tableaux de douanes, en indiquant chaque année le poids et la valeur réelle des marchandises qui s’échangent par grandes masses, fournissent aussi parfaitement que possible le moyen d’apprécier et de comparer les mouvements du commerce extérieur. Ajoutons que la statistique des douanes offre des garanties que sont loin de présenter beaucoup d’autres statistiques, car elle repose sur une perception fiscale. À l’exportation, pour laquelle on se contentait naguère de simples déclarations, elle est devenue plus exacte, non seulement à cause du droit spécial de statistique, mais encore à l’aide des factures que plusieurs pays de destination, notamment les États-Unis, exigent aujourd’hui des importateurs.
On signale parfois un désaccord quant à la statistique des valeurs en marchandises qui s’échangent entre les divers pays. Il arrive, en effet, que si par exemple la Russie constate l’exportation pour la France d’une valeur de dix millions pour un produit qu’elle nous envoie, la statistique française évalue à un chiffre différent, soit à onze millions, l’importation russe de ce même produit. Ces incidents s’expliquent aisément. Le même produit peut n’avoir pas, dans deux pays différents, une égale valeur, et dans le pays qui importe il doit être tenu compte de la valeur ajoutée au produit par les frais de transport, de commission, d’assurance, etc. Ces défauts de concordance, d’autres encore que l’on pourrait citer, sont inévitables, et l’on ne saurait en tirer argument contre les tableaux de douanes.
Enfin, lors même que la statistique douanière serait imparfaite sous certains rapports, elle doit être — telle qu’elle est — d’une utilité incontestable pour l’étude de la préparation des tarifs. À cet égard, elle est non seulement utile, mais encore absolument nécessaire. On en a fait notamment l’épreuve lorsqu’ils s’est agi de rédiger les tarifs à la suite des traités de 1860. À cette époque, la plupart des produits fabriqués étaient prohibés par notre tarif ou frappés de droits très élevés. Il fallait, d’après les traités, établir des droits nouveaux dont aucun ne devait excéder le maximum de 30% de la valeur du produit. Naturellement tous les industriels demandaient, exigeaient le maximum de 30% comme une protection qui leur était nécessaire, sous peine de ruine. On comprend dans quel embarras se trouvaient le Conseil supérieur du commerce et les commissions qui l’assistaient, lorsqu’ils avaient à arrêter un chiffre de droit qui ne fût ni prohibitif ni périlleux pour l’industrie nationale. Ce furent les tableaux de douanes qui fournirent les principaux éléments de la décision. Comment, put-on répondre aux fabricants de cuirs, de porcelaines, de voitures et à bien d’autres, vous réclamez des droits protecteurs de 30%, et il est constaté que vous exportez vos produits par millions ! Comment pouvez-vous faire accroire que vous serez battus sur votre marché par des concurrents que vous battez chez eux et partout ? — La statistique rendit alors les plus grands services en permettant de repousser les demandes de protection exagérée ; ces services, elle les rendra de nouveau, après la tourmente protectionniste que nous traversons. Aussi, loin d’affaiblir l’autorité des tableaux de douanes, faut-il remercier l’administration du soin avec lequel elle s’applique à les perfectionner.
Je crains bien, dit M. Edm. Duval, directeur du Mont-de-Piété, que, malgré la perfection des tableaux de douanes, M. Courtois n’ait jamais satisfaction ; longtemps encore tous ceux qui s’occuperont du développement ou de la décroissance de l’industrie et du commerce des nations trouveront dans les mêmes tableaux des arguments en faveur de leurs thèses respectives.
Après ce que M. Michel disait tout à l’heure pour les exportations des soieries et des rubans, comment veut-on que des renseignements statistiques soient consultés avec fruit si l’on ne se préoccupe pas surtout de rechercher les éléments qui ont servi à les établir.
Le seul point sur lequel veut insister M. Duval, est celui de la « nationalité des produits », dont a parlé M. Courtois.
M. Courtois s’est demandé si l’on peut considérer que les produits d’une nation lui appartiennent bien en propre, lorsque, par exemple, les capitalistes qui exploitent une industrie ou un commerce sont étrangers.
M. Duval croit qu’il ne saurait exister de doute à ce sujet. En effet, une exploitation industrielle ne donne pas seulement une rémunération aux capitalistes, elle doit profiter surtout et plus immédiatement au travail national et à la nation elle-même, par la consommation ouvrière notamment.
Si toutes les industries françaises étaient exploitées par des capitalistes belges, américains, anglais, etc., et inversement, les tableaux de douanes n’en donneraient pas moins des indications sur le développement ou la décroissance de l’industrie d’une nation, et c’est là la question qu’examine M. Courtois. Le point de savoir à quels capitaux ce développement profite ou à quels capitaux cette décroissance est dommageable est différent ; il reste étranger à la « nationalité des produits ».
Le coton exporté en France par l’Amérique est du coton américain qui devient du calicot français, et si ce calicot exporté en Angleterre y est converti en chemises, cette lingerie est anglaise, quelle que soit la nationalité des capitalistes qui profitent de ces échanges et quelle que soit la nationalité des ouvriers qui ont coopéré à la transformation successive des produits.
En résumé, dit l’orateur, il me semble qu’on peut dire que les produits empruntent leur nationalité à leur lieu de naissance, et que le développement ou la décroissance de l’industrie d’un pays affecte surtout ce pays même, quelle que soit la nationalité des capitaux de commandite, parce qu’un pays est surtout prospère quand le travail national est abondamment pourvu.
M. Ch. Letort fait remarquer l’importance d’un phénomène d’une influence constante depuis une trentaine d’années surtout, la baisse de prix d’une grande quantité de produits, résultant des progrès de l’industrie sous toutes ses formes.
Cette baisse de prix a été assez sensible pour faire que les totaux des exportations et des importations, en valeurs, pour certains pays, la France et l’Angleterre par exemple, semblent avoir beaucoup diminué depuis vingt ans, tandis que, en réalité, le montant des échanges internationaux a, au contraire, régulièrement augmenté, quand on ne considère que les quantités de produits.
M. Abel Ravier fait observer que les tableaux en valeurs fournis par les douanes forment la base du calcul des importations et des exportations d’un pays. M. Lavollée lui-même, qui n’aime guère la statistique, les trouve indispensables.
Les chiffres qu’ils donnent ne sont pas, il est vrai, l’expression de la vérité ; mais comment soutiendrait-on qu’ils ne sont pas les éléments premiers, essentiels, avec lesquels on se rendra compte du mouvement commercial de chaque nation ?
Il suffit, pour arriver à des approximations se rapprochant de très près des chiffres vrais, de faire subir à ces tableaux les corrections nécessaires. Ainsi, dit-il, vous retrancherez des exportations les valeurs des marchandises perdues avant d’arriver à destination, vous les augmenterez des bénéfices réalisés par les négociants aux lieux d’arrivée, vous déduirez des valeurs des marchandises importées les frais qui les grèvent à l’entrée (fret, courtages, assurances), etc.
Il ressortira de ces corrections une statistique sérieuse donnant la mesure, du moins pour les marchandises passant aux douanes, du degré d’ampleur ou de rétrécissement des échanges internationaux d’un pays avec les autres pays.
M. F. Passy, président, s’associe aux observations qui viennent d’être présentées ; les tableaux de douanes, assurément, présentent de nombreuses inexactitudes. Beaucoup d’éléments ne peuvent y être consignés. On a parlé des capitaux placés à l’étranger et de leur revenu ; des objets et des sommes qui entrent ou qui sortent avec les voyageurs ; on aurait pu parler des consommations faites dans les différents pays par les étrangers qui y séjournent ou qui y passent et qui sont en quelque sorte des exportations à l’intérieur. Tout cela ne fait pas qu’il ne soit utile de relever ce qu’il est possible de relever, et qu’à la condition de s’en servir avec prudence et avec intelligence les documents statistiques, les tableaux de douanes comme les autres, ne puissent être d’une réelle utilité ; le mal est dans la maladresse et parfois, il faut bien le dire, dans la mauvaise foi avec laquelle on en use.
La séance est levée à dix heures et demie.
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