Devant la Société d’économie politique, dont les principaux membres libéraux étaient ce jour-là absents, Charles-Mathieu Limousin pose la question de la légitimité de la gratuité des canaux et rivières navigables. Ces voies de communications nécessitent des frais de construction et d’entretien : ainsi n’est-ce pas faire du protectionnisme, que de ne pas faire contribuer financièrement l’usager, quand il paye directement pour les autres formes de transport, notamment les chemins de fer ? N’y a-t-il pas là privilège, et donc abus ? N’y a-t-il pas aussi injustice, quand les contribuables des régions très faiblement arrosés de canaux et rivières paient leur quote-part pour les régions qui en sont richement dotés ?
La gratuité de l’usage des canaux et rivières navigables
SOCIÉTÉ D’ÉCONOMIE POLITIQUE.
Réunion du 5 août 1889.
Sur la proposition du Secrétaire perpétuel, la réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante, formulée par M. Limousin :
LA GRATUITÉ DE L’USAGE DES CANAUX ET RIVIÈRES NAVIGABLES EST-ELLE CONFORME À LA JUSTICE ET FAVORABLE À LA RICHESSE PUBLIQUE ?
M. Limousin dit que la question sur laquelle il a pris la liberté d’appeler l’attention de la Société a une singulière mauvaise fortune : celle d’être connexe d’une autre, la question des chemins de fer ; si bien que, quand on parle canaux, on répond grandes compagnies. Il est à craindre que la discussion actuelle n’échappe pas à cette règle bizarre. La question de la navigation et de la gratuité de l’usage des voies navigables est cependant absolument distincte sinon de celle des chemins de fer, du moins de celle des grandes compagnies, et peut être discutée, abstraction faite de celle-ci.
Que les grandes compagnies se plaignent de la concurrence qui leur est faite par une industrie en réalité subventionnée, laquelle concurrence les oblige à recourir plus qu’elles ne voudraient à la garantie de l’État, et à se charger d’une dette qu’il faudra plus tard payer en argent ou en nature, cela se comprend, bien que, dans certains cas, ces prévisions ne puissent avoir qu’un caractère purement platonique.
Mais il y a d’autres intérêts que ceux des compagnies de chemins de fer, engagés dans cette question ; il y a ceux de tous les contribuables français et ceux des producteurs et des consommateurs des régions non desservies par les voies d’eau. C’est de ces intérêts principalement que veut s’occuper l’orateur.
Que sont, au point de vue de la navigation, les canaux et rivières, du moins les rivières approfondies, canalisées, car pour les autres, il n’y a point à en parler ? Ce sont des routes, des instruments de travail, représentant des capitaux comme tous les autres instruments de travail. La principale différence qu’il y ait, entre ces instruments et les autres, consiste en ce que, à l’heure actuelle, le capital qu’ils représentent a été fourni par l’État. Il y a été dépensé de ce chef, depuis 1815, une somme de 1 450 millions, et la question qui se pose est celle de savoir si ce capital doit, comme il l’est depuis 1880, demeurer improductif, ou si, à l’exemple de tous les capitaux industriels, les services qu’il sert à rendre doivent rapporter les frais d’intérêts et d’amortissement.
Si les services, c’est-à-dire les marchandises transportées, en d’autres termes les consommateurs, ne supportent pas cette charge à l’heure actuelle, d’autres la supportent, et ces autres ce sont les contribuables. En effet, les canaux et rivières ont provoqué en 1888, une dépense de 91 millions ainsi répartis : 63 millions pour l’intérêt d’un capital, que l’on n’amortit pas, 13 millions de frais d’entretien, et 15 millions pour réfections et travaux neufs. Si la batellerie était traitée, ainsi qu’elle devrait l’être, comme une industrie ordinaire, ces 91 millions auraient été payés par la batellerie ou plutôt par la clientèle qui lui donne des marchandises à transporter ; les procédés bizarres de l’État les mettent à la charge des contribuables, et cela représente une taxe moyenne de 2 fr. 50 par tête de Français, et de 10 fr. par famille de quatre personnes. L’usage des rivières et canaux n’est donc pas gratuit puisque chacun de nous paie pour cela 2 fr. 50 en moyenne. Et l’on ne peut pas dire que les contribuables ont une compensation en qualité de consommateurs, puisque la taxe est payée également et par les habitants des régions où il y a des voies navigables, et par ceux des régions où il n’y en a pas.
Ce n’est pas tout encore, non seulement les habitants des régions où il n’y a pas de voies navigables paient leur quote-part d’impôts pour que les autres aient les transports à bas prix, mais en outre, ils paient afin que ces autres puissent leur faire une concurrence immense. Il est, en effet, compréhensible que les producteurs, industriels et agricoles, qui se servent des voies d’eau pour leurs transports ont, du simple fait de la gratuité de ces voies, un avantage sur les producteurs qui sont obligés de se servir des chemins de fer, lesquels ont à supporter un péage pour les capitaux qui ont servi à leur construction. Voici quelques chiffres qui prouvent cette différence de situation. Supposons deux fabriques d’alcool pour la distillation du maïs, l’une placée sur une voie d’eau et l’autre sur une voie ferrée, tirant leurs matières premières d’une même distance de 500 kilomètres, leur houille d’une même distance de 300 kilomètres et vendant leurs produits sur un marché commun également éloigné ; dans ces conditions, la fabrique placée sur une voie d’eau aura un avantage de 58 fr. par tonne d’alcool valant 700 fr. Deux fabriques de papier placées dans des conditions normales peuvent avoir une différence de 86 fr. par tonne, d’une valeur de 550 à 600 fr. Deux fonderies de fonte fine auront 15 fr. pour une marchandise vendue 84 fr. au lieu de production.
Les mêmes différences se retrouvent pour l’agriculture : une tonne de blé, transportée à 201 kilomètres, revient à 5 francs moins cher par eau que par fer ; une tonne de vin, pour 500 kilomètres, réalise un écart de 17 fr. 50.
Un semblable résultat, que la logique démontre a priori, et que l’étude des phénomènes vient ensuite confirmer, montre avec une évidence incontestable que la gratuité des canaux et rivières constitue un véritable protectionnisme à l’intérieur au profit des régions desservies par des voies d’eau, et au détriment des régions desservies par des chemins de fer, au profit du tiers de la France, et au détriment des deux autres tiers.
En 1887, et il y a quelque mois encore, quatre députés, MM. Versigny, Levrey, Marquiset et Mercier ont proposé le rétablissement d’un péage uniforme d’un quart de centime par tonne kilométrique transitant sur les canaux ; proposition insuffisamment étudiée, car dans tous les transports commerciaux on adopte des prix proportionnels à la valeur des marchandises. Rien n’est plus facile d’ailleurs que d’améliorer cette proposition, dont le principe était absolument équitable. Les industries intéressées à la protection résultant de la gratuité, représentées par leurs chambres syndicales, ont alors poussé des plaintes lamentables, mettant en avant une foule d’assertions, mais se gardant d’en justifier une seule. En revanche, elles ont affirmé que c’étaient les chemins de fer, qui, dans un intérêt inavouable, faisaient faire cette demande.
En passant, l’auteur demande en quoi l’intérêt des compagnies de chemins de fer, qui représentent des capitaux importants et comptent un personnel d’au moins deux cent mille travailleurs, peuvent avoir des intérêts moins avouables que la batellerie, qui revendique une sorte de droit divin économique. Les intérêts de la batellerie sont éminemment respectables, mais dans la mesure du droit commun seulement ; lorsqu’elle revendique des privilèges, une véritable protection, elle devient usurpatrice et tyrannique. Au nombre des affirmations des réclamants se trouvait celle-ci : la suppression de la gratuité des rivières et canaux faciliterait l’introduction des marchandises étrangères. Une semblable assertion, non appuyée sur la moindre démonstration de théorie ou de fait, d’ailleurs, semble avoir été lancée pour aller au-devant d’une accusation en sens contraire qui, elle, peut être facilement justifiée. Il est facile de comprendre que la gratuité de la Seine et celle du Rhône, par exemple, constituerait une véritable protection à rebours au profit des blés et des vins étrangers, et au détriment des blés et des vins français obligés de venir à Paris ou à Lyon par chemins de fer. Il suffit d’énoncer le fait pour qu’il soit évident.
Dans leur ardeur à réclamer, les réclamants ne se sont pas aperçus qu’ils fournissaient des armes contre leur propre thèse. Ils ont dit que le péage d’un quart de centime majorerait les prix de transport de 12 à 30%. En admettant, pour un instant, ce qui n’est pas exact, que ce quart de centime ait dû avoir pour effet d’amener les prix de la batellerie et ceux des chemins de fer au même niveau, il résulterait de cette déclaration que les marchandises transportées par voie d’eau bénéficient, par le fait de la gratuité, d’une différence de 12 à 30%, sur le prix des transports, ce qui est déjà exorbitant. Mais il est inexact qu’une simple augmentation d’un quart de centime ait dû avoir pour résultat d’égaliser les prix des transports par les deux modes concurrents. En réalité, la différence est de 100 à 150%.
Un argument habilement choisi est celui d’après lequel le péage sur les canaux et rivières constituerait un impôt, — un impôt nouveau dans la circonstance. — Or, on ne saurait soutenir que la perception d’une rémunération pour un service rendu, constitue un impôt par cela seul que cette rémunération est perçue par les employés du gouvernement. D’après cette manière de raisonner, les sommes perçues par les employés des chemins de fer de l’État constitueraient aussi un impôt, tandis que celles encaissées par les employés des compagnies pour un service identique, n’auraient pas ce caractère. De même le prix de la pension d’un élève de lycée serait un impôt, et celui de la pension d’un élève d’une école libre ne le serait pas. De même encore, le péage perçu pour le compte de l’État sur un canal de l’État serait un impôt, mais celui prélevé par une compagnie sur les canaux privés encore existants ne le serait pas. Non, l’impôt se distingue par d’autres caractères : il consiste en une rétribution payée par les citoyens pour les services généraux, et il ne faut pas le confondre avec les ressources que tire l’État des industries qu’il exploite, et que le plus souvent, il monopolise. Le péage des canaux ne serait pas, n’était pas quand il existait, un impôt, une taxe, ce serait et c’était la rémunération directe d’un service rendu.
On invoque, au profit de la gratuité des canaux et rivières, cet argument que les conditions de l’industrie et de la batellerie sont telles qu’elles ne pourraient pas lutter à armes égales contre les chemins de fer, et que notamment les transports par eau exigeant plus de temps que les transports par fer, il est nécessaire que les premiers soient à meilleur marché que les seconds. À cela, il y a plusieurs réponses à faire : la première est que rien ne saurait justifier l’intervention pécuniaire de l’État dans la concurrence entre deux industries. — C’est là d’ailleurs le grand argument des protectionnistes. — La seconde réponse est qu’il n’est plus vrai que les transports par eau exigent un temps plus long que les transports par voie de fer. Il s’est organisé, depuis quelques années, des services de batellerie à vapeur, avec départs réguliers, escales de concentration, qui font un travail aussi rapide que la petite vitesse des chemins de fer.
D’ailleurs les transports par eau seront toujours plus économiques que les transports par fer, et la raison en est très simple : c’est que, en admettant que la batellerie supporte toutes ces charges, elle aurait toujours à sa disposition un instrument de travail ayant coûté moins cher que les chemins de fer par kilomètre de voie, et entraînant une dépense d’entretien et de gardiennage beaucoup moindre. Les charges sont de 24 000 fr. par kilomètre dans un cas, et de 6 000 seulement dans l’autre.
En résumé, déclare l’orateur, il est incontestable que la gratuité des canaux et rivières fait peser sur les contribuables une charge de 85 à 90 millions par an, laquelle devrait être supportée par les seuls consommateurs des produits transportés, et à ce titre, elle est contraire à la justice. D’autre part, elle crée à certains producteurs et consommateurs une situation inférieure à celle des producteurs et consommateurs d’autres parties du pays, elle constitue à ce titre une protection à l’intérieur et est, par suite, contraire au développement de la richesse nationale.
M. Beaurin-Gressier rappelle que la question du rétablissement des droits de navigation a reçu récemment une solution parlementaire. Par 481 voix contre 47, la Chambre des députés a repoussé un amendement qui lui était présenté et qui tendait à frapper d’une taxe de deux millimes et demi par tonne et par kilomètre la circulation sur les voies de navigation intérieure. L’amendement avait soulevé, du reste, les plus vives protestations des chambres de commerce. Plus de soixante chambres ont cru devoir adresser aux pouvoirs publics des délibérations à cet égard. Parmi elles, cinq seulement appuyaient l’amendement, les autres le repoussaient avec énergie et par des considérations longuement développées.
M. Beaurin-Gressier reconnaît qu’en principe la gratuité des services spéciaux mis à la charge de l’État est contraire à l’équité et aux règles d’une saine économie politique. Cette observation s’applique avec force aux voies navigables concentrées sur quelques points du territoire.
Mais, est-ce à dire qu’il faille, dans tous les cas — que les dépenses soient le fait des générations antérieures ou qu’elles soient actuelles, qu’elles aient été bien ou mal conçues — établir sur l’ensemble des usagers un impôt prenant une forme générale, sans tenir compte du service que chaque usager est susceptible de recevoir du fait des installations mises à leur disposition ?
Est-ce à dire qu’après avoir coûteusement nivelé des montagnes, comblé des ravins, creusé des canaux, il faille rétablir les montagnes, recreuser les ravins, boucher les canaux, reconstituer les obstacles disparus, sous prétexte que la dépense a été injustement supportée par la masse de la nation ?
Faudra-t-il rétablir ces obstacles artificiellement sous la forme d’une taxe qui agira comme eux et aussi sûrement ?
Il est admis que les voies navigables ne peuvent être l’objet, en ce qui concerne leur conservation et leur perfectionnement, d’entreprises privées, qu’elles ne peuvent être livrées à la libre initiative et à la libre concurrence de tous. Elles font partie du domaine public et sont par conséquent soustraites au régime de l’appropriation individuelle. Elles sont gérées en vertu du principe de souveraineté, au nom et dans l’intérêt de tous, par l’État agissant comme représentant accrédité de la solidarité nationale.
L’État peut exercer cette gestion directement ou par l’entremise de délégués ou de concessionnaires ; mais dans les deux cas — aussi bien dans le premier que dans le second — l’État, aussi bien que le concessionnaire, doit agir en se soumettant aux règles des entreprises ordinaires, c’est-à-dire n’entreprendre aucun travail d’amélioration qu’autant qu’il semble démontré que les charges seront couvertes par des avantages ou des recettes équivalents.
La question ainsi posée, il est bien entendu que chaque amélioration sur une voie ou une ligne déterminée doit être envisagée isolément et que l’ensemble du réseau ne saurait constituer une seule et vaste entreprise. Il ne peut s’agir que d’entreprises distinctes auxquelles la rémunération demandée aux usagers devra s’appliquer d’une façon spéciale.
Cette rémunération ne peut être obtenue que par la voie des péages, c’est-à-dire au moyen de rétributions proportionnelles à l’importance, à la quantité et à la qualité des services rendus. Comme dans toute industrie de transport, le péage doit être tel que par l’ensemble des perceptions opérées, il rémunère les charges de l’entreprise, mais en même temps qu’il n’écarte aucun de ceux qui peuvent avoir intérêt à recourir à l’usage de la voie. À cet égard, il doit présenter une grande flexibilité et correspondre à la formule indiquée jadis par un administrateur éminent, M. Solacroup, ancien directeur de la compagnie d’Orléans : « Il faut demander aux éléments du trafic tout ce qu’ils peuvent donner et rien que ce qu’ils peuvent donner. » En d’autres termes, le péage doit tenir compte de la capacité contributive de chaque client et du degré d’avantages qu’il trouve à se servir de l’instrument que l’on met à sa disposition.
Il importe essentiellement que le péage ne se transforme pas en impôt. Ce qui distingue le péage de l’impôt, c’est que le premier est toujours spécial, correspond exactement au service reçu par l’usager, tandis que le second est général, ne tient pas compte du degré d’avantages fourni pour chacun ; que le produit en vient s’engloutir dans les caisses générales du Trésor, sans affectation spéciale. Conçu de la sorte, l’impôt prend nécessairement le caractère d’une entrave artificielle apportée à l’usage de la voie, tandis que le péage se borne à réclamer de l’usager une fraction de l’économie que lui apporte l’usage de l’instrument dont il est mis à même de se servir.
Pendant les périodes correspondant à l’Ancien régime, et même pendant les premières années du siècle actuel, le mode de procéder ci-dessus indiqué a presque toujours prévalu, soit sous forme de concession, soit sous forme de régie directe. Sous l’influence de doctrines qui se sont fait jour notamment au début de la monarchie de juillet, le régime des voies navigables a subi de profondes altérations. On en est arrivé à poser en principe qu’il rentrait dans les attributions de l’État d’exécuter les travaux de navigation et de pourvoir à la dépense sur les ressources générales de la nation. Les péages anciens ont été maintenus, mais la spécialité étant supprimée, ils ont été transformés en impôts ; les tarifs gradués ont été successivement uniformisés.
Sous le régime de la gratuité, un grand nombre de relations nouvelles se sont établies entre des lieux de production et des centres de consommation qui n’avaient antérieurement entre eux aucune communication.
Grâce aux réelles améliorations apportées à nos réseaux de voies navigables depuis une dizaine d’années, grâce en même temps à la suppression des taxes anciennes, le prix du fret s’est considérablement abaissé et la puissance respective d’expansion et d’attraction des lieux de production et des centres de consommation s’est développée dans une mesure analogue.
Les parcours de 400, 500, 600 kilomètres et plus, inconnus précédemment, sont devenus fréquents dans ces derniers temps et des courants de circulation d’une réelle importance se sont installés dans ces conditions entre Dunkerque et Paris, le Nord et Nancy, Paris et Lyon, etc.
Une taxe établie sur les transports par eau aurait pour effet de supprimer immédiatement ces courants.
M. Limousin a parlé des sacrifices faits par l’État en faveur des voies navigables ; il a mis en avant un chiffre de 1 400 à 1 500 millions de francs dont il déduit l’intérêt annuel. Ces chiffres correspondent à des dépenses effectives depuis l’origine des voies navigables. Il faudrait d’abord en déduire les dépenses faites sous le régime des concessions ou des droits spécialisés. Une déduction analogue devrait également être faite pour les dépenses appliquées à des travaux qui ne sont pas encore livrés à la circulation.
Enfin, l’intervention des chemins de fer est venue enlever à une grande partie de l’outillage des voies de navigation l’intérêt qu’elles présentaient précédemment, et aurait suffi à elle seule pour légitimer l’inscription par profits et pertes des dépenses qui avaient été consacrées à leur perfectionnement.
M. Limousin a insisté ensuite sur l’inégalité de traitement appliqué aux régions déshéritées de cours d’eau. Mais le voisinage de la mer et des fleuves est un avantage inhérent à la situation géographique et si des améliorations ont été apportées à l’état de choses naturel, on ne voit point que les autres régions soient fondées à en demander la suppression, surtout si elles ont, comme c’est souvent le cas, reçu et au-delà leur part de la manne budgétaire sous forme de chemins de fer qui sont loin de couvrir toujours leurs frais d’établissement.
Un argument a été tiré des facilités données à la pénétration des produits introduits par les étrangers ; il suffit de faire remarquer, en ce qui concerne les voies navigables, que le trafic importé ne représente guère que 10% du trafic intérieur, que les producteurs nationaux paieront 9% de la taxe et sans doute plus encore, car les parcours du trafic intérieur sont bien plus considérables que ceux du trafic d’importation.
Au sujet de la concurrence que les voies navigables font aux entreprises de chemins de fer et à l’État lui-même, M. Beaurin-Gressier se borne à répondre que l’État n’a pas été plus ménager de ses faveurs budgétaires à l’égard des chemins de fer que pour les voies navigables. Plus de 4 milliards leur ont été attribués. L’État a généralement payé l’infrastructure des voies ferrées, ce qui équivaut bien à l’établissement des voies d’eau.
Quant aux charges que l’État supporte par le jeu de la garantie d’intérêt, l’orateur fait remarquer que cette garantie ne fonctionne pas à l’égard du réseau du Nord, dans la région duquel s’effectue la plus grande masse des transports par eau ; qu’elle est insignifiante et passagère à l’égard du réseau Paris-Lyon-Méditerranée ; qu’elle sévit surtout à l’égard des réseaux du Midi, de l’Orléans, de l’Ouest, où les voies navigables sont peu importantes et n’ont qu’un rôle effacé.
Conclusion : si l’État est sorti de la saine doctrine en exécutant aux frais des contribuables les réseaux de navigation, l’institution d’une taxe de navigation ne ferait qu’aggraver le préjudice causé à la nation ; cette taxe stériliserait les avantages que le pays a tirés des dépenses considérables qui lui ont été imposées ; les chemins de fer n’ont aucun motif légitime pour demander qu’on les débarrasse d’une concurrence gênante pour le développement de leurs recettes. Il faut décider que pour l’avenir, on n’exécutera plus de nouveaux canaux, on n’apportera pas d’importantes modifications au réseau actuel, sans demander sous forme de péages aux usagers une part notable, sinon la totalité, de l’économie que ces travaux ont pour objet de leur procurer ; le tout sans bouleverser la situation des industries qui se sont établies sous la foi de la législation existante.
M. Albert Delatour constate que M. Beaurin-Gressier admet formellement le péage pour les canaux à construire à l’avenir ; mais il ne comprend pas comment l’orateur a pu ensuite essayer de justifier en équité le maintien de la gratuité sur les canaux existants.
Quant à lui, il estime qu’il est anti-économique de favoriser certains producteurs au détriment des autres, surtout lorsqu’on le fait avec l’argent des contribuables. Il demande donc la suppression de la gratuité ; mais il ne voudrait pas cependant qu’on rétablit les droits tels qu’ils existaient en 1880. Si ces droits ont été condamnés en 1880, c’est parce qu’ils avaient cessé d’être une taxe représentant le prix de revient d’un service rendu, pour devenir un véritable impôt. On avait pu les comparer alors, avec quelque raison, à l’impôt sur la petite vitesse, et les arguments qui militaient en faveur de la suppression, très légitime, de ce dernier impôt, avaient paru commander aussi la suppression des droits de navigation.
Ces arguments étaient alors justifiés parce que le droit de navigation était alors un véritable impôt ; mais ils ne s’appliqueraient en aucune façon à un droit de navigation qui n’aurait que le caractère d’un remboursement des frais d’exploitation. Il ne s’agirait plus là d’une taxe arbitraire, mais du tarif qu’une compagnie aurait eu à demander pour se couvrir de ses dépenses. Il ne s’agirait pas surtout d’une taxe uniforme, susceptible de modifier profondément les conditions de la lutte économique, mais d’un tarif variable d’après les frais de premier établissement, les frais d’entretien et d’amélioration, sinon de chaque canal, au moins de chaque bassin.
C’est dans cet esprit que M. Delatour voudrait voir rétablir le droit de navigation, sans toutefois réclamer de la batellerie l’amortissement des dépenses de premier établissement ; il lui demande seulement de couvrir les dépenses d’entretien et, dans une certaine mesure, les dépenses d’amélioration.
M. Cheysson n’admet pas qu’il puisse s’agir de faire payer aux usagers des canaux l’intérêt et l’amortissement de la voie. Ce réseau est depuis longtemps payé par ses services, comme un outil qui ne figure plus aux comptes de premier établissement. Cet amortissement régit l’outillage national, aussi bien que l’outillage industriel. On ne saurait condamner les générations actuelles à traîner indéfiniment après elles cette charge du passé.
Pour l’entretien, la question est plus délicate : en principe et en face d’une table rase, rien de plus juste que de le faire payer aux usagers. Mais, dans la pratique, quelles difficultés d’application ! Si, comme l’avait organisé la loi de floréal an X, le péage est la représentation exacte des frais d’entretien rapportés au tonnage par bassin, il sera insignifiant — d’un millime à peine — sur les voies très fréquentées, comme celles du réseau du Nord, tandis que, pour les lignes secondaires — telles que les canaux de Bretagne — il deviendra écrasant et même prohibitif. Son produit total sera donc presque nul et l’on aura porté le coup de grâce aux voies aujourd’hui languissantes.
Si, au contraire, comme on l’a fait de 1837 à 1880, on applique au réseau tout entier un taux uniforme de trois ou quatre millimes correspondant à la moyenne générale des frais d’entretien par tonne, on retombe dans le communisme que dénonçait M. Limousin et qui fait payer aux usagers du Nord trois fois leur quote-part légitime pour réduire d’autant celle des usagers de Bretagne. La taxe cesse dès lors d’être un péage pour devenir décidément un impôt supporté par un groupe au profit exclusif d’un autre groupe.
Ce système, qui est celui des chemins de fer et se justifie pour eux par ses résultats, ne peut être présenté comme satisfaisant à la rigueur des principes et les fait fléchir en vue d’une certaine conception de l’intérêt général. On cesse d’être dans le domaine de la théorie, de la science pure, pour entrer dans celui des applications.
Du moment où l’on se place sur ce terrain et où l’on se demande si le rétablissement du péage d’entretien est commandé non par un idéal abstrait de doctrine, mais par l’utilité publique, le doute est permis. M. Limousin a bien promis, il est vrai, que cette taxe serait inoffensive pour les canaux ; mais comment pourrait-elle en même temps être bienfaisante pour les chemins de fer ? La protection — elle aussi — s’engage simultanément à ne pas aggraver les prix pour les consommateurs, à les relever pour les producteurs, à endiguer l’invasion des produits étrangers et à procurer des recettes au Trésor. Entre ces effets contradictoires, il faut faire un choix. M. Cheysson pense que celui qui se réalisera, c’est la suppression d’une partie du trafic des voies navigables.
C’est bien là ce qui explique comment on ne demande pas l’établissement d’un péage sur les routes nationales, où les frais d’entretien par tonne sont trois à quatre fois plus élevés que sur les canaux. On n’en demande pas non plus à l’entrée des squares, des musées, des bibliothèques. Pourquoi ? La correction des principes l’exigerait pourtant. Il est probable qu’on n’aurait pas songé à soulever la question vis-à-vis des voies d’eau, si, dans ces dernières années, elles n’avaient pas bénéficié d’une hausse considérable du tonnage (50%), qui contraste singulièrement avec la crise générale de l’industrie et avec la notable dépression (20%) du tonnage kilométrique des voies ferrées.
Mais cette hausse elle-même, n’est-il pas légitime de l’attribuer en partie à la suppression de la taxe de 2 millimes, qui pesait sur les transports par eau en 1880 ? Rétablir cette taxe, en la doublant pour égaler son produit aux frais d’entretien, ne serait-ce pas arrêter cet élan, entraver ce progrès, non sans une répercussion fâcheuse sur les chemins de fer eux-mêmes, et sur la masse totale des transports, comme l’a démontré M. Beaurin-Gressier ?
Si l’on s’étonne qu’un péage aussi minime puisse produire de pareils effets eu égard à la marge considérable qui sépare les prix du fret par eau et par rails, il suffira de faire observer que les transports par rails présentent de tels avantages de vitesse et de régularité d’approvisionnements, qu’ils comportent naturellement des taxes plus hautes. À un certain moment, l’équilibre s’établit entre les deux modes de transports, comme entre les deux plateaux d’une balance. Si l’on vient à mettre d’un côté un poids supplémentaire, quelque léger qu’il puisse être, l’équilibre est rompu, de même que la plus petite variation barométrique suffit à déterminer des appels d’air et des renversements de courants.
L’équilibre actuel s’est établi sur la foi du dégrèvement des canaux ; des intérêts se sont formés à l’abri de la loi de 1880 ; des usines se sont groupées le long des voies d’eau, qui leur fournissent les matières premières, tandis que les produits finis sont tributaires des chemins de fer. Va-t-on brusquement troubler toutes ces situations acquises et ajouter aux autres sources de la crise générale l’instabilité de la législation, contre laquelle n’ont cessé de protester les économistes ?
Par ces divers motifs, M. Cheysson, sans contester la légitimité théorique de la revendication en faveur des péages d’entretien, ne saurait en admettre, dans les conditions actuelles, ni l’opportunité, ni l’utilité publique. Mais il souscrirait volontiers à leur établissement pour les travaux d’amélioration et d’unification du réseau navigable, pour ceux aussi de son armement perfectionné, de manière à le munir d’une solide organisation, qui, contrairement à l’état actuel, fasse concourir à l’exploitation des voies d’eau toutes les ressources de l’outillage, de la concentration et des capitaux. Ces opérations fécondes donneraient au réseau navigable son maximum d’utilité et devraient être dotées par des péages, dont les produits seraient mis aux mains des chambres de commerce ou des chambres de navigation par bassin. Ainsi réservé aux travaux de ce genre, le péage serait d’une légitimité incontestable et bienfaisante, en même temps qu’il servirait de criterium et de mesure à l’utilité des travaux dont il s’agit, puisqu’ils reposeraient sur l’initiative et les sacrifices des intéressés.
M. Heurteau pense que la question doit être examinée ici uniquement au point de vue des principes et des intérêts généraux, en se tenant en dehors et au-dessus des considérations d’intérêt particulier et sans avoir, par conséquent, à prendre parti dans la concurrence qui peut exister entre la batellerie et les chemins de fer.
Or, sur le terrain des principes, la thèse soutenue par M. Limousin ne paraît pas avoir été contestée. Tout en se déclarant opposé en fait au rétablissement des droits de navigation sur les voies navigables qui en ont été exemptées, MM. Beaurin-Gressier et Cheysson ont l’un et l’autre reconnu, qu’en principe il est raisonnable et conforme aux règles de l’économie politique de percevoir un péage sur les voies navigables et qu’il serait sage de le faire, à l’avenir, sur les nouveaux canaux que l’on pourrait avoir à établir.
M. Heurteau est, sur un autre point, beaucoup moins absolu que M. Beaurin-Gressier ; il admet que le gouvernement doive, dans la mesure que comporte l’état de ses budgets, consacrer une partie de ses ressources à des travaux d’utilité générale, dont il n’a pas à attendre la rémunération directe des capitaux engagés. Sur bien des lignes de chemins de fer les recettes ne couvriront pas de longtemps l’intérêt du capital d’établissement ; est-ce une raison pour ne pas demander, aux marchandises qui en font usage, la rémunération du service rendu, dans la mesure où on peut le faire sans nuire au développement du trafic ? Nos voies navigables ne peuvent, dans leur ensemble, rémunérer l’intérêt de leur capital ; soit. Mais s’il faut en faire l’abandon, ne peut-on au moins demander aux entreprises de navigation qui en font usage, de couvrir au moins tout ou partie des frais d’entretien, de gardiennage, d’éclusage, c’est-à-dire des frais d’exploitation ? Ce n’est évidemment qu’une question de mesure. Là encore il s’agit de demander à la marchandise ce qu’elle peut payer et seulement ce qu’elle peut payer. Mais si l’on considère que le parcours moyen des marchandises transportées sur les canaux est de 140 kil., que pour ce parcours moyen un droit de 0 fr. 005 par kilomètre ne représenterait, en définitive, que 0 fr. 70 par tonne transportée, qu’on pourrait d’ailleurs faire varier la taxe selon la nature et la valeur des marchandises, on a vraiment peine à croire, malgré toutes les protestations des intéressés, que la perception d’un droit de ce genre puisse être considérée comme prohibitive.
On a fait observer que tout en étant une grande gêne pour la navigation, les droits produiraient, en somme, peu de chose et que, d’autre part, si l’on invoque la solidarité d’intérêt qui existe aujourd’hui entre l’État et les compagnies de chemins de fer, il y a une certaine contradiction à prétendre que le rétablissement d’une taxe assez modérée pour ne pas être prohibitive à l’égard de la batellerie, aurait cependant pour résultat de réduire d’une manière sensible le montant des garanties d’intérêt payées aux compagnies de chemins de fer. À cela il est facile de répondre, d’abord, que dans la situation actuelle de nos finances, il ne serait pas indifférent à l’État de pouvoir inscrire en recettes l’équivalent des 12 millions environ que lui coûte chaque année l’entretien des voies navigables.
En ce qui touche les chemins de fer, il ne faut pas considérer seulement les milliers de tonnes, en nombre considérable d’après les statistiques, que la batellerie a pu leur enlever à la faveur des franchises dont elle jouit sur les directions où les deux modes de transport se trouvent directement en concurrence. Il y a des conséquences indirectes, des effets de répercussion dont il faut tenir compte. Le résultat le plus grave du régime de faveur dont jouissent aujourd’hui les voies navigables, a été une rupture d’équilibre dans notre système général de transports, et cela non seulement au détriment des compagnies de chemins de fer, ce qui n’est qu’un intérêt particulier, mais, ce qui est plus grave, au préjudice des commerçants, des industriels, des producteurs de tous genres que les voies navigables ne peuvent desservir.
En mettant à part le réseau d’État qui constitue, à cet égard, une anomalie, les voies ferrées qui couvrent la majeure partie de notre territoire sont exploitées par des compagnies, qui, indépendamment des subventions de l’État, ont consacré onze milliards à leur établissement, et qui font supporter aux transports qu’elles effectuent, la rémunération presque intégrale de ce capital. Le tarif moyen étant d’environ 0 fr. 06 et les frais d’exploitation de 50%, c’est donc 0 fr. 03 par tonne et par kilomètre, en moyenne, dont les transports par chemins de fer se trouvent grevés pour l’intérêt et l’amortissement de ce capital. Par suite du mode de constitution des réseaux et de la solidarité qui se trouve établie entre les lignes, riches et pauvres, les transports qui s’effectuent dans les vallées sur les lignes à grand trafic, contribuent à couvrir les charges des lignes à profil accidenté et peu productives. Au milieu de cet ensemble ainsi constitué, n’est-il pas anormal de voir l’État construire, améliorer chaque année et entretenir à grands frais, sur quelques directions privilégiées, un réseau de voies navigables, en livrer gratuitement l’usage aux compagnies de navigation, sans prétendre à aucune rémunération du capital d’établissement, et prendre en outre à sa charge une partie des frais d’exploitation, celle correspondant aux frais d’entretien ? C’est là, au profit de quelques privilégiés, une inégalité vraiment choquante, d’autant plus choquante que les voies navigables sont, pour certaines marchandises, les véritables voies de pénétration des produits étrangers. C’est ainsi, par exemple, que les travaux d’amélioration de la Basse-Seine, ont aujourd’hui pour résultat de faire arriver à Paris les vins étrangers, dans des conditions de bon marché telles, que les vignobles du Midi, aujourd’hui en partie reconstitués, ont peine à écouler leurs produits et voient se fermer devant eux le marché de Paris, envahi par les vins d’Espagne.
Les partisans du rétablissement des droits de navigation n’ont pas la prétention d’enlever aux voies navigables le trafic qui doit leur être naturellement dévolu, ni de priver les régions qu’elles desservent des avantages qu’elles doivent à cette situation. Ils ne veulent pas l’établissement d’un droit prohibitif. Ils demandent simplement que l’État ne modifie pas, d’une manière artificielle et arbitraire, l’ordre naturel des choses, en favorisant indûment telles ou telles industries, telles ou telles entreprises de transport, et que, par l’établissement d’un droit modéré, destiné à couvrir les dépenses d’entretien, il fasse payer aux marchandises transportées par la batellerie, dans la mesure qui sera reconnue raisonnable, ce que ces marchandises peuvent payer.
M. Captier est d’avis que M. Limousin n’a pas bien posé la question lorsqu’il s’est placé au point de vue de la justice. Il ne s’agit ici que d’intérêts et, ajoute M. Captier, d’intérêts généraux.
Le pays a-t-il oui ou non intérêt à la gratuité de la circulation sur les voies navigables ? Tout est là, et non ailleurs. Or, cet intérêt est incontestable pour tous les esprits réfléchis et non prévenus.
Ces voies forment la seule concurrence possible contre les chemins de fer, et cette concurrence, l’âme du commerce, a-t-on dit, est primordiale et indispensable. C’est grâce à cela que tout ce qui trafique et tout ce qui consomme a pu obtenir les abaissements de tarifs successivement consentis.
Si du chef de cette gratuité la batellerie a enlevé du trafic aux chemins de fer, et si le pays par suite a un peu plus à payer pour la garantie d’intérêts aux compagnies, il voit ce sacrifice largement compensé par les bénéfices qu’il retire tant du meilleur marché des transports par eau que des réductions de tarifs des compagnies. Il se trouve ainsi dans la position d’un commerçant qui dépense 10 millions, par exemple, pour en gagner 30. L’opération est donc excellente.
Quant à la doctrine de la rémunération des services dont a parlé M. Limousin, c’est un abus que de l’appliquer ici. Elle n’est pas applicable à l’État, qui n’est que le représentant de la collectivité et ne doit avoir d’autre objectif que les intérêts de celle-ci.
M. Captier remarque, en outre, que dans toute cette discussion, dans laquelle les faits devaient être tout et la théorie peu de chose, on a constamment parlé de la batellerie comme si elle était une exploitation comparable à celle des chemins de fer, comme s’il y avait entre les deux modes de transport égalité de facilités, de ressources et de puissance. Or, il s’en faut du tout au tout, et à tous les points de vue. Tout est d’un côté, capitaux, science, faveur de l’État par une législation spéciale et des avantages financiers, influence énorme détenant une partie de la richesse publique, — rien de l’autre. Ici toutes les facilités de l’exploitation de jour et de nuit, là une exploitation précaire, et à laquelle les difficultés naturelles enlèvent toute sécurité assurée. La gratuité est à peine un rétablissement d’équilibre.
M. Villain fait remarquer, à propos de l’équilibre économique rompu, suivant M. Heurteau, par la gratuité des canaux, que les chemins de fer, eux aussi, à leur naissance, ont rompu ce même équilibre. Les compagnies ont été longtemps maîtresses de la situation, jusqu’au jour où, à l’étranger principalement, on s’est aperçu des grands avantages qu’on aurait à ouvrir largement à la navigation l’accès de l’intérieur des terres.
Il y a un intérêt national à ce que nous possédions un outillage national aussi puissant que possible, alors que le Nord et l’Est s’unissent pour nous faire une concurrence à laquelle les voies navigables intérieures de la Belgique et de l’Allemagne apportent un sérieux concours. Les canaux et les chemins de fer s’appliquent à des besoins qui ne sont pas les mêmes ; ils doivent vivre en bonne intelligence, se partager marchandises et voyageurs à l’amiable, au mieux des intérêts généraux du pays.
M. Limousin regrette que l’heure tardive ne lui permette pas de répondre comme il le voudrait aux discours de ses contradicteurs. Il fera toutefois observer que personne n’a relevé son argument tendant à démontrer que la gratuité des canaux et rivières constitue une protection à l’intérieur, et, favorable à certaines régions, est nuisible à d’autres.
L’orateur répondra, en outre, par quelques chiffres à l’assertion de M. Beaurin-Gressier d’après laquelle l’établissement d’un péage d’un quart de centime eût été l’équivalent de la fermeture des rivières et canaux.
Parmi les marchandises dont ont parlé les Chambres syndicales réclamantes et dont les prix de transport par eau auraient été majorés dans des proportions qui auraient augmenté considérablement leurs prix de revient et de vente, se trouvent : le vin, valant en moyenne 400 fr. la tonne, prix qui, pour un transport à 500 kilomètres eût été augmenté de 1 fr. 25, soit de 0,31%, différence bien moindre que celle qui subsisterait encore entre les prix par chemin de fer et les prix par eau ; les spiritueux, valant 700 fr. exempts d’impôts, augmentés de 0,18% ; le blé, valant 200 fr., au moins, dont le prix serait, pour un transport à 200 kilomètres, augmenté de 0,50 c. soit de 0,25%. La base d’un quart de centime pourrait être cependant excessive pour des produits comme la houille, mais M. Limousin répète qu’il n’est pas partisan de la base unique, et que l’on pourrait, par exemple, demander un sixième de centime par tonne kilométrique de houille, qui réduirait à 0 fr. 197 millimes le péage total pour les 315 kilomètres du Nord à Paris. On ne saurait dire qu’une majoration de 2 centimes pour une marchandise qui vaut 14 fr. et qui se vend à Paris 40 fr. est excessive.
La séance est levée à onze heures et demie.
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