À l’aube de la Révolution française, le camp des économistes libéraux, issus de François Quesnay et de sa doctrine, reste fracturé par des divergences profondes de doctrine. Nicolas Baudeau, jadis fondateur et directeur du périodique commun, les Éphémérides du Citoyens, poursuit alors sa lutte contre les idées républicaines et anti-monarchiques portées par Turgot et quelques-uns de ses proches, comme Condorcet ou Du Pont de Nemours.
(Nicolas Baudeau, Idées d’un citoyen presque sexagénaire sur l’état actuel du royaume de France, comparées à celles de sa jeunesse, 1787.)
NUMÉRO IX. — IDÉES SUR LES INNOVATIONS ANTI-MONARCHIQUES, PROPOSÉES AUX NOTABLES.
Il existe en France, depuis longtemps, un projet anti-monarchique fondé sur les idées absolument fausses du républicain Genevois, Jean-Jacques Rousseau, développées dans l’ouvrage intitulé Contrat social.
Parmi ceux qui s’étaient enthousiasmés de ce système, non moins absurde en théorie que pernicieux en pratique, on ne peut s’empêcher de ranger feu M. Tu*** [1], ministre d’ailleurs fort bien intentionné, qui, pourtant, n’a rien opéré de bon pendant son administration, le peu de bien qu’il eût tenté de faire, dans les parties les moins pressées, ayant été mal digéré, par la faute des subalternes.
Les éloges de cet ex-ministre, publiés par M. de *** [2]et le sieur Du *** [3], ses confidents, détaillent avec complaisance tous ses principes sur les petites républiques de paroisses pelotonnées par des confédérations de districts, de provinces et d’États généraux.
C’est précisément en ce point qu’il s’écartait essentiellement de la doctrine des premiers et vrais disciples du docteur Quesnay et de l’ami des hommes, tous deux partisans déclarés de l’état monarchique, de l’autorité des Rois, de la souveraineté patrimoniale héréditaire à titre de primogéniture. C’est par cette raison qu’il n’a cessé, pendant son ministère, de protester qu’il n’était point de cette école : vérité que ses deux panégyristes ont imprimée depuis sa mort ; que tous ses amis et toutes ses amies avaient tant répétée pendant son administration, à laquelle nul des vrais économistes n’eut aucune part depuis le mois de décembre 1774 jusqu’à son renvoi. C’est ce système républicain, dont je détruirai toutes les bases dans la suite de cet ouvrage, par les maximes évidentes de mon respectable maître, le docteur Quesnay ; c’est la chimère des petites républiques unies, qui nous rend inconciliables et qui leur a toujours fait regarder comme une injure la qualité distinctive qui nous honore. Elle occupa longtemps d’après l’invitation spéciale du chef et de ses confidents, feu M. le Tr***[4], avocat du Roi au présidial d’Orléans.
Le fruit de ses travaux assidus fut un volume in-8° de six cents pages, sous le titre d’Administration provinciale, qui contient les excellentes idées de la philosophie rurale, de la théorie de l’impôt, et des auteurs qui, de mon temps, enrichissaient les Éphémérides ; mais très bizarrement amalgamées avec la doctrine hétérodoxe et anti-monarchique, dont les preneurs de M. Tu*** veulent faire honneur à sa mémoire.
C’est dans ce gros livre que le dernier ministre et ses collaborateurs ont pris le plan d’une innovation anti-monarchique, inutile et pernicieuse, contre laquelle j’ai réclamé, pour la conservation du royaume, et pour le bien de l’humanité. Le premier des mémoires imprimés chez Pierre, à Versailles, distribués d’abord aux notables, puis répandu avec affectation dans le public, dont le préambule était remarquable, n’est que l’extrait des idées de M. Tu***.
En voici le premier fondement, qui mérite les plus grandes attentions.
Pour concilier en apparence les principes du docteur Quesnay, qui mettait les propriétaires fonciers au-dessus des manufacturiers, des marchands et des artisans, avec ceux de M. N***[5], et des autres partisans de la doctrine genevoise, qui ne connaissent dans les nations que deux classes, les riches et les pauvres, sans autre distinctions de rang, d’état, ni de conditions, les nouveaux législateurs avaient pris pour taux fixe et invariable d’un représentant du peuple, une certaine somme de richesse, précisément douze mille livres de bien, ou six cents livres de rente.
Celui qui n’aurait eu que six mille livres de bien, et cent écus de rente, n’auraient été qu’un demi-votant, cinquante écus auraient donné un quart de suffrage : par la loi de réciprocité, douze cents livres auraient donné deux voix, cent louis quatre, etc.
Il fallait être plus riche pour être député de son village au congrès du district, plus riche pour l’être du district à l’assemblée provinciale, et par le même principe encore plus riche pour être envoyé par sa province au congrès général, que M. le Tr*** appelait conseil national, étant composé, comme il écrit (page 339), des vrais représentants du peuple, qui devaient absorber toute espèce d’administration, en sorte, disait-il formellement (page 341) : « que presque toute autre voie d’acquérir de l’autorité fût fermée. »
Par cette coalition fort singulière s’évanouissaient les distinctions et prérogatives de la noblesse, du clergé, de la haute bourgeoisie, qui remplit les fonctions de la magistrature et de la jurisprudence dans les sièges de province ; de la médecine, de la chirurgie, de la pharmacie, celles des sciences et des beaux-arts, distinctions qui ne plaisent point à l’esprit d’indépendance et de la soi-disant égalité républicaine.
Les revenus, plus ou moins considérables, auraient donc fait la seule différence capitale, ils auraient décidé du nombre des voix actives qu’aurait eu chacun des riches, et des qualités ou degrés dont il aurait été susceptible, depuis celle de membre assistant et votant dans le congrès de sa paroisse jusqu’à celle de « conseiller du congrès national, logé et meublé au Louvre, avec dix mille francs d’appointements, un habit uniforme de distinction, un beau cordon pour lui et pour sa femme, un carrosse entretenu aux armes du Roi. »
On va croire que ces articles sont imaginés à plaisir, que je les mets ici pour tourner en ridicule le projet adopté par le dernier ministre et ses conseillers, pour dénigrer par ce persiflage un livre dont l’extrait a été présenté aux notables. Rien de plus vrai ni de plus sérieux ; je ne fais que copier cet ouvrage, commandé par M. Tu*** et les siens, qui l’avaient fait adopter cette année. Qu’on lise les pages 342 et 343, livre V, chapitre XII.
Au reste, comme il ne fallait être ni noble ni ecclésiastique, comme il suffisait d’avoir dix mille livres de revenus et des voix, plusieurs de ses coopérateurs aspiraient sans doute à ces nouveaux honneurs du Louvre et du cordon.
Laissons à part de telles inepties et revenons aux points essentiels.
Les élections des soi-disant représentants du peuple ne pourraient engendrer que des brigues, des factions, des rivalités, des vengeances ; le caractère français les rendrait plus vives et plus tumultueuses que partout ailleurs.
L’honneur éphémère de cette prétendue représentation ne manquerait pas d’exalter les imaginations, et d’enflammer la sotte vanité bourgeoise. Qui sait jusqu’où se porterait le délire de la nouveauté, dans quelles bornes on pourrait contenir un million au moins de votants et quelque cent mille éligibles ?
Mais je vous demande pourquoi cet attirait anti-constitutionnel ? « Pour régler l’impôt… ». Le régler ! Le Roi ne le veut-il pas ? N’en a-t-il pas le pouvoir et les moyens ? … « Mais pour juger des détails… ». Pour juger ! … Le monarque n’a-t-il pas ses tribunaux de première instance, ses cours de dernier ressort et son Conseil ?… « Mais pour faire les chemins, les ponts, les canaux, les édifices publics !… » Mais ne sont-ils pas au Roi ? N’a-t-il pas le plus grand et le premier intérêt à leur amélioration ? … N’a-t-il pas une administration ? … Doit-il se mêler des édifices particuliers et régler vos maisons, vos cours, les routes de vos parcs, les allées de vos jardins ? Non… Laissez donc aux officiers du Roi le soin du pavé du Roi… Citadins ! occupez-vous de votre patrimoine, le monarque s’occupe du sien.
« Mais n’est-il pas utile que le souverain puisse avoir partout un œil, une oreille, une bouche ? » Oui… mais c’est précisément ce qui condamne votre système si compliqué d’assemblées bavardes et difficulteuses à grands frais.
Dans chaque paroisse de son royaume, le Roi n’a-t-il pas ses mandataires ? Les seigneurs le sont dans l’ordre de la protection ; les curés le sont dans l’ordre de l’instruction ; les syndics et les plus âgés des propriétaires le sont dans l’ordre de l’administration ; que son ministère corresponde avec eux, rien n’est plus facile ni plus avantageux à tous égards. Les renvois aux congrès de district et de province ne peuvent que retarder l’instruction réciproque, l’embarrasser et l’altérer. On ne peut jamais trop tôt savoir et agir, quand il s’agit d’exercer la bienfaisance du souverain.
Ce n’est point le despotisme arbitraire que je prêche à mes citoyens, c’est la monarchie réglée par les lois.
Notre histoire des Gaulois se divise en quatre époques, suivant les quatre formes de leur gouvernement.
Les Grecs et les Romains, toujours menacés, très souvent subjugués et pillés par eux, nous ont conservé la mémoire de leurs conquêtes. Ils possédaient les arts et les sciences. Leurs druides étaient astronomes, naturalistes, jurisconsultes, poètes et musiciens : les Gaulois savaient non seulement labourer la terre avec les grandes charrues à roues, mais encore l’engraisser pour vingt ans avec de la marne, inventions qui leur étaient propres, et qui supposent une agriculture perfectionnée par de grandes recherches. Non seulement ils savaient filer le chanvre, le lin et la laine ; les teindre en belles couleurs, particulièrement en écarlate, qu’ils avaient inventées, et qui supposaient évidemment tous les arts les plus ingénieux ; mais encore ils connaissaient la métallurgie la plus savante, jusqu’au point d’avoir trouvé des procédés pour étamer, argenter et dorer le cuivre pour émailler l’or et l’argent.
Alors ils avaient des rois héréditaires, dont l’empire s’étendait beaucoup au-delà des limites de notre France actuelle. Le centre de leurs provinces, et le siège le plus ordinaire de leur Cour, était dans le Berry, dans la Limagne d’Auvergne, et sur les bords de la Loire.
Alors ils avaient une noblesse, un clergé, des propriétaires fonciers, qui formaient les premières classes de l’État. Alors les marchands et le reste du peuple, retenus à leur place, ne s’élevaient point au niveau des chevaliers ni des druides ; contents d’être gouvernés paternellement, ils ne pensaient point à tenir les rênes de l’administration.
Quand Jules César vint subjuguer les Gaules c’était une autre époque ; il n’y avait plus de monarchie, mais des républiques, des confédérations, des partis, des guerres civiles. C’est lui-même qui nous l’apprend.
Pour dompter nos rois, les Romains semèrent la Gaule de républiques. Les Autunois se révoltèrent sous leurs auspices, ainsi que les provinces belgiques, qui forment le nord de la France : il en fut autant des pays maritimes, comme l’observe Jules César.
Un des grands appas que les brigands républicains employèrent dans les Gaules, fut la remarque répétée par Jules César avec une affectation très marquée, que la noblesse et le clergé, c’est-à-dire les chevaliers et les druides, avaient en main toute l’autorité ; que le reste, sans être esclave néanmoins, se trouvait obligé de s’assujettir à une clientèle qui les retenait dans la dépendance.
Les premiers empereurs bercèrent les bourgeois enorgueillis, les marchands, et le reste du tiers-état, par l’espoir de participer au gouvernement, dans les assemblées municipales, avec le titre de citoyens romains, qui fut prodigué sans mesure, et qui mettait les parvenus au niveau de leurs anciens maîtres, les druides, les chevaliers et les propriétaires fonciers.
À cette république succéda tout à coup le despotisme arbitraire du bas-empire. En moins de cinq cents ans, les deux gouvernements extrêmes de l’anarchie démocratique et de la tyrannie la plus absolue, se signalèrent dans notre pays, dont ils causèrent la dévastation.
Après les révoltes, les massacres, les incendies, les pillages, les insurrections, les dépositions, les assassinats de quarante ou cinquante tyrans, Pharamond vint rétablir en France la monarchie, la noblesse, le clergé, les droits de propriétés foncières. Depuis son règne, cet état a déjà duré treize cents ans, et promet de se maintenir encore longtemps. L’Asie, l’Afrique et l’Amérique possèdent en ce moment des colonies gauloises, comme aux siècles qui précédèrent et suivirent celui de Cirus, jusqu’aux républiques introduites par les négociants de Marseille et les brigands de Rome.
Nous n’avons pas encore des factions à fomenter, ni des guerres à déplorer, de famille à famille, de ville à ville, de district à district, de province à province, de confédération à confédération.
Nous n’avons plus à redouter le despotisme absurde et barbare des proconsuls, des sénateurs, des questeurs, des tribuns et des édiles étrangers, avides et féroces.
Mais nous avons des voisins jaloux, marchands, et républicains par essence ; chez eux s’est formé, depuis longtemps, une doctrine anti-monarchique ; non seulement elle a fermenté dans la théorie, mais encore elle a produit, dans la pratique, les modernes constitutions démocratiques, notamment les petites républiques confédérées de l’Amérique, jadis anglaises.
Son principe fondamental est, comme il fut, et sera dans tous les temps et dans tous les lieux, de confondre toutes les classes des sociétés policées, pour élever le négoce essentiellement républicain, au niveau de la noblesse, du clergé, et des propriétaires fonciers, qui lui sont très supérieurs dans une bonne monarchie, suivant les règles éternelles et imprescriptibles de la nature. Ces faux systèmes dénaturent l’autorité royale, son origine, ses devoirs et ses droits ; ils rendent odieuses les fonctions des trois premières classes de citoyens qui sont ses délégués, après les avoir avilies par l’élévation de leurs subalternes ; ils vexent le souverain et la nation par deux procédés également ruineux, savoir, de faire la recette de ses revenus par une forme pernicieuse, qui oblige le peuple à payer et à perdre tous les ans une somme immense de millions, dont il n’entre pas une obole dans le Trésor royal, et de faire sa dépense par des emprunts, qui mettent les sujets dans la nécessité de payer trois ou quatre fois les mêmes objets au profit des agioteurs.
Oh, mes compatriotes ! cet esprit mercantile et républicain fait chaque jour parmi vous les plus grands progrès ; il est tout prêt à bouleverser une seconde fois votre antique monarchie, à vous infecter des principes et des formes républicaines, à vous rejeter dans les factions intérieures, de famille à famille, de district à district, de province à province, et dans toutes les horreurs qu’entraînent les divisions entre les hommes, dont la nature fonda le bonheur sur l’union la plus intime.
Si jamais ils étaient parvenus jusqu’aux pieds du trône, les oracles de la cabale anti-monarchique se signaleraient probablement à la face du monde entier, par des maximes et des projets, évidemment destructifs de toute royauté.
Vous les verriez annoncer publiquement dans leurs gros livres, célébrés par des prôneurs à gages, que les principes d’un bon gouvernement, sont premièrement la confusion de tous les rangs, de tous les états civils, dont la distinction fait la base des monarchies. Secondement, la conservation des impôts destructeurs, qui ruinent à la fois le souverain, les propriétaires fonciers et les cultivateurs, pour enrichir à millions des hommes tirés des dernières classes du peuple. Troisièmement la louange, ridiculement exigée du crédit et des emprunts, qui achèvent la dévastation d’un empire agricole, et qui ne peuvent qu’abîmer les rois, leur noblesse, leur clergé, leurs bons et premiers sujets les propriétaires fonciers.
En 1760 je n’étais point républicain ; je n’ai jamais conseillé les innovations anti-monarchiques. Même avant de connaître l’enchaînement des vrais principes, je ne confondais pas les délires du despotisme arbitraire, qui domine par la force des esclaves, toujours soumis jusqu’au dernier avilissement lorsqu’ils sont les plus faibles ; insolents et féroces à leur tour quand ils deviennent les plus fors ; avec l’autorité paternelle, tutélaire et bienfaisante d’un roi, souverain héréditaire, qui regarde son État comme son patrimoine et celui de sa famille, ses droits, comme la suite de ses devoirs, et ses sujets comme ses enfants.
L’un ne connaît d’autres règles que ses fantaisies de l’instant actuel, même les plus déraisonnables et les plus funestes ; point de propriétés que la sienne, qu’il croit pouvoir étendre jusqu’à la vie des hommes soumis à sa puissance, jusqu’à leurs facultés personnelles, à plus forte raison sur la totalité des leurs effets mobiliers, et sur leurs héritages réels, au seul gré de ses caprices.
L’autre respecte des lois, imposées à tous les souverains, par le roi des rois, le maître suprême de la nature. Ces lois sont la justice éternelle, qui vient de Dieu, et la raison, qui distingue l’homme des brutes. La justice et la raison, que nul mortel quelconque n’a droit de violer ; le privilège d’être injuste et déraisonnable ne pouvant appartenir à personne.
Les causes étant nécessairement antérieures aux effets, les travaux et les avances du souverain, premier père commun de la grande famille, par lui-même et par ses officiers ou délégués, dans les départements de l’instruction, à la tête de laquelle est le clergé ; dans celui de la protection militaire et civile que dirige la noblesse ; et dans celui de la bonne administration, forment une première classe, dont la vanité des bourgeois citadins ne peut méconnaître et calomnier les fonctions augustes, que dans les phrases de quelques littérateurs élégamment absurdes, qui prennent la malheureuse facilité d’entasser des grands mots vides de sens, pour le talent de bien écrire, oubliant le principe du bon Horace, qu’avant tout il faut savoir ce qu’on dit, scribdendi rectè sapere est principium & fons.[6]
S’ils consultaient la nature même dans nos champs, au lieu de compiler des figures oratoires, des idées romanesques, des extraits indigestes pris dans les poètes, ou dans les journaux, ils verraient bien qu’immédiatement après les mandataires du souverain, après sa noblesse et son clergé, l’ordre essentiel de la nature place la bourgeoisie, propriétaire des terres, et tous les cultivateurs dans la classe des causesqui font renaître les subsistances et les matières premières.
L’esprit républicain, dont j’ai toujours évité la contagion, a pour base d’effacer ces distinctions naturelles des états et des fonctions, de confondre ainsi tous les citoyens, en mettant sur la même ligne les manufacturiers, les marchands, et les autres, dont les travaux et les avances ne sont que les effets subordonnés aux premières, par la plus claire et la plus entière dépendance.
Il fait plus, sous le nom liberté, très mal entendu, ce même esprit d’indépendance et d’orgueil usurpe l’autorité suprême des monarques, pour la transporter sans titre et malgré l’ordre même de la nature, à la collection des sujets, pelotonnés en conventicules.
Cette doctrine genevoise, britannique ou batâve, fermente aujourd’hui dans les têtes exaltées ; elle n’en est pas moins aussi fausse que pernicieuse ; je l’attaque ouvertement, je vais la poursuivre à toute outrance, intimement persuadé qu’elle inonderait bientôt ma patrie d’un déluge de maux, qu’elle nous mettrait incessamment, comme aux Américains, le fer et les flambeaux à la main, qu’elle inonderait nos provinces de sang et de larmes, les couvrirait de cendres et de ruines, et nous livrerait, comme du temps des Romains, par les divisions effrénées des républiques, à toutes les horreurs du despotisme arbitraire.
Français ! Français ! que la providence a placés dans le juste milieu, qui constitue l’ordre et la sagesse, craignez, craignez, ces deux extrémités, que l’ardeur du sang gaulois ne peut supporter.
Deux idées fausses, ou pour le moins très confuses, exprimées par autant de mots équivoques, toujours mal définis, renferment tous les principes de ce fatal esprit républicain, source des divisions, des partis, des guerres civiles et des horreurs qui les accompagnent, surtout chez les peuples dont le caractère est impétueux, mobile, et mal endurant, comme le français.
Ces mots sont égalité, société. Par eux, les paradoxes forment une doctrine, aussi commune dans les écrits de nos jours, qu’elle est absurde lorsqu’on l’examine avec soin, comme je le ferai voir dans la suite de ces idées.
Je vais la disséquer avec exactitude et précision, le plus qu’il me sera possible.
Égalité. Ce mot exprime ici la plus absurde et la plus manifeste des chimères ; un seul instant de réflexion peut en convaincre tout homme de bon sens.
« L’égalité (disent-ils) est la loi de la nature. » Mais de quelle nature, s’il vous plaît ? car ce n’est pas de celle que nous connaissons.
Ouvrez les yeux, parcourez le firmament et les deux hémisphères du globe terrestre. Dans l’immensité des êtres, vous n’en trouverez pas deux qui soient égaux, depuis les étoiles et les planètes, jusqu’aux atomes les plus imperceptibles. Les continents, les montagnes, les vallons et les fleuves, ne sont point égaux ; pas un rocher qui ressemble totalement à l’autre, pas un animal de la même espèce qui ne diffère très sensiblement de tout le reste. Où la trouvez-vous donc ? Égalité de quoi ! Dites-le-nous une fois, si vous pouvez.
Égalité d’âges entre le bisaïeul centenaire et son arrière-petit-fils, qui vient de voir le jour ?
Égalité de forces corporelles entre un Patagon de trente ans et un Lapon de dix ?
Égalité d’esprit et de savoir entre un idiot qui n’a jamais rien appris, et Newton ?
Égalité de courage entre Achille et Therfite ?
Égalité de caractère entre un furieux, un avare, un fourbe, un hypocrite, et le citoyen paisible, probe, loyal, bienfaisant ?
Hélas ! bien loin que la nature nous fasse tous égaux, comme vous le répétez, sans savoir pourquoi, nous sommes assujettis, avec le reste des êtres, à une double loi générale, et très manifeste d’inégalité. Nous-mêmes individuellement nous ne sommes jamais semblables à nous-mêmes, dans tout le cours de notre vie. Ce vieillard, qui va mourrir, est-il égal à ce qu’il était lors de sa naissance ? Étiez-vous, il y a vingt ans, ce que vous êtes aujourd’hui, le serez-vous dans quatre lustres ? Non, il est évident que non.
« Mais au moins les droits des hommes sont-ils semblables ; c’est cette égalité que nous réclamons ! »
Les droits ! À quoi ? Cherchez, trouvez, et dites, si vous pouvez : ai-je droit d’occuper autant d’espace physique, debout, assis ou couché, qu’un des Cents Suisses de la garde du Roi, moi qui ne lui touche du front que l’épaule, et qui ferais faire trois fois le tour de mon corps au ceinturon qui le gêne ?
La plus Grêle femmelette a-t-elle droit de manger autant de pain, de viandes et de fruits, de boire autant de bière, de vin et d’eau-de-vie, que le géant de la foire, elle qui ne digérerait pas successivement dans l’espace d’un mois, ce qui suffit à peine à l’une de ses journées ?
Tout homme a-t-il droit de décider, autant que l’Académie des Sciences, de la bonté d’un ouvrage de haute géométrie, quoiqu’il n’entende pas les premiers éléments, et sans savoir le grec, peut-il décider entre deux traductions d’Homère ?
Le premier mot de ralliement, qui sert de signal aux esprits républicains, exprime donc une chimère. La loi de la nature est celle de l’inégalité la plus vraie, la plus sensible entre les hommes, même les plus isolés et les plus sauvages. Deux Robinsons-Crusoés dans deux îles éloignées, ne seraient égaux en rien, pas même en droits ; ceux qu’ils auraient et qu’ils exerceraient, chacun sur leur île particulièrement, ne ressemblant en rien aux droits qu’ils pourraient avoir sur celle de l’autre, les uns étant réels, présents, exécutoires, les autres, quand même ils auraient quelques fondements, étant sans exercice.
Société. C’est le second mot et la seconde source d’absurdités. « Quand les hommes, auparavant isolés, se réunissent en sociétés, ils font un pacte, une convention entre eux ; ils fondent les pouvoirs et les autorités ; ils les distribuent, les restreignent et les modifient, comme ils jugent à propos. C’est dans l’État entier que réside la souveraineté. »
Vous dites donc « quand les hommes, auparavant isolés, se réunissent en sociétés… » Arrêtez-là, s’il vous plaît, philosophes profonds, grands professeurs du dix-huitièmes siècle.
Quand ? Je vous le demande, répondez, je vous prie, à cette première question, si simple et si naturelle : quand ?
Vous supposez donc sans peine une foule considérable d’hommes, conçus, nés, conservés et même instruits, hors de toute société. Les voilà tous robustes, fort sages, fort éclairés, barbe au menton, qui s’assemblent au nombre de quelques milliers, qui forment un beau cercle, et qui délibèrent tranquillement : 1°. s’ils s’associent ou non ; 2°. s’ils feront un despote ou un monarque, une aristocratie ou une démocratie ; 3°. comment s’éliront les représentants, et quelle sera la forme des assemblées.
Mais, docteurs, êtes-vous bien assurés, que chacun de ces votants, si parfaitement égaux, est venu jusqu’à l’âge de raison hors de toute société !
Nous croirions, nous autres ignorants, qu’il aurait eu d’abord celle de son père et de sa mère, puis celle de ses frères et de ses sœurs ; nous y joindrions même son grand-père, ses oncles, ses tantes, ses cousins et ses cousines, peut-être son bisaïeul, et des grands oncles, avec leurs familles : c’est dans cette société qu’il est né, c’est par elle qu’il fut conservé, qu’il fut nourri, qu’il fut instruit, dix ans au moins avant de pouvoir se procurer lui-même aucunes de ses plus pressantes nécessités.
Car l’instinct caractéristique de l’homme est l’agriculture, et par elle tous les arts, qui font servir les productions, à nourrir, loger et vêtir les humains, à leur procurer les jouissances utiles et agréables, qui font le bien-être, la conservation, la multiplication de notre espèce sur la terre, dont elle possède l’empire.
Cet instinct, cet art fondamental, père de toute industrie, ces autres arts secondaires, dont il est la cause et le principe, supposent et nécessitent la société, fondée par la nature, la société qu’aucun des hommes n’a formée, mais au contraire la société, qui seule a fait naître, qui seule conserve, qui seule instruit, qui seule fait jouir tous les hommes. Il n’y a point de pacte de la part d’un enfant pour être le fils de son père et de sa mère, le petit-fils de son aïeul, pour être le frère de ses frères, le neveu de ses oncles, et le cousin de ses cousins. La première de toutes les sociétés, l’origine et le modèle des autres, la société de famille, existe avant lui ; c’est elle qui l’a produit lui-même, tout ce qu’il a, tout ce qu’il peut être.
La seconde société, celle d’une famille immense, qui s’est multipliée par l’agriculture, par les arts propres à l’espèce humaine, exclusivement aux autres, la société politique n’a point besoin de pacte ni de contrat, elle ne suppose ni congrès, ni délibérations, ni statuts, ni représentants, ni division et modification des pouvoirs : cet immense attirail n’est qu’une chimère, produite par l’imagination échauffée des modernes.
À la seconde, à la troisième, à la quatrième génération, sera parfaitement établie la diversité des fonctions, celle des travaux, celle des avances. Les devoirs, les droits, les propriétés, seront distingués ; les états et conditions seront caractérisés, de manière à ne pouvoir plus être confondus.
Je ne dis pas que la diversité sera créée par la volonté des hommes, que les distinctions seront imaginées, qu’on les admettra par un accord libre et réfléchi.
Tout au contraire, je dis qu’elles seront plus manifestes, mieux établies, plus connues ; mais j’ajoute qu’elles existent essentiellement par l’ordre même de la nature, je le dis et je le prouve, à la différence de nos grands docteurs, qui allèguent toujours, sans justifier leurs assertions : je le dis, et j’offre de répondre aux objections qu’ils pourraient me faire, eux qui ne donnent jamais la solution des difficultés qu’on leur propose, avec candeur et bonne foi.
Supposez l’homme le plus isolé, Robinson, dans son île déserte. Eh bien ! pour lui-même, autre chose est de réfléchir, de méditer, pour s’instruire sur ce qu’il a, sur ce qui lui manque, sur ses projets, ses moyens, ses espérances, ses dangers et ses craintes.
Autre chose est de veiller en armes à sa sûreté, d’enclore sa demeure, de préparer des instruments d’attaque et de défense.
Autre chose est de se faire des chemins, des ponts, des petits ports, une maison.
Autre chose d’abattre les arbres, d’extirper les plantes, les racines, les pierres, les eaux d’un champ, qu’il veut rendre cultivable.
Autre chose est de l’ensemencer, de le sarcler, d’en faire la récolte.
Autre chose est d’en filer le lin, d’en ourdir une toile et d’en faire un vêtement, et de l’user.
Aucune de ces fonctions ne peut être confondue avec les autres, même dans la personne de Robinson Crusoé : le premier examen qu’il médite du terrain, pour connaître s’il est propre à produire du chanvre, n’est certainement pas le même que l’acte qu’il fera dans deux ans, lorsqu’il prendre la première chemise, formée de sa récolte.
Quoiqu’il existe seul, et absolument seul dans son île, qu’il y a pense ou non, qu’il le veuille ou non, il existe entre ces actions un enchaînement, un ordre, une dépendance, naturels, physiques, évidents, incontestables, comme entre les causes qui précèdent et les effets qui suivent.
Son examen et son choix seront les premiers, les moyens de défendre le sol contre les invasions nuisibles seront les seconds, un chemin commode pour l’aborder seront les troisièmes. Elles forment un premier ordre, une première classe de soins, de travaux et de dépenses générales, qui s’étendent de même à toute espèce de culture ; ces avances personnelles, mobilières, foncières et souveraines, qui précèdent le défrichement du sol, Robinson lui-même les fait pour un jardin, pour un champ, pour une vigne, comme pour sa chènevière.
Le défrichement et la préparation qu’exige une chènevière, seront les quatrièmes ; labourer, semer, sarcler, récolter, préparer les chanvres, seront les cinquièmes : elles forment un second ordre bien caractérisé, qui n’est pas si général que le premier, mais au contraire, qui se borne à chaque pièce de sol, et qui varie, suivant les lieux, les temps et les circonstances.
Filer le chanvre et tisser la toile, seront les sixièmes, la taille et coudre les chemises seront les dernières.
Assemblez tant que vous voudrez de grands mots, de belles phrases, de superbes spéculations. Il n’en est pas moins vrai que la nature a mis cette échelle, si manifestement graduée entre les idées, les volontés, les soins, les travaux et les jouissances des hommes ; c’est la nature elle-même qui veut évidemment, impérieusement, irrésistiblement, que l’un procède l’autre, et le précède même de très loin.
La société, les fonctions, et leur caractère distinctif, leur supériorité et leur subordination, existent donc par la nature elle-même : nos prétendus beaux génies peuvent dédaigner cette observation, parce qu’ils ne l’ont jamais faite ; mais ils n’en effaceront pas la réalité ; l’ordre physique subsistera, quoiqu’ils feignent de ne le pas voir.
Dans la monarchie paternelle tout est fondé sur le droit des propriétés héréditaires, et ce droit est fondé sur les devoirs, sur les fonctions, sur les travaux, sur les avances, qui sont essentiellement différents, essentiellement subordonnés les uns aux autres, comme les états et conditions qu’ils caractérisent.
Le Roi, la famille régnante, possèdent, à titre de propriété spéciale, héréditaire, comme représentants du premier père commun de la grande famille, le devoir et le droit de remplir, par eux et leurs officiers ou mandataires, les fonctions augustes, sublimes et bienfaisantes, de nous instruire ; de protéger, envers et contre tous, nos propriétés, nos libertés : au dedans par la justice civile et criminelle, au dehors par la puissance militaire et les négociations ; de nous administrer les grandes facilités que procurent les propriétés publiques à celles de toutes les classes et familles particulières.
L’instruction du Roi, la protection du Roi, l’administration du Roi, par ses délégués et représentants, c’est l’autorité suprême qui fait, dans une monarchie, la paix, le bon ordre et la prospérité publique : c’est au Roi que sont les conseils, les tribunaux de magistrature, les armées, les ports, les chemins, les ponts, les édifices publics, à l’usage de tous et d’un chacun des citoyens ; c’est le revenu du Roi qui fait les avances des constructions, entretiens et améliorations de ces grandes et utiles propriétés communes, de ces forces militaires et politiques, de ces tribunaux de magistrature, de ces grands moyens d’instructions.
Car il a son revenu spécial et assuré, le possesseur héréditaire d’une monarchie parfaite, comme la France.
Chaque propriété réelle doit payer à la souveraineté tous les ans, en ARGENT, une portion fixe de sa valeur totale, effective et foncière : ce n’est ni par des taxes personnelles sur chaque tête, ni par des impôts indirects, sur les consommations et les marchandises, qui nécessitent une infinité de frais énormes, de faux frais encore pires, une armée de commis et de contrebandiers, et des pertes inévitables, journalières, considérables de toutes les espèces.
Les revenus du Roi, pris directement à la source, ne sont point une portion des frais et avances que sont obligés de faire les cultivateurs et le propriétaire. Ces frais sont une charge, et non pas un bien disponible ; on ne les achète pas, on peut les vendre.
Les revenus du Roi ne doivent donc jamais être proportionnés à la totalité des récoltes en nature, parce qu’il faut prélever les frais, qui sont presque toujours très inégaux, même sur des récoltes parfaitement égales.
Mais les vrais revenus de la couronne, c’est au Roi à les recevoir, les avances souveraines de la monarchie, c’est au Roi à les faire, comme les particuliers se font payer leurs rentes et ordonnent leurs dépenses. Citadins ! citadins ! dont les têtes genevoises ont égaré le bon sens, revenez, revenez à l’antique simplesse de nos bons aïeux. Les idées républicaines, dont s’enivrent les banquiers et les horlogers d’un état presque aussi vaste que la seigneurie de Vaugirard, sont étrangères à la nature, aux empires agricoles, et surtout à l’esprit français. Rendons à Dieu, ce qui est à Dieu ; au Roi, ce qui est au Roi : voilà nos vrais maximes.
Quæ sunt Dei deo, quæ sunt Cæsaris Cæsari.
L’ÉVANGILE.
[Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. — Évangile selon Saint Mathieu, XXII, 2.]
——————
[2] Condorcet (Vie de Monsieur Turgot).
[3] Du Pont (de Nemours) (Mémoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot, ministre d’État)
[6] Le bon sens est le principe et la source du bien écrire. (Art Poétique, 309.)
Laisser un commentaire