Liberté aux pauvres de travailler les fêtes et les dimanches après-midi

Sous l’Ancien régime, la question de la pauvreté ne se résout pas à celle des mendiants et des vagabonds. Pour que le travail fasse vivre, certains économistes réclament un allègement du poids que l’Église fait peser, par ses chômages forcés, sur l’activité productive d’un grand nombre d’artisans, de commerçants, qui pourraient tirer profit de cette liberté. L’abbé de Saint-Pierre, notamment, formule cette recommandation : que les travailleurs pauvres puissent travailler librement les dimanches après-midi (le matin restant réservé à la messe) ; toutes les fêtes seraient en outre déplacées aux dimanches.


Liberté aux pauvres de travailler les fêtes et les dimanches après-midi, archives départementales du Calvados, 38 F 46.

LIBERTÉ AUX PAUVRES DE TRAVAILLER
LES DIMANCHES APRÈS-MIDI 

 

1. La prohibition de travailler les fêtes et les dimanches est une règle de discipline ecclésiastique et de police civile. Ceux de nos ancêtres ignorants qui ont fait cette règle si générale pour tous les hommes pauvres et riches ont supposé sûrement que les pauvres à qui il est ordonné de ne travailler pas même l’après-midi n’avaient pas besoin de ce même travail pour pour subsister et nourrir leurs petits-enfants, ils ont supposé imprudemment que le matin ne leur suffisait pas pour recevoir l’instruction nécessaire au salut qui est dans Saint-Mathieu, VII, 12, et qui consiste dans la pratique de la charité bienfaisante. De là il suit que leur permettre de travailler après le prône l’après-midi, c’est une œuvre de charité bienfaisante, c’est donner aux pauvres familles le moyen de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants, par sept ou huit heures de travail.

Si le roi qui est le chef de la police civile voulait rendre aux pauvres la liberté de travailler les jours de fêtes et les dimanches, après avoir entendu la messe et l’instruction pastorale, cette liberté serait d’un très grand secours à ces pauvres familles et aux hôpitaux mêmes.

3. Pour comprendre de quel soulagement serait aux pauvres la continuation de leur travail, il n’y a qu’à considérer que sur plus de quatre millions de familles qui sont en France, il y en a au moins deux millions qui n’ont presque aucun revenu que leur travail, c’est-à-dire qui sont pauvres : et j’appelle pauvres ceux qui n’ont pas trente livres tournois de rente, c’est-à-dire la valeur de six cents livres de pain de rente.

Ces pauvres familles pourraient gagner plus de dix sols par demi-jour de fête, l’un portant l’autre, pendant les quatre-vingts et tant de jours de fêtes et dimanches de l’année. Chacune de ces familles gagnerait donc par son travail plus de quarante livres par an de plus ; ce qui ferait, pour pour deux millions de familles plus que quatre vingt millions de livres. Or quelle aumône ne serait-ce point qu’une aumône annuelle de quatre vingt millions, répandue avec proportion sur les plus pauvres ? N’est-ce pas là un objet digne d’un concile national, qui pourrait ainsi perfectionner une ancienne règle ecclésiastique, et la rendre encore plus conforme à l’esprit de justice et de bienfaisance, c’est-à-dire plus raisonnable et plus chrétienne dans le fond qu’elle n’est aujourd’hui, puisque cette discipline serait encore plus conforme au précepte de la charité, de l’observation duquel il est dit, voilà toute la loi et les prophètes, voilà l’essentiel de la religion chrétienne ?

4. À l’égard même de ceux qui ne sont pas pauvres, il y a une considération qui porte à croire que si après la messe et les instructions du matin, ils se remettaient à leur travail et à leur négoce l’après-midi, ils n’iraient pas au cabaret dépenser, au grand préjudice de leurs familles, une partie de ce qu’ils ont gagné la semaine ; ils ne s’enivreraient pas ; ils ne se querelleraient pas au jeu ; et éviteraient ainsi les maux que causent l’oisiveté et la cessation d’un travail innocent et utile pour eux et pour l’État. Et qui ne sait que l’occupation continuelle est la mère de l’innocence !

5. Si lorsque les premiers canons sur la cessation de travail ont été formés, les évêques qui les formaient avaient vu des cabarets et des jeux établis, s’ils avaient prévu tous les désordres que devaient causer l’oisiveté et la cessation d’occupation journalière, ils se seraient bornés à l’audition de la messe et à assister aux instructions du matin.

D’ailleurs les maîtres d’école, les vicaires, les curés n’ont-ils pas toute la semaine à instruire et à catéchiser les enfants et ceux qu’ils croient n’être pas suffisamment instruits de ce qui est nécessaire à croire, à faire et à éviter pour obtenir le paradis et pour éviter l’enfer ?

Ces instructions sont courtes, simples, et se réduisent à peu d’articles ; mais ce travail extraordinaire, entrepris pour la subsistance de leur famille, accompagné d’innocence, de foi, d’espérance et de charité, ne vaut-il pas encore mieux que les vêpres, soit pour acquérir les biens nécessaires à la vie présente, soit pour obtenir les biens de la vie future ? Et même ne peut-on pas les exhorter à chanter ces jours-là en langue vulgaire, en travaillant, les louanges de Dieu mises en chansons, pour les bienfaits qu’ils reçoivent de lui ?

Il faudrait commencer par remettre toutes les fêtes au seul dimanche, et régler les heures de travail du dimanche après deux ou trois heures de prières ou d’instruction, etc. 

Il serait à propos que dans ce concile national, ce qui regarde le scrutin pour les curés et autres points de discipline, et autant qu’il serait possible, de concert avec Rome, ou bien par la permission tacite du magistrat de police, si Rome faisait la difficile, pour approuver ce que la raison démontre être le plus utile pour la vie présente et pour la vie future et par conséquent pour mieux sanctifier les jours de fêtes.

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