Au milieu de l’agitation socialiste, qui devait mener à brève échéance aux désastres de la Commune, une idée surnageait, que Paul Leroy-Beaulieu analysait en 1870 : c’est que la bourgeoisie, détentrice du capital et dirigeant les principales entreprises, représente une classe inutile de spoliateurs, qui assume des fonctions que la classe ouvrière pourrait très facilement reprendre. Les faits, observe Leroy-Beaulieu dans cet article, prouvent au contraire qu’à moins de vertus d’ordre, d’économie, de gestion, que l’instruction scolaire ne donnera pas seule, les coopératives sont vouées à l’échec et échouent effectivement.
Paul Leroy-Beaulieu
La Question ouvrière au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e période, tome 88, 1870 (p. 451-476).
LA QUESTION OUVRIÈRE AU DIX-NEUVIEME SIECLE
IV.
LE RÔLE DE LA BOURGEOISIE DANS LA PRODUCTION.
S’il est un reproche que l’on puisse adresser à notre siècle, ce n’est assurément pas de refuser son intérêt au sort des populations ouvrières. Chacun aujourd’hui étudie leur situation et cherche les meilleurs moyens d’améliorer leur destinée. Tous les projets qui tendent à ce but et qui semblent réalisables sont assurés de rencontrer la faveur et l’appui du public. Il n’est pas de combinaison ingénieuse qui n’ait été ainsi mise au jour, appliquée sur une échelle plus ou moins vaste et qui n’ait eu son heure de vogue ; mais il y a dans tous ces plans de réforme et de palingénésie une part irréductible d’erreur qui, donnant lieu à des espérances démesurées, amène presque toujours à court délai de pénibles déceptions. À force d’examiner l’état des travailleurs manuels, on finit par perdre de vue les autres parties de la société. L’on conçoit pour les premiers une sorte de progrès isolé, un mode spécial et hâtif de perfectionnement. Ces études unilatérales et exclusives conduisent à des théories que la pratique finit bientôt par condamner, et les engouements les mieux fondés en apparence ne tardent pas à disparaître devant la brutale contradiction des faits.
Nous nous proposons d’éviter ici cette cause habituelle de confusion que l’on retrouve dans la plupart des écrits des publicistes contemporains qui ont abordé l’étude de la question ouvrière. Il nous paraît utile, indispensable même, de porter un moment nos yeux sur la bourgeoisie, de chercher par une impartiale analyse des faits économiques quel est le rôle qui lui incombe dans la production, quelle est la fonction essentielle dont elle s’acquitte, et de nous demander s’il serait possible de remplacer ou de limiter son concours. Existe-t-il dans l’état social une distribution naturelle des tâches ? Est-il dans l’ordre des choses que telle ou telle catégorie de personnes et de familles ait des qualités spéciales qui la rendent plus apte que toute autre à une série déterminée de services ? C’est là une étude préjudicielle qui doit devancer l’adoption de tout plan nouveau d’organisation du travail. Nous croyons que les écrivains, en très grand nombre, qui ont consacré leur talent et leur zèle à la propagande des systèmes actuellement en faveur — la participation aux bénéfices et la coopération — n’ont point apporté à l’examen de ce sujet un esprit assez dégagé de parti-pris. La plupart ont supposé de prime abord qu’à la classe ouvrière étaient échues des aptitudes universelles qui n’avaient besoin que d’être développées par quelques années d’apprentissage ou d’école pour qu’elle fût aussitôt en état de remplir toutes les positions, de diriger tous les ressorts du mécanisme social. Aussi lui ont-ils conseillé de quitter immédiatement les vieilles méthodes de travail pour s’adonner à l’association sur la plus large échelle. Ils ont ouvert à ses efforts un champ d’espérances sans bornes, mais où elle a bronché et piétiné dès les premiers pas. C’est qu’on avait admis comme axiome un principe qui aurait eu besoin d’une démonstration rigoureuse. L’on n’avait pas pris garde qu’il y a des qualités et des vertus bourgeoises d’une utilité de premier ordre, et qu’il n’est pas possible d’acquérir en peu de temps. Nous n’avons assurément pour la bourgeoisie ni tendresse exclusive ni flatterie intéressée : elle a ses défauts, ses vices même, comme toute réunion d’êtres humains ; mais son caractère, son esprit, ses traditions, la disposent merveilleusement à un rôle économique qui ne peut être bien rempli que par elle. Pascal a dit avec son grand sens : « Quand l’homme s’abaisse, je l’élève ; quand il s’élève, je l’abaisse. » La bourgeoisie dans ces derniers temps a été assez battue en brèche, négligée, perdue de vue ou traitée en parasite et en tyran, pour qu’il soit permis à un esprit froid et impartial de chercher à définir son véritable rôle économique.
I.
Notre époque possède au plus haut degré l’esprit de généralisation et d’abstraction. C’est pour elle un procédé familier que de désigner par des formules brèves et absolues les divers éléments qui concourent au développement de la société. Rien de plus usuel que de décomposer dans le langage et d’opposer l’un à l’autre les agents variés qui impriment le mouvement à la production, comme s’il s’agissait de forces naturelles, simples et immuables. L’on met ainsi en regard ces deux facteurs, le travail et le capital, comme les deux uniques auxiliaires et copartageants que l’on rencontre dans l’industrie. On s’habitue à ne rien voir en dehors de ces dénominations auxquelles on attribue une rigueur scientifique. Toutes les parties de la population se laissent atteindre par cette contagion des formules abstraites. Le moindre ouvrier, comme l’homme du monde et l’économiste, parlera sans cesse de l’antagonisme, des prétentions réciproques et des victoires ou des défaites du capital et du travail, ces frères ennemis entre lesquels l’accord et la paix semblent devenus impossibles. Cette phraséologie, quand elle sort des livres spéciaux pour se répandre dans le langage courant, n’est pas sans propager des erreurs funestes et préparer de graves dangers. À séparer ainsi perpétuellement la société en deux classes, dont l’une est désignée par le mot de travail et l’autre par le mot de capital, on finit bientôt par croire que le seul attribut de l’une est l’effort sans relâche, comme l’unique fonction de l’autre est la possession exclusive des instruments de production. Telles sont bien en effet les idées populaires. Une seule chose distingue la bourgeoisie aux yeux de nos artisans, c’est qu’elle détient les machines, les matières premières et tous les autres objets qui constituent le capital. Aussi arrivent-ils à se demander si la présence de cette classe qu’ils prétendent privilégiée a une réelle utilité économique, et, suivant qu’ils sont enclins aux procédés de justice sommaire ou confiants dans les mécanismes inventés par les novateurs, ils déclarent à la bourgeoisie une guerre ouverte, ou bien ils cherchent à lui faire une concurrence paisible, en essayant de s’acquitter des fonctions qu’elle seule semblait destinée à remplir. Des hommes éclairés accompagnent ou précèdent même les ouvriers sur ce terrain, et les convient à des entreprises auxquelles ils étaient jusqu’ici restés étrangers. Assurément, si le seul caractère propre à la classe bourgeoise était la possession des instruments de travail, il n’y aurait rien qui pût s’opposer à ce que les ouvriers, par la réunion de leurs épargnes ainsi que par les ressources qu’un bon aménagement du crédit leur fournirait, se fissent commerçants, banquiers, industriels, et réunissent dans leurs mains toutes les fonctions de la vie sociale. Avec un peu d’application et de persévérance, ces tentatives devraient réussir ; mais est-il vrai que la bourgeoisie n’ait d’autre rôle et d’autre mission que de détenir les capitaux ? C’est là une grande erreur. La bourgeoisie joue dans l’organisme social un rôle plus actif, plus prépondérant, plus difficile à remplir, et dont j’oserai même dire qu’elle seule peut suffisamment s’acquitter.
La classe bourgeoise ou moyenne a deux qualités qui font d’elle le pivot de la société : elle a l’esprit de tradition et l’esprit d’initiative ; elle unit l’un et l’autre dans la plus parfaite mesure. Aussi est-elle à la fois un guide et un modérateur. Grâce à ces facultés précieuses, qui semblent s’exclure, mais qu’elle sait concilier, elle est l’agent du progrès régulier et l’âme de la production. Il est assez de mode aujourd’hui de ne tenir aucun compte de l’esprit de tradition, et cependant il occupe une grande place non seulement dans la vie morale et intellectuelle, mais dans la vie économique. La tradition, c’est l’expérience des siècles, c’est l’ensemble des sentiments et des idées dont nos ancêtres ont éprouvé la valeur et l’utilité, ce sont les principes d’action, les règles de conduite, les méthodes, les procédés, les habitudes, dont le temps a démontré et consacré l’efficacité. Tout ce précieux trésor, recueilli pièce à pièce par les âges qui ne sont plus, se transmet de père en fils par l’éducation. Veut-on savoir quelles sont les plus importantes richesses qui nous viennent de cette source ? Ce sont les habitudes d’ordre, de discipline, de prévoyance, de persévérance. Certes l’on rencontre dans toutes les parties de la population des hommes qui ont ces qualités ; mais ce sont des exceptions. La bourgeoisie les possède d’une manière plus générale, c’est en quelque sorte son patrimoine. Il faut voir là non des dons gratuits de la nature dispensés au hasard, mais les produits d’une longue culture et d’efforts séculaires. Naturellement l’homme est désordonné, indiscipliné, imprévoyant, impatient et léger. Pour étouffer ces défauts innés et leur substituer les vertus de la civilisation, il ne suffit pas de l’enseignement de l’école, il faut l’influence du foyer domestique, et, pour que ces facultés se transmettent à l’enfant, il faut déjà que les parents les possèdent. Voilà pourquoi la bourgeoisie est plus que toute autre classe apte à la direction des entreprises, c’est que la plupart de ses membres ont vécu dans une atmosphère morale qui a puissamment favorisé l’essor des qualités de l’esprit et du caractère, sans lesquelles on ne peut concevoir de grand développement industriel.
Habitués à ne reconnaître et à n’estimer que le travail physique, beaucoup d’ouvriers n’apprécient point ces facultés supérieures qui font la grandeur et l’importance sociale de la classe moyenne. Ils l’accusent d’oisiveté, de parasitisme ; ils ne voient en elle que sa richesse, qu’ils considèrent comme un privilège : ils s’imaginent pouvoir aisément et avec grand profit s’emparer de ses fonctions sociales. Ces illusions prouvent leur complète inexpérience. S’imaginer qu’en dehors du labeur manuel il n’y a pas d’activité productive, ou bien croire que le don d’administrer et de gérer les entreprises est identique avec la connaissance de la lecture, du calcul, même de la tenue des livres, ce sont là des naïvetés d’enfant.
Tout dans la vie économique démontre l’importance de la tradition. Qu’on jette les yeux sur la répartition des industries dans le monde civilisé, l’on se rendra bientôt compte du rôle de ce facteur, si négligé d’habitude dans les plans de reconstruction sociale. D’où vient que depuis des siècles tel peuple a une prépondérance invincible dans telle ou telle branche de travail ? Pourquoi des industries importantes se montrent-elles pendant une série de générations pleines de vie et d’essor dans des localités isolées que toutes les conditions naturelles semblaient condamner à l’obscurité ? Pourquoi Mulhouse est-elle sans égale pour les toiles peintes, et Tarare pour les mousselines ? Pourquoi dans la vieille cité alsacienne retrouve-t-on brillant du même éclat, à quelques siècles de distance, les noms des anciennes familles industrielles, les Kœchlin, les Dollfus ? D’où vient que toujours et sur toute l’étendue de la terre les Allemands et les Suisses tiennent le premier rang pour la commission, les Juifs pour la banque, les Français pour le commerce de détail ? Sont-ce là des inégalités de race, des diversités naturelles d’aptitudes et de talents ? Ne sont-ce pas plutôt des qualités acquises qui se transmettent par d’éducation et l’exemple domestique, qui se développent dans cette atmosphère morale des idées, des sentiments, des habitudes de famille, de classe ou de nation ? Il n’y a qu’un matérialisme grossier qui puisse mettre en doute cette influence traditionnelle, cet héritage bienfaisant de qualités et de vertus, cette filiation spirituelle par laquelle les générations humaines croissent et se complètent. Le vulgaire est étranger à cet ordre de considérations et de sentiments. Il regarde l’individu comme isolé, et croit volontiers que son développement ne dépend que de lui-même. Il n’aperçoit pas dans le passé toute la série d’êtres auxquels chaque personne humaine se rattache et dont elle garde l’empreinte. En dépit de toutes les doctrines égalitaires, il y a dès notre naissance, indépendamment de nos aptitudes personnelles et des conventions sociales, un germe d’inégalité pour chacun de nous : suivant que nous aurons été placés dans une famille prévoyante, dans un milieu pratique et raisonnable, des qualités précieuses, qui autrement seraient demeurées atrophiées, se seront développées dans notre caractère, dans notre esprit, à notre insu et sans effort de notre part. Il n’y a pas d’influence postérieure et d’enseignement scolaire qui puissent équivaloir à ces impressions originelles.
Un examen un peu attentif des faits économiques démontre l’exactitude de ces observations. Quoi de plus simple en apparence que la mission du commerce de détail ? Tout le monde peut se croire la capacité nécessaire pour être boucher, boulanger, épicier. Acheter en gros et à crédit, revendre en détail et au comptant, percevoir une commission considérable par suite de la différence entre les prix d’achat et les prix de vente, il n’est si petit esprit qui ne se suppose en état de rendre ce service et de profiter de ce bénéfice ; mais l’expérience rectifie ces erreurs et venge les modestes et honnêtes négociants de la présomption des ignorants. Tous ceux qui, sans une longue préparation, ont essayé de remplir ces obscures positions mercantiles ont été bientôt victimes de leur imprudence. Quelle variété de qualités — tact, coup d’œil, économie — est nécessaire pour réussir dans ces prétendus métiers de parasite, rien ne le prouve mieux que la longue liste de ceux qui y échouent, et dont les déclarations de faillite encombrent chaque semaine les colonnes des journaux. Un promoteur du mouvement coopératif, homme de talent et de savoir, M. Clamagéran, faisait cet aveu, qu’il importe de recueillir : « On s’imaginait que les sociétés de consommation devaient très bien réussir à Paris, préjugé qui est dû à une double illusion. On croit que les intermédiaires réalisent des bénéfices énormes, et cela presque sans rien faire ; mais la pratique dément ces idées. Il faut, quoi qu’en pense l’ouvrier, généralement beaucoup de travail pour obtenir ces quelques avantages, ces quelques bénéfices de certains intermédiaires. Il leur faut des qualités tout à fait spéciales d’ordre moral et intellectuel que l’ouvrier n’apprécie pas, habitué qu’il est à ne connaître et à n’estimer que le travail physique, et qu’il ne trouve pas d’ailleurs facilement parmi les siens. » Telle est la force de la vérité qu’elle s’impose aux plus prévenus. Ces facultés d’administration, de prévoyance, de persévérance, voilà ce qui constitue la bourgeoisie. Depuis le directeur de la plus vaste société anonyme de France jusqu’au plus humble charbonnier, c’est le même esprit, ce sont les mêmes pensées, c’est le même caractère que l’on rencontre : le sens pratique, la défiance des théories nuageuses, l’ardeur infatigable, le goût du progrès régulier et de l’épargne incessante. À qui possède ces dons précieux, la bourgeoisie n’hésite pas à s’ouvrir ; qui les a perdus au contraire ne tarde pas généralement à déchoir. Ainsi la bourgeoisie est par nature destinée à la conduite des entreprises grandes ou petites ; ce n’est pas un hasard heureux, une routine sociale qui l’a investie de cette fonction directrice, ce sont ses qualités d’état, ses vertus traditionnelles, qui lui sont tellement propres que le peuple trop souvent les dédaigne et les raille.
Cette solidarité qui existe entre tous les rangs de la classe bourgeoise, cette unité d’esprit, cette identité de caractère et de conduite, qui rattachent les plus modestes commerçants de détail aux sommités de la finance et de l’industrie, n’ont été que trop méconnues par les publicistes et les philanthropes dans ces dernières années. Beaucoup d’hommes éclairés ont cru qu’il y aurait avantage à supprimer les intermédiaires entre le producteur et le consommateur. L’on aurait jeté de gaité de cœur par-dessus le bord tous ces métiers infimes qui ont pour objet de conserver et de distribuer dans tous les rangs de la population et sur tous les points du territoire les produits et les denrées nécessaires à la vie de chaque jour. Si la force des choses, supérieure aux fantaisies des hommes, ne s’y était opposée, on les aurait remplacés par une multitude de sociétés anonymes minuscules, sans capitaux, sans compétence, sans responsabilité, et cependant la moindre réflexion suffit à démontrer qu’il n’y a pas d’industries s’exerçant avec aussi peu de rouages et avec autant d’économie que ce commerce de détail, objet des mépris d’en haut, des jalousies d’en bas et des calomnies de tous. On se plaint que les travaux manufacturiers aient détruit la vie de famille ; l’on accuse aussi le régime des grandes usines d’avoir introduit l’antagonisme social au sein des populations qui, collaborant à une même œuvre, devraient rester unies de sentiments comme elles le sont véritablement d’intérêts. Le commerce de détail échappe à toutes ces objections. C’est la famille tout entière qui y prend part ; tous ses membres y trouvent leur place, et peuvent s’y rendre utiles. La femme tient les livres pendant que le mari fait la vente et que les enfants portent les objets à domicile. Il n’est pas de répartition des tâches plus naturelle et plus moralisante ; il n’est pas de société coopérative où l’on puisse rencontrer autant d’harmonie, où la déperdition des forces soit aussi faible, où les rouages soient aussi élémentaires et aussi souples. Il n’est pas surtout d’association plus démocratique, puisque c’est l’association primordiale par excellence, celle qui sort toute faite des mains de la nature. Voilà pourtant le régime que l’on voudrait détruire. On se plaint encore que notre organisation du travail ait enlevé aux femmes toutes les occupations paisibles, régulières, assorties à leurs instincts et à leurs capacités, et, par l’une de ces contradictions qui n’étonnent plus parce qu’elles sont journalières, l’on voudrait enlever à ce sexe, pour qui l’on professe tant d’intérêt, précisément la fonction dont il s’acquitte le mieux, et dans laquelle il surpasse de beaucoup les hommes. Tels sont les préjugés dont sont pénétrées les populations ouvrières à l’endroit de tous ceux qui portent le nom de négociants : préjugés regrettables, sentiments aveugles, qui prouvent l’incapacité actuelle, et le manque de sens pratique de ceux qui s’y abandonnent.
L’un des caractères de la bourgeoisie, avons-nous dit, et l’un de ses mérites, c’est l’esprit de tradition ; son autre grand mérite, son autre caractère principal, c’est l’esprit d’initiative. La bourgeoisie en effet n’est pas un corps fermé qui se laisse atteindre par l’inertie, et qui s’engourdisse dans la jouissance de ses avantages sociaux ; c’est un groupe toujours en mouvement qui sans cesse se renouvelle et s’enrichit d’éléments plus actifs, c’est la sève ascendante qui porte partout la vie, et qui est le principe de tout développement normal. Les écrivains socialistes ont comparé l’organisation de la société à celle d’une armée, et se sont élevés avec force contre la subordination arbitraire, la discipline imposée. La comparaison est fausse. Il y a une hiérarchie dans la société, mais elle est le produit de la force des choses ; il y a un classement rigoureux, mais ce classement ne s’opère point par voie autoritaire, il résulte des capacités, et des efforts individuels. Ainsi la classe bourgeoise est un corps vivant dont la condition d’existence est de s’épurer et de se recomposer sans relâche. Chaque jour, les populations ouvrières perdent quelques-uns de leurs éléments les plus féconds et les meilleurs, qui vont accroître la force et l’activité de la bourgeoisie. Dira-t-on qu’il y a trop de hasard dans ce groupement des molécules sociales ? Ce serait singulièrement se tromper sur l’œuvre de la nature. Rien n’est plus régulier, nous dirons même plus infaillible que cet essor ininterrompu de toutes les capacités et de toutes les aptitudes. C’est folie de vouloir remplacer ce classement naturel, méthodique, harmonique, par les incertitudes du discernement et du contrôle humain.
Les considérations qui précèdent répondent à quelques-uns des sophismes que l’on retrouve le plus souvent dans les théories socialistes, et qui s’égarent même quelquefois dans les écrits de philanthropes habituellement plus judicieux. Un de ces derniers, partant de la définition, généralement admise par les économistes, que le capital est du travail accumulé, prétendait en tirer cette conclusion, que le capital doit être subordonné au travail, puisqu’il en est le produit. C’est là évidemment une conclusion spécieuse. Personne n’a émis l’idée qu’il fallait asservir les travailleurs manuels aux machines qu’ils surveillent et qu’ils dirigent. On aurait beau jeu à s’élever contre ce prétendu non-sens économique ; il y a place pour des déclamations saisissantes : l’on pourrait comparer ces infortunés, salariés, esclaves du matériel inerte des usines, à ces victimes vivantes que le tyran de l’antiquité attachait à des cadavres :
Mortua quin etiam jungebat corpora vivis
Tormenti genus.
Mais ces indignations éloquentes répondent à une situation imaginaire. Si la bourgeoisie a la conduite des entreprises d’industrie et de commerce, ce n’est pas seulement parce qu’elle détient les capitaux. La cause réelle de la position qu’elle occupe et qu’il est de l’intérêt de tous de lui laisser, c’est qu’elle possède particulièrement la capacité directrice, c’est-à-dire l’esprit de tradition uni à l’esprit d’initiative. Aussi est-il difficile aux populations ouvrières de se passer de son concours, alors même qu’on mettrait des capitaux suffisants entre leurs mains. Il faut chercher la démonstration pratique de cette vérité, et il ne sera pas difficile de la trouver ; nous n’aurons qu’à examiner de près l’état et la marche de ces institutions nombreuses connues, on ne sait pourquoi, sous le nom bizarre de sociétés coopératives, — associations ouvrières aujourd’hui fort répandues, qui semblent avoir d’aussi modestes résultats qu’elles annonçaient de grandes prétentions.
II.
Il y a vingt ans à peine, dans un district obscur de la Prusse, un juge de paix, M. Schultze, créait une banque populaire dont l’objet, nettement indiqué, était de faciliter le commerce des petits artisans et des modestes patrons, qui sont si nombreux en Allemagne. Au-delà du Rhin en effet, l’industrie garde encore les cadres et la vie du Moyen-âge ; elle est morcelée et démocratique, elle ignore les grands ateliers et la puissante concentration de capitaux et de moyens de production qui distinguent l’Angleterre ou la France. La fondation de M. Schultze était une œuvre de petite bourgeoisie, elle ne se présentait pas comme une innovation destinée à réformer le monde ; ce n’était pas une nouvelle organisation du travail qui venait d’apparaître, c’était une simple amélioration des conditions existantes. Toutes les relations sociales étaient conservées, seulement le petit patron ou façonnier, qui était obligé jusque-là d’emprunter à des taux élevés pour acheter les matières premières de son industrie, trouvait, moyennant des garanties sérieuses, un crédit à meilleur marché, quoique relativement encore cher. Grâce à son mérite propre et à l’opiniâtre propagande de son créateur, cette institution se développa dans tout le nord de l’Allemagne avec rapidité. On finit par compter plus d’un millier de banques populaires, ayant plus de cinq cent mille adhérents et faisant pour plusieurs centaines de millions d’affaires. Peu de temps après, une autre amélioration vint à se produire et à se répandre avec le même succès. Un grand nombre de ces petits façonniers et patrons d’outre-Rhin, tailleurs, relieurs, tisserands, se réunirent en groupes pour acheter en gros les matières premières de leur industrie : c’était là une idée pratique et sage, qui porta les excellents fruits que l’on en pouvait attendre. Aidé par ces secours nouveaux, le petit commerce d’Allemagne se sentit plus de vigueur, il prit une allure plus régulière, et fut même à l’abri des crises. Le public français ne tarda point à être informé de ce mouvement si fécond et si judicieux qui s’opérait chez nos voisins ; mais il se trompa sur le caractère et la portée de ces modestes institutions : il leur attribua un objet qu’elles n’avaient pas et des proportions qu’elles n’ont jamais atteintes. Il ne tint aucun compte des conditions particulières au pays où elles étaient nées ; il crut avoir découvert un moyen de rendre chaque ouvrier capitaliste et de détruire le prolétariat.
Il s’était produit en Angleterre un mouvement analogue à celui dont l’Allemagne avait été le théâtre. Dans différentes villes manufacturières, quelques ouvriers d’élite avaient, à partir de 1844, fondé des sociétés d’approvisionnement et de consommation dont l’objet était d’acheter en gros les denrées nécessaires à la vie et de les revendre en détail aux associés. Quelques-unes de ces entreprises populaires, celle des équitables pionniers de Rochdale entre autres, étaient parvenues, après différentes épreuves et péripéties, à une véritable et solide prospérité. Nous ne croyons pas que personne ait pris la peine d’examiner les conditions où se trouvait à cette époque le commerce de détail en Angleterre. C’était là cependant une étude indispensable pour se rendre compte de l’efficacité du procédé dont les travailleurs anglais s’étaient servis. Quelques mots suffiront pour éclairer cette question. À l’époque où la grande industrie se répandit en Angleterre, les manufacturiers prirent l’habitude d’avoir à côté de leurs usines de vastes magasins où ils réunissaient les denrées nécessaires à la vie pour les détailler à leurs ouvriers. Était-ce dans le principe une pensée philanthropique qui avait inspiré cette organisation ? Était-ce au contraire une idée de lucre ? Quoi qu’il en soit, ce régime devint bientôt général, et il donna lieu à de grands abus. La plupart des patrons tiraient un énorme bénéfice de cette industrie accessoire. L’opinion publique se manifesta avec force contre ces pratiques connues sous le nom de truck system. Le parlement intervint et fit une loi pour défendre expressément aux manufacturiers de se livrer à cette sorte de commerce. Ces prescriptions législatives ne se montrèrent pas efficaces, car cette année même un journal anglais, the Economist, nous apprenait que la plupart des manufacturiers d’Écosse persistaient, au mépris des dispositions légales, à entretenir près de leurs usines des magasins de denrées alimentaires et à rançonner les ouvriers, qu’ils forçaient à s’y approvisionner. La conséquence de cet état de choses avait été d’empêcher l’établissement du commerce de détail dans les villes manufacturières d’Angleterre. La concurrence n’y existait pas ; les patrons y avaient en fait le monopole de cet important trafic. Ainsi les sociétés alimentaires des ouvriers anglais ne venaient pas lutter contre le petit marchand ; elles le remplaçaient. C’était une première cause de succès pour celles qui furent conduites avec tact et intelligence. Une autre circonstance vint encore les favoriser. Au moment où elles commencèrent à naître, c’est-à-dire après 1844, les doctrines économiques du libre-échange et de l’abaissement des droits sur la consommation remportaient un complet triomphe dans la Grande-Bretagne. L’on supprimait le droit sur les grains, l’on réduisait à un taux infinitésimal la taxe sur les viandes ; l’on abaissait tour à tour et dans des proportions considérables l’impôt sur le sucre, sur le café, sur le thé. Ainsi toutes les denrées alimentaires se trouvaient dégrevées dans une série de dix années qui correspondait précisément à la création des sociétés ouvrières. Quel avantage ce fut pour ces dernières, il est à peine besoin de le dire. Quand on dégrève un impôt de consommation, il n’arrive jamais que les produits baissent immédiatement de prix dans la même proportion : les intermédiaires commencent toujours par retenir à leur profit une part de la taxe diminuée ; ce n’est qu’à la longue et par l’effet d’une concurrence plus active que l’acheteur retire le plein bénéfice de la réduction de l’impôt. Telles sont les conditions exceptionnellement propices au milieu desquelles naquirent les sociétés ouvrières d’alimentation en Angleterre : il ne faut donc pas s’étonner si quelques-unes, en très petit nombre, réussirent. Les circonstances d’ailleurs sont devenues pour elles plus difficiles, le commerce de détail, qui n’existait pas dans les cités manufacturières, a fini par s’y constituer à la suite des lois sur le truck system, l’effet des dégrèvements sur les denrées s’est fait sentir, la concurrence s’est établie et a diminué les prix de vente. Toutes les informations récentes les plus exactes nous apprennent que le mouvement est arrêté, et que les associations commerciales ouvrières sont bien loin de croître en nombre ou en prospérité ; mais le public français s’est empressé d’accueillir avec son habituelle légèreté les récits des succès obtenus de l’autre côté de la Manche par les sociétés de travailleurs. Dans ce fait anormal et transitoire, l’on a voulu découvrir un principe universellement vivifiant et partout applicable : il s’est fait comme une légende autour des équitables pionniers de Rochdale. On s’est imaginé avec une merveilleuse crédulité que le commerce de détail avait fait son temps, et que partout il allait être détrôné par des syndicats ouvriers.
Un troisième exemple, moins heureux, mais dont le public français a tiré des conclusions non moins décevantes, est venu se joindre aux deux premiers. Dans la ferveur révolutionnaire de 1848, il s’était créé à Paris et dans quelques villes de province un certain nombre d’associations d’artisans qui se proposaient de se passer de patron et de se distribuer entre eux les bénéfices que cet intermédiaire s’attribue aux dépens des salariés. La faveur du gouvernement d’alors avait réparti un prêt de 3 millions entre ces petites républiques industrielles. Il ne paraît pas que cette semence ait heureusement fructifié. Sur 45 sociétés ouvrières qui recueillirent ces largesses de l’État, l’on n’en cite que 2 qui aient survécu ; encore sont-elles devenues des patronats collectifs, comptant peu d’associés et beaucoup de salariés désignés par le nom plus nouveau et plus démocratique d’auxiliaires. Ces premières tentatives ne semblaient pas encourageantes ; mais il n’est rien de tel que le fanatisme pour interpréter tout dans le sens de ses convictions et transformer les objections en arguments. On attribua aux circonstances extérieures, aux changements politiques on bien encore au défaut d’instruction scolaire, cet échec des premiers rudiments de sociétés de production. Ces essais n’en furent pas moins considérés comme des antécédents qui auraient certainement été plus favorables, si les conditions d’expérimentation eussent été changées. La foi dans le principe ne fut pas ébranlée. Le nom seul d’association, qui était trop vieux et qui avait subi trop de défaites, fut abandonné, on lui substitua le mot de coopération. Ce vocable sonna bien aux oreilles des philanthropes ; il fit rapidement son chemin. Il y a toujours dans la classe éclairée des esprits qui sont ouverts à toutes les propositions de réforme, à tous les plans de palingénésie, auxquels on donne une apparence modeste.
C’est un réformateur bien connu, Robert Owen, qui dès le début de ce siècle lança dans le monde le mot de coopération. Il y attachait un sens manifestement communiste. Cette expression ne fut pas alors recueillie ; c’est seulement dans ces dernières années qu’elle fut reprise, et qu’elle devint populaire. Elle servit à couvrir une foule de projets différents et vagues, dont les uns étaient d’une application limitée, mais possible, dont les autres, la plupart même, étaient des utopies. Bien vue et protégée à son essor par la partie la plus aventureuse de la bourgeoisie, la coopération ne tarda point cependant a montrer quelle était sa véritable nature, et à trahir le vieux levain socialiste qu’elle avait pendant quelque temps dissimulé. Le gérant de la principale association parisienne de crédit était un ancien secrétaire de Cabet. Les disciples dispersés de Fourier se rallièrent autour de la nouvelle enseigne ; les mots de théorie sociétaire, de foyers d’attraction, de comptoir communal, se retrouvèrent dans la bouche des coopérateurs. L’on parla de fonder « une cité coopérative intégrale, opérant avec les trois éléments d’industrie, capital, travail et talent, et embrassant les divers travaux de ménage, culture, fabrique ; … en un mot toutes les relations sociales. » Un initiateur, rédigeant sous le nom de Gallus l’Almanach de la coopération, imagina un plan pour faire régner « le commerce véridique » au moyen d’un système de syndicats solidarisés qui auraient représenté tous les consommateurs et tous les producteurs. Ces projets furent publiés par les principaux organes du mouvement coopératif ; ils furent même discutés dans des réunions d’hommes graves. C’est une justice à rendre à beaucoup des partisans de la coopération qu’ils combattirent toutes ces pauvretés ; mais ils n’apportèrent pas à la lutte contre ces idées, non moins niaises que subversives, toute l’énergie et toute la conviction que le devoir impose en pareil cas ; ils subirent bon gré mal gré l’alliance des visionnaires. Quelles qu’aient pu être les opinions des hommes opulents et judicieux qui ont patronné à ses débuts la coopération, les adeptes placèrent dans ce système les plus déraisonnables et les plus chimériques espérances. Dès l’abord, on fit de ce terme nouveau le plus abusif emploi ; il surgit bientôt une « commission consultative et de renseignements des sociétés coopératives », des « bureaux de placement coopératifs », une « agence coopérative des liquides », une « école supérieure d’enseignement coopératif », des « écoles rurales coopératives » ; mille autres formules plus ou moins étranges couvrirent des spéculations d’aventuriers ou de folles tentatives de travailleurs confiants. Toute une série de journaux naquit pour faire la propagande du dogme d’introduction nouvelle ; on eut successivement l’Association, la Coopération, la Mutualité, le Travail, le Travailleur associé, feuilles bien intentionnées, nous le voulons croire, mais où étaient rééditées toutes les utopies des réformateurs du commencement du siècle. On n’a point ici la prétention d’examiner en détail toute la nuée de projets qui virent le jour sous ce nom de coopération, alors si en faveur. Il nous suffit de signaler aux hommes judicieux les inconvénients graves qu’il peut y avoir à embrasser avec ardeur des plans de réforme sans en avoir étudié scrupuleusement la nature et la portée ; c’est s’exposer à faire naître une fermentation dangereuse : il arrive souvent que des formules inoffensives aux yeux de la bourgeoisie prennent devant le peuple un autre sens, et se prêtent à de subversives revendications. Ainsi en a-t-il été pour la coopération. Pendant que l’on voulait ouvrir aux travailleurs manuels une voie plus prompte pour se créer un petit capital, ceux-ci ne pensaient qu’à supprimer le rôle de la bourgeoisie dans le commerce et dans la production. Combien sont vaines ces espérances, c’est ce que l’on va essayer de démontrer. Cette tâche sera facilitée par les procès-verbaux d’un comité d’études sur la coopération, enquête privée et approfondie qu’ont faite récemment quelques partisans dévoués de cette idée nouvelle — écrivains, ouvriers, petits marchands ou employés. Les faits ont été examinés de très près, on s’est efforcé de découvrir les moyens que les associations ouvrières doivent employer pour réussir. En lisant ces instructifs procès-verbaux, l’on se rend facilement compte des causes véritables et permanentes qui s’opposent à l’essor du principe coopératif. Toutes les faiblesses, toutes les lacunes de la coopération ont été en effet nettement accusées par ses plus énergiques partisans ; il nous est permis de dire en pareil cas : Habemus confitentem reum.
Il existe en France environ 800 sociétés coopératives. La plupart végètent obscures et misérables ; plus des deux tiers sont des sociétés de consommation, c’est-à-dire se proposant de revendre en détail les marchandises et denrées qu’elles achètent en gros. C’était une opinion répandue, il y a quelques années, que toutes les associations de ce genre devaient réussir. Il semble qu’elles ne soient exposées à aucune chance de perte ; elles ont une clientèle assurée dans les membres qui les composent, leurs frais généraux paraissent devoir être faibles, il n’y a pas de patron qui ait des prélèvements considérables à exercer. Malgré ces apparences si favorables, la plupart de ces petites sociétés anonymes ont sombré. Elles faisaient appel à de beaux sentiments, elles se paraient de noms poétiques et pleins de promesses : la Sincérité, la Fourmilière, la Vie aisée, la Famille commerciale, l’Economie ouvrière. Tout leur augurait le succès ; mais il y avait dans l’institution même des vices cachés qui devaient fatalement amener la ruine ou du moins la stagnation. Si les sociétés se constituaient avec le seul capital de leurs membres, elles se trouvaient trop pauvres, trop limitées ; elles ne pouvaient acheter de première main et de premier choix, elles n’avaient ainsi que des marchandises de rebut ; puis l’on reconnut que la plupart des articles à l’usage des classes ouvrières ne donnent qu’un bénéfice très réduit. Veut-on installer une boulangerie coopérative, l’on s’aperçoit que l’on gagne peu sur le pain ordinaire ; c’est sur le pain de luxe que le boulanger fait la plus grande partie de ses bénéfices. Pour avoir une exploitation rémunérative, il faudrait tenir à la fois une boulangerie et une meunerie ; encore conviendrait-il de les transporter hors de Paris pour épargner sur les salaires et sur l’installation. Pour l’épicerie, les difficultés sont encore plus grandes ; il faut réunir 600 articles différents que les ménagères sont habituées à trouver dans le même magasin ; mais il y a quelques-uns de ces articles comme le sucre, qui ne donnent presque aucun bénéfice, il y en a d’autres qui sont sujets à des déchets considérables. L’on gagne, il est vrai, 25% sur les vins, les liqueurs, le café, 50% sur la brosserie, la quincaillerie, mais il faut dans le magasin coopératif un assortiment complet de tout ce que l’on est habitué à trouver dans les établissements du même genre, ou bien les chalands ne viennent pas. Si la société est riche, c’est-à-dire si elle est subventionnée par la bourgeoisie, une partie des difficultés précédentes disparaissent ; malheureusement il en surgit de nouvelles, plus grandes peut-être. Ce capital que les membres n’ont pas gagné, ils le prodiguent, le gaspillent même ; l’on s’est demandé dans le comité d’enquête s’il valait mieux qu’une association se fondât avec beaucoup ou avec peu d’argent. Cette question paraît naïve ; eh bien ! qui le croirait ? la plupart des membres ont déclaré qu’il y avait moins de dangers à s’établir avec peu d’argent.
Tels sont les obstacles matériels ; ils ne sont rien à côté des obstacles moraux. Il ne suffit pas d’avoir un approvisionnement, il faut le conserver, le dispenser avec économie. C’est chose facile quand le magasin est entre les mains d’une famille bourgeoise habituée de longue date à l’ordre et à la bonne administration, ayant d’ailleurs le stimulant de l’intérêt personnel ; mais cette garantie manque à nos coopérateurs. Comme ils sont pendant le jour à leurs affaires, il leur faut des employés, et c’est, paraît-il, une race difficile à manier que les garçons d’épicerie ; ils exigent le sou pour livre, ils ruinent la maison par leurs prélèvements, ils sont pleins d’incurie. On a beau les intéresser aux bénéfices, ils laissent la marchandise se perdre. La Fontaine dirait qu’il faut ici l’œil du maître, mais l’on a changé tout cela. Une publication anglaise engage les sociétés coopératives à ne prendre de préposés qu’autant qu’ils fournissent une bonne et valable caution ; c’est un bien pauvre remède, et qui cause de grands embarras. Ces gens de service ont tous les défauts, ils volent les denrées, si on ne les surveille ; il est impossible de se fier à eux. Quels moyens de contrôle découvrir ? Quand la maison est importante, l’on peut diviser la fonction commerciale entre trois ou quatre agents. On a un employé à l’entrée qui remet des bulletins aux chalands, les garçons qui servent le public y inscrivent le montant des achats, un caissier reçoit le solde : c’est le système suivi dans les établissements de la boucherie Duval ; mais la plupart des sociétés coopératives ne peuvent s’installer sur ce grand pied. Il y a là d’ailleurs bien des complications pour des gens qui veulent réduire le nombre des intermédiaires, et qui ont adopté le principe de l’économie des ressorts. Le petit et le moyen commerce, gérés d’ordinaire par une famille sans auxiliaires, n’ont pas tous ces embarras.
Comment organiser la gérance ? Convient-il qu’elle soit collective ou individuelle ? À ne consulter que le côté administratif, il n’y a pas de doute possible : avoir un chef expérimenté, muni d’une autorité suffisante, c’est le seul moyen de bien conduire des affaires si compliquées. Cependant les coopérateurs ne veulent pas abdiquer ; c’est une république qu’ils prétendent fonder, non une dictature. Les plus judicieux demanderont, il est vrai, que le choix des administrateurs soit soustrait au suffrage universel, « qui est enlevé par les plus criards dans les assemblées générales ». Ils recommanderont qu’aucune proposition ne puisse être faite à l’assemblée générale sans avoir été examinée par une commission spéciale, — seul moyen d’éviter les surprises et les votes déraisonnables. Ces conseils de la prudence ne seront pas entendus ; le principe de l’institution l’emporte sur toutes les considérations pratiques, c’est l’esprit populaire qui doit animer ces sociétés d’ouvriers. Coûte que coûte, l’on installera une gérance collective et souvent renouvelable. Il faut, écrivait M. Vigano, l’un des chefs du mouvement coopératif, que chaque société de consommation soit dirigée par un conseil d’administration nombreux, nommé pour trois ans, se renouvelant par tiers, sans que les membres sortants puissent être immédiatement réélus. Cette disposition a pour but d’éviter les coteries. Ainsi à peine ces fonctionnaires auront-ils pu acquérir des connaissances pratiques et l’habitude du métier, que la rigueur des principes démocratiques exigera qu’on les mette de côté ; mais que de temps perdu, que d’allées et de venues, que d’heures enlevées à la famille et au foyer pour ces quinze administrateurs dont on réclame une présence fréquente, une surveillance attentive, un contrôle efficace ! Aussi la plupart de ces petites associations n’ont été que des réunions de camarades, sans esprit de suite, sans unité de conduite. C’est d’ailleurs une singulière erreur que de vouloir fonder une entreprise de commerce sur des éléments si nombreux et si disparates. La responsabilité se disperse et s’évanouit, ce ressort si puissant de l’âme humaine perd sa force vivifiante ; une famille bourgeoise qui se livre à l’industrie même la plus humble y engage son honneur et sa destinée tout entière. Dans les importantes sociétés anonymes, les administrateurs sont des hommes connus qui engagent leur réputation, leur considération, dans la conduite des affaires de leur compagnie, tandis que des ouvriers obscurs n’ont pas ce stimulant et ce frein : après la déconfiture de leur association, ils restent ce qu’ils étaient la veille, leur amour-propre n’en est pas sérieusement froissé. On a voulu persuader à des maçons, à des cordonniers, à des typographes, de se faire épiciers ou boulangers à leurs moments perdus ; ce ne sera jamais là pour eux qu’une œuvre accessoire, un divertissement après les fatigues de la journée. Il en est de ces entreprises comme de celles des riches propriétaires qui veulent faire de la culture. Ceux-ci peuvent s’imaginer aussi qu’ils remplaceront facilement leurs fermiers, ils peuvent penser qu’ils augmenteront leurs revenus en faisant valoir leurs terres, puisqu’ils auront supprimé un rouage inutile et coûteux ; mais l’expérience vient bientôt redresser sans pitié ces erreurs puériles. C’est qu’il y a dans la société une distribution naturelle des tâches, c’est que toute industrie humaine est une chose sérieuse et absorbante qui ne peut être regardée comme un passe-temps. Les lois économiques, plus fortes que toutes les lois positives, interdisent le cumul des fonctions ; l’on ne peut, quoi qu’on en dise, être à la fois épicier et forgeron. Ce qui est vrai des individus l’est aussi des classes ; il ne suffit pas de réunir 80 ou 100 hommes bien intentionnés pour faire jaillir de cette foule l’esprit d’ordre, de régularité, le sens du commerce, l’intelligence directrice.
À supposer que la gérance soit unique, l’on tombe dans bien d’autres embarras. S’il est capable, le chef choisi par l’association ouvrière demandera ses coudées franches, il faudra le bien rémunérer, il exigera à peu près autant qu’un patron aurait gagné, il voudra surtout être le maître. Rien d’insupportable pour un homme pratique comme la perpétuelle immixtion de gens inexpérimentés qui prétendent donner des conseils et diriger les affaires. Ne choisissez pas un gérant unique, écrivait M. Vigano, car, s’il est bon, le contrôle le rendra mauvais. Dans la bouche d’un coopérateur, c’est là un singulier aveu, et qui se retourne contre la coopération. Il y a un autre péril. Habitués au travail manuel, beaucoup d’ouvriers ont une instinctive et insurmontable jalousie pour tous ceux qui, par profession, se livrent à des occupations commerciales ou industrielles : aussi se montrent-ils peu généreux envers les comptables auxquels ils ont recours ; ils ne savent ou ne veulent pas faire grandement les choses, ils sont parcimonieux pour le traitement, de même qu’ils sont tracassiers dans le contrôle. Qu’en résulte-t-il ? Les gérants de ces petites sociétés se servent de la position qu’on leur donne comme d’un marchepied. Ils font connaissance avec les chalands, acquièrent leurs sympathies par un service exact et loyal, puis au bout de quelque temps ils quittent le magasin coopératif, ouvrent une boutique à côté pour leur propre compte, et détournent à leur profit la clientèle. Que de faits semblables dans l’histoire des associations ouvrières ! Il est même très ordinaire que des magasins coopératifs, ayant abouti à la faillite, aient été achetés par de petits négociants qui y font fortune.
Les associations ouvrières n’ont pas le mérite qu’on leur avait attribué de vendre à meilleur marché que les commerçants de détail. Pour abaisser les prix du pain et de la viande, pour remplacer les taxes officielles, beaucoup de personnes avaient compté sur la concurrence sociétaire. Vaines espérances ! Dans le comité d’études sur la coopération, il a été résolu à une grande majorité que les sociétés coopératives devaient vendre au prix courant du commerce. Comment d’ailleurs vendraient-elles à meilleur marché, puisqu’il a été reconnu que pour beaucoup d’articles ces prix sont à peine rémunérateurs ? Ces associations chétives ont déjà bien assez de mal à se tirer d’affaire sans vouloir diminuer les prix.
Il est pourtant des sociétés coopératives qui réussissent, assure-t-on, et l’on nous montre que leurs comptes annuels se soldent parfois en bénéfices ; mais il faut s’entendre. Examinons les choses de près, nous verrons ces prétendus profits s’évaporer pour la plupart. Il y a deux sortes de sociétés de consommation : les unes sont fondées en grande partie avec des capitaux bourgeois ; elles sont patronnées, dirigées, subventionnées par des hommes influents et expérimentés, qui y mettent de leur argent, y consacrent en outre leur temps. Ce ne sont plus des créations ouvrières, ce sont des œuvres de bourgeoisie, c’est de la philanthropie bâtarde et à notre sens dangereuse ; mais ces entreprises sont bien conduites parce qu’elles ont à leur tête de véritables commerçants, doués de ces vertus traditionnelles ou acquises dont nous avons démontré l’importance. Il n’est pas étonnant que ces institutions réalisent quelques profits ; elles ont tous les éléments de succès : abondance de capitaux, direction habile, généralement homogène, clientèle choisie et compacte, subventions directes ou indirectes. Ce ne sont pas là des fondations ouvrières, ce sont des créations électorales faites en vue d’acquérir une popularité facile ; toutes les conclusions que l’on peut tirer de leur prospérité sont décevantes, ces apparences de succès cachent souvent des sacrifices réels. Une autre espèce de société coopérative, la seule vraie et genuine, pour nous servir d’une expression anglaise, est celle qui est constituée uniquement par des ouvriers. Dans cette dernière catégorie, il est encore possible de rencontrer quelques associations qui annoncent des bénéfices ; mais presque toujours ces bénéfices proviennent d’une sophistication de chiffres. Voici par exemple ce qu’on lit dans le dernier compte-rendu de la société civile de consommation du 18e arrondissement : « Un sociétaire s’étonne du chiffre minime des frais généraux, mais il le comprend en reconnaissant le zèle désintéressé de beaucoup de sociétaires dévoués qui prodiguent leur temps à la société, et dont plusieurs même y mettent de leur argent, lorsqu’ils tiennent la caisse, en rectifiant des erreurs involontaires qu’ils ont commises. Il ajoute que plusieurs des membres du conseil devraient être indemnisés. » Ainsi se passent les choses dans la plupart des sociétés existantes. De cette manière, on peut étaler quelques profits apparents, 10%, 20% même ; mais c’est là un véritable mirage. Il faudrait tenir compte de ces heures perdues pour le travail productif ou pour la vie de famille, il faudrait attribuer un traitement à ces employés volontaires ; autrement ces bénéfices sont illusoires : beaucoup de gaspillage de temps et de ressources, c’est le bilan de la plus grande partie de ces associations. Dans quelques villes d’Angleterre seulement, elles ont pu réussir, il y a vingt-cinq ans, grâce aux circonstances toutes spéciales que nous avons fait connaître.
Les sociétés de crédit seront-elles plus heureuses ? Jamais il n’a existé de mot auquel on ait attribué une plus magique influence. Il semble que ce soit la pierre philosophale. Les économistes n’ont cessé de recommander à tous, spécialement aux classes ouvrières, la prévoyance et l’épargne ; mais ce sont là des vertus sévères qui rebutent au lieu d’attirer ; ne pourrait-on les remplacer dans la pratique par un spécifique d’un emploi plus commode et d’un usage plus universel ? Des notions incomplètes de science financière, des bribes arrachées au langage de l’économie politique ou de la banque ont produit dans les classes laborieuses les plus fantastiques illusions. Dès l’abord, on a émis des axiomes comme le suivant : le crédit pour réaliser l’épargne et non pas l’épargne pour réaliser le crédit. Ce point de départ une fois connu, il est facile de deviner le point d’arrivée. Il y a eu comme une débauche de projets pour réformer le commerce à l’avantage des classes laborieuses. Déjà en 1804 on avait fondé une banque d’intervention patronnée par Monge et par Chaptal. En 1830, Buchez réclamait une banque populaire ; Proudhon la constituait après la révolution de février, l’on sait avec quel succès et pour quelle durée ! Tous ces plans ont revu le jour sur une échelle plus grande. L’on a constitué un crédit au travail qui a été le crédit mobilier des associations ouvrières, on a fondé des banques d’escompte. Ce n’est pas seulement la capacité directrice qui a manqué aux administrateurs, c’est beaucoup plutôt le champ même à exploiter. Il a fallu reconnaître qu’il est d’une souveraine imprudence de se livrer à ce que l’on appelle le crédit de commandite, c’est-à-dire de prêter à des associations ou à des particuliers les fonds nécessaires pour fonder des industries. Le capital de roulement est le seul qu’on puisse avancer sans péril ; encore doit-on y apporter beaucoup de réserve. Il est impossible de connaître à Paris tous les tanneurs, tous les tailleurs, la valeur réelle de leur papier. Il faudrait organiser tous les corps de métiers en syndicats ; mais il a été prouvé que, même en faisant des affaires avec les syndicats qui existent, les associations de crédit ouvrières avaient subi des pertes considérables. Un très grand nombre de billets à Paris ne sont que des billets de complaisance sans garantie sérieuse. Il serait indispensable d’avoir des conseillers merveilleusement compétents pour vérifier la valeur de tout ce menu papier présenté à l’escompte. La concurrence a déjà réduit au minimum, de l’aveu des plus zélés coopérateurs, l’intérêt et la commission prélevés par les maisons de banque particulières ; ce n’est que le papier de rebut qui afflue aux sociétés coopératives. Même en faisant payer le loyer de l’argent 10 et jusqu’à 13% avec les renouvellements, elles n’arrivent qu’à la banqueroute. Le nombre des petits entrepreneurs en France n’est pas assez grand, leur position ni assez sûre ni assez nette pour qu’on puisse réussir en leur faisant des prêts. Ce serait à eux de se grouper par quartier et par profession, de se faire de modiques avances ; mais la coopération française a des prétentions plus vastes : elle recule devant ce rôle borné, elle veut des horizons illimités, elle se plaindrait volontiers que le monde lui manque. Entre les banques populaires d’Allemagne et les banques populaires parisiennes, le nom seul est commun, tout le reste diffère. On a essayé du crédit à la consommation, l’on a fondé des établissements pour faire des prêts d’honneur aux ouvriers et employés ; il n’est pas de précaution que l’on n’ait prise pour assurer la réussite de ces institutions, on excluait les célibataires, on n’admettait que les hommes de bonne renommée et en mesure de restituer à court délai les sommes reçues. Efforts impuissants ! Si ingénieux qu’aient été certains de ces projets, l’expérience en a démontré l’inapplicabilité. Il est des bornes à tout, même au crédit. Quelle qu’en soit la puissance, ce n’est pas encore lui qui peut éteindre le paupérisme.
Il faut avoir suivi de près le mouvement coopératif en France pour savoir que de plans chimériques se sont abrités sous le nom de coopération. C’est une réforme radicale du commerce que l’on cherchait et que l’on cherche encore à introduire. L’on s’est imaginé qu’il y aurait avantage à constituer une banque d’échange afin de faciliter la circulation réciproque de produits équivalents sans recours à la monnaie métallique ; on croyait ainsi pouvoir prévenir le chômage. D’autres pensaient réduire par là, dans des proportions considérables, l’intérêt des capitaux. Il y a trente ans environ, deux frères du nom de Mazel avaient inventé à Marseille un système de bons qui devaient rendre la monnaie inutile. Beaucoup de projets du même genre virent le jour dans les années suivantes. On proposa tour à tour de former une compagnie française de crédit public et de centralisation commerciale, ou bien encore une société mutuelle du commerce et de la banque réunis, une banque de compensation, un clearing-home parisien. Une maison de ce genre parvint à s’établir, figura longtemps sur la cote de la Bourse, et parut jouir pendant quelques années d’une certaine prospérité : c’est le comptoir Bonnard, devenu plus tard le comptoir Naud. Il avait pour mission de faciliter l’échange en nature des marchandises, immeubles, travaux et objets de toute sorte : les maisons de commerce ou d’industrie lui souscrivaient des billets payables à vue en travaux de leur industrie ou de leur commerce, et les échangeaient contre des billets du même genre souscrits par d’autres industriels dont les travaux pouvaient leur être utiles. Quel était l’avantage d’une pareille combinaison ? Il est malaisé de le dire ; mais beaucoup de gens se flattaient que le placement des marchandises produites serait plus facile, s’il suffisait de les échanger contre d’autres marchandises. C’était oublier que le défaut de vente ne tient pas à l’insuffisance du monétaire métallique, qu’il provient uniquement de l’absence d’un besoin du consommateur. Ces idées d’échange en nature furent encore bien accueillies par les coopérateurs. Comment s’en étonner ? De la suppression des intermédiaires, le système coopératif doit logiquement conduire à ce résultat final. Aussi dans les rangs populaires on se fait de la coopération une idée beaucoup plus vaste, plus radicale que celle qui est acceptée par les éclairés partisans de ce régime. On ne recule pas devant l’établissement d’un vaste réseau de sociétés anonymes superposées les unes aux autres, solidarisées entre elles, accaparant dans leurs rouages multiples tout le commerce du monde. Il y a surtout une prédilection marquée pour les syndicats : on parle de constituer des syndicats régionaux d’acheteurs et de consommateurs, un syndicat des crédits, etc. Les mêmes gens qui n’ont pas assez de plaintes contre l’esprit de spéculation et d’agiotage, inventent ainsi des systèmes qui ne seraient autre chose que l’agiotage et la spéculation organisés et en permanence.
La troisième forme des associations coopératives ne sera pour nous l’objet que de courtes réflexions. Les sociétés de production n’ont réussi ni en France ni ailleurs, et cet échec a manifestement démontré combien était erronée la prétention de se passer de l’entrepreneur. Dans le comité d’enquête sur la coopération, l’on a discuté la question de la préférence à donner au travail à la tâche ou au travail à la journée. La majorité s’est prononcée pour le premier mode, et il est remarquable que les ouvriers qui faisaient partie de la réunion se rangèrent à cet avis. Un autre sujet non moins intéressant fut abordé ; il s’agissait de savoir si l’on devrait associer aux bénéfices les ouvriers auxiliaires — c’est ainsi que l’on désigne les simples salariés — et il y eut unanimité pour la négative. Écoutons un ouvrier, M. Cohadon, gérant de la société des maçons : « Quand les associés n’arrivent pas en nombre, dit-il, l’association, ne pouvant pas repousser la clientèle, est bien obligée de prendre des auxiliaires ; mais il n’est pas admissible de leur accorder des bénéfices quand d’une part on n’est pas sûr de les réaliser, et que de l’autre on n’a aucune garantie contre les pertes qui peuvent survenir après le partage des bénéfices. Si l’association leur accordait des droits aux bénéfices, ils auraient par conséquent celui de les contrôler. Peut-on leur accorder le droit de s’immiscer dans des affaires où ils n’ont aucune responsabilité ? Vous voyez donc que ce qui serait beau en théorie n’est pas toujours possible dans la pratique. Je ne puis que répéter ce que j’ai dit en parlant du crédit au travail : il est fâcheux que les théories les plus séduisantes passent chez nous à l’état de dogmes, et qu’elles trouvent des apôtres avant d’avoir passé au creuset de l’expérimentation. » Voilà une confession édifiante et bonne à recueillir ; c’est un ouvrier qui parle, ne l’oublions point. Le même comité de coopérateurs s’est plaint qu’on ait vu « le concours d’auxiliaires faire crouler des associations par l’obligation de les payer si cher qu’il ne restait rien pour les associés. » Malheureusement il y a deux langages comme deux morales ; les mêmes hommes qui, en tant qu’associés, se plaignent du taux excessif des salaires revendiqueront hautement le lendemain en qualité d’ouvriers une rémunération beaucoup plus considérable. Une des raisons qui ont fait crouler un grand nombre de sociétés de production, c’est la parcimonie des ouvriers à l’endroit des gérants. C’est un parti-pris dans la classe ouvrière de ne tenir aucun compte du travail intellectuel : la société des maçons fait un chiffre d’affaires de plusieurs millions, et réalise des bénéfices de près de 200 000 fr. par an ; cette prospérité est due, pour la plus grande partie, à l’intelligence des trois hommes qui la dirigent. Croirait-on cependant que la part de ces gérants jusqu’à ces dernières années n’était point supérieure à celle des autres associés ? On s’est résolu enfin à leur faire des avantages particuliers par la crainte de les perdre : on ne peut fonder une société commerciale sur l’ascétisme.
Tels sont les trois types de sociétés coopératives. À part quelques exceptions, en très petit nombre et fort honorables, on n’a guère à enregistrer dans cette histoire que des désastres. On avait voulu réformer le monde, refouler tous ces parasites qui s’appellent les commerçants, les banquiers, les patrons, en un mot les bourgeois ; on n’est arrivé qu’aux plus insignifiants résultats. Depuis dix ans, il ne s’est pas constitué dans les cadres de la coopération une seule maison vivace. La société des ouvriers maçons et quelques autres qui font de bonnes affaires sont antérieures à tout le bruit que l’on a fait autour du principe coopératif. On a prodigué les brochures et les livres, les discours et les conférences. « Assez de paroles, s’écriait dernièrement un ouvrier dans une réunion populaire, assez de paroles, depuis longtemps il s’en dit des millions de milliards. Où sont les faits ? » Des exemples ont été invoqués, qui ne sont rien moins que probants, comme ceux des banques d’Allemagne ou des pionniers de Rochdale. D’où vient cette stérilité après tant d’efforts ?
Cette déconvenue ne doit pas surprendre. Elle était dans l’ordre des choses. C’est que le régime des sociétés anonymes ne doit s’appliquer qu’aux spéculations trop vastes ou trop aléatoires pour les forces individuelles. On pourra peut-être, après bien des efforts, faire surgir quelques situations exceptionnelles ; dans la généralité des cas, l’organisation du commerce et de l’industrie sera maintenue parce qu’elle est le produit non de l’arbitraire des hommes et des lois, mais de la nature des choses et de la nature humaine. N’ayons ni regrets ni impatience de l’inutilité de ces tentatives ; le rôle que les ouvriers voulaient saisir est rempli d’une manière plus satisfaisante, au mieux des intérêts de tous, par la bourgeoisie. Quant à la population ouvrière, il est des moyens plus sûrs d’élever sa destinée. La fable antique nous rapporte que Phaéton, voulant suppléer Phœbus son père, fut précipité du haut des cieux et faillit embraser le monde ; il avait cependant le même char, les mêmes coursiers et suivait la même route, mais l’expérience et l’autorité lui manquaient. En réalité, il importait peu à la terre d’être éclairée par Phaéton ou par Phœbus ; de même il est de peu d’intérêt pour la société de prendre ses approvisionnements et son crédit dans des établissements coopératifs ou dans des établissements bourgeois. L’échec de la coopération est donc sans grave conséquence sociale. C’est à peine si l’on peut dire de ce système qu’il succombe dans une grande entreprise : magnis tamen excidit ausis.
III
Ce serait peu connaître la nature humaine que d’espérer convertir les novateurs par l’expérience des faits ou la logique des idées. L’imagination domine ces esprits aventureux qui n’ont pas le sens de la réalité. La réforme sociale est devenue pour eux une foi qui s’est emparée de toutes leurs facultés, et qui ne subit aucune défaillance. Vaincus dans le présent, ils sont, disent-ils, assurés de l’avenir. C’est un procédé commode que de se rejeter sur les siècles futurs pour l’accomplissement des promesses que l’on a faites à la génération présente ; mais ce long espoir et ces vastes pensées ne conviennent guère à l’homme, créature passagère, limitée dans le temps comme dans l’espace, obligée de pourvoir à des besoins actuels, ayant peu de répit sous le poids des nécessités qui l’accablent. Nous ne savons pas les merveilles que nous réserve l’avenir ; l’humanité se transforme, les relations sociales se renouvellent, d’autres modes, d’autres combinaisons surgissent chaque jour ; mais c’est là un mouvement graduel et lent qui s’opère instinctivement à notre insu. Ce ne sont pas les plans sortis tout faits de l’intelligence humaine qui se réalisent dans le monde extérieur ; la nature a d’autres procédés, et se joue des systèmes a priori qu’enfante l’imagination des hommes. Nous n’avons qu’à creuser modestement le sillon de chaque jour, à recueillir les fruits déjà mûrs, sans nous préoccuper de la moisson qui viendra peut-être pour nos arrière-neveux. C’est folie de jeter la perturbation dans les relations existantes au nom d’un progrès conjectural et lointain. La sagesse se tient à égale distance des audaces et de la routine, améliore et perfectionne sans cesse avec esprit de suite, avec une indomptable persévérance, mais elle évite de bouleverser en un clin d’œil et au hasard. Il n’en est pas des sciences sociales comme des sciences abstraites. Dans celles-ci, la fantaisie peut s’ouvrir un champ illimité ; Descartes invente la théorie des tourbillons : l’humanité n’en souffrira pas, la physique en recevra peut-être une impulsion nouvelle. Dans les sciences sociales au contraire, il faut plus de réserve ; les plans que l’on présente au public doivent être immédiatement applicables, car les erreurs en pareille matière ne s’attachent pas seulement à l’esprit de l’homme, elles passent dans les faits, et se traduisent en perturbations dangereuses.
Notre époque attache une grande importance à l’instruction populaire ; toutes les parties de la société demandent avec ardeur et conviction la diffusion de l’enseignement. Les ouvriers dans leurs réunions si orageuses et parfois si extravagantes, les publicistes, les hommes d’État de toute opinion, réclament des écoles de tout ordre et de tout genre. C’est un grand honneur pour notre siècle que cette haute estime pour les connaissances intellectuelles et le développement théorique des facultés humaines. Assurément l’on ne peut attendre que de bons fruits du progrès scolaire, l’humanité en deviendra plus sensée et meilleure peut-être ; mais de ce côte aussi il n’y a pas que de légitimes espérances, il y a bien des illusions. C’est un instrument d’une grande puissance que l’instruction, ce n’est pas cependant la pierre philosophale : elle a d’importants et d’heureux effets ; elle ne produit pas de miracles. Mirabeau écrivait à la fin du siècle dernier : « Croyons que, si l’on excepte les accidents, suites inévitables de l’ordre général, il n’y a de mal sur la terre que parce qu’il y a des erreurs ; que le jour où les lumières et la morale avec elles pénétreront dans les diverses classes de la société, les âmes faibles auront du courage par prudence, les ambitieux des mœurs par intérêt, les puissants de la modération par prévoyance, les riches de la bienfaisance par calcul, et qu’ainsi l’instruction diminuera tôt ou tard, mais infailliblement, les maux de l’espèce humaine, jusqu’à rendre sa condition la plus douce dont soient susceptibles des êtres périssables ! » Dans ce passage éloquent et qui développe une idée vraie, l’on doit saisir une part notable de ce que les anciens appelaient l’exagération oratoire ; mais combien n’a-t-on pas renchéri sur cet éloge, et à quelles extrémités ne l’a-t-on pas porté ! Un écrivain socialiste disait récemment « que l’universalisation de la science ne tarderait pas à équilibrer promptement toutes les conditions sociales. » — « Elle peut combler, ajoutait-on la distance qui sépare le pauvre du riche et transformer toutes les relations de la société. » Émettre de pareilles idées, c’est encourager de folles espérances et se préparer bien des déceptions. L’enseignement scolaire fortifie ou aiguise plusieurs des plus importantes facultés humaines ; mais il ne lui est pas donné, à lui tout seul, de transformer radicalement l’état de choses existant. Lire, compter, calculer, ce sont des connaissances précieuses, utiles à ceux qui les possèdent et à la société en général. Elles ne sauraient suffire ; pût-on même réaliser et mettre à la portée de tous « l’instruction intégrale, embrassant l’ensemble des connaissances humaines », il y aurait encore bien des lacunes à remplir dans le caractère et l’intelligence des populations ouvrières. À côté de l’enseignement du livre, il y a en effet un enseignement plus pénétrant et plus efficace, c’est l’enseignement de la famille et celui de l’expérience. Nos voisins d’outre-Manche, qui sont des hommes judicieux, mettent partout le mot d’éducation où nous plaçons celui d’instruction. Le développement théorique des facultés humaines est une belle chose ; mais il y a des qualités qui ne s’acquièrent pas à l’école, qui ne se puisent pas dans la lecture des plus parfaits livres de morale. Jetons les yeux autour de nous ; il ne nous sera pas difficile de nous convaincre que les hommes réussissent dans la vie beaucoup moins par les qualités de leur intelligence que par les qualités de leur caractère. Or c’est le mérite principal de la bourgeoisie de posséder comme un patrimoine qui lui est propre ces facultés obscures qui sont des leviers irrésistibles. Avec une loi sur l’instruction obligatoire, on pourra peut-être arriver en vingt ans à donner aux neuf dixièmes des Français les connaissances alphabétaires ; mais il n’est pas de loi qui puisse communiquer dans le même espace de temps aux populations ouvrières ces forces morales, résultat d’une longue suite d’efforts, tradition d’une série de générations méritantes.
Les vrais amis des classes ouvrières devraient se pénétrer de ces principes. Ce sont ces habitudes saines de la vie pratique qu’il importe surtout de propager. Beaucoup de publicistes suivent malheureusement une route tout opposée ; en inventant chaque jour un nouvel expédient pour élever d’une façon soudaine la destinée des ouvriers, l’on ne fait que provoquer des impatiences. Il est imprudent de décrier les vieilles méthodes de travail et d’ouvrir devant les yeux crédules des masses ces horizons de progrès facile et d’un commode accès. Depuis que l’humanité est sur terre, le succès a toujours été le produit de l’effort individuel, il est toujours venu avec une certaine lenteur. Ces conditions dépendent de la nature des choses et de la nature humaine, il est déraisonnable d’espérer les changer. Les doctrines aujourd’hui en honneur parmi les populations ouvrières tendent à décourager la pratique des vertus qui seules pourraient améliorer leur sort. Des ouvriers habiles, bien rétribués, sont détournés de l’épargne par l’idée que l’intérêt du capital sera un jour supprimé, ou que l’on trouvera quelque combinaison nouvelle pour améliorer spontanément leur situation. Confiants dans des procédés qui amèneraient un essor collectif de leur classe, ils sentent moins le besoin de sacrifices personnels. N’a-t-on pas vu, lors de la réforme électorale en Angleterre, des députations ouvrières prétendre que les travailleurs qui épargnent sont des égoïstes et des traîtres indignes du droit de suffrage ? Il n’est d’autre moyen cependant pour l’homme d’élever sa position que le travail et l’économie. La classe ouvrière a mieux à faire que de lutter avec la bourgeoisie : c’est de prendre exemple sur elle dans la pratique de la vie, c’est de s’assimiler ses habitudes d’ordre, de régularité, de discipline, de prévoyance, qu’elle rencontre et qu’elle raille trop souvent chez les commerçants de tout étage. Les cadres de la classe bourgeoise ne sont pas immobiles, ils se dilatent au contraire chaque jour ; les progrès de la civilisation consistent à augmenter sans cesse le nombre de ceux dont l’existence est facilitée par une aisance acquise, à réduire au contraire les rangs de ceux qui mènent au jour le jour une vie précaire et mal assurée ; mais ce mouvement fécond ne s’accomplit pas par soubresauts et spontanément, il réclame les efforts des hommes et la collaboration du temps.
Paul Leroy-Beaulieu.
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