Du recrutement et de l’avancement des fonctionnaires publics

Si l’on cherchait en théorie le système le mieux fait pour ralentir la marche d’un service et donner les plus médiocres résultats, il est probable qu’on s’arrêterait à l’inamovibilité des employés et à leur progression par ancienneté : car rien ne dégoûte plus de faire des progrès, que l’absence de récompense, et rien ne protège plus des errements, que l’invulnérabilité érigée en système. — En soulignant ces maux en 1874, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil continue sa charge contre le nouveau « mandarinat » et expose ses propositions de réforme.

DU RECRUTEMENT ET DE L’AVANCEMENT DES FONCTIONNAIRES PUBLICS

 

MODE ACTUEL. — MODE PROPOSÉ

par Jean-Gustave Courcelle-Seneuil

 

Journal des Économistes (Mai 1874)

Une étude sur le recrutement et l’avancement des fonctionnaires publics est le complément nécessaire de celles que nous avons publiées sur l’enseignement et sur le mandarinat français. Nous entreprenons aujourd’hui cette œuvre difficile.

Cette question a été ici même l’objet d’un travail consciencieux et très important de M. Lamé-Fleury[1]. Ce travail, que les lecteurs du journal n’ont certainement pas oublié, nous dispense de toute exposition historique et nous le prendrons pour point de départ, quant à l’exposé des faits, pour limiter notre discussion à la question théorique, sans considérer aucune fonction en particulier.

Dans les fonctions industrielles, les hommes se classent facilement ; il suffit de les laisser faire. L’intérêt particulier des entrepreneurs étant toujours conforme à l’intérêt public, ils travaillent de toutes leurs forces et aussi bien que leurs lumières le leur permettent, à apporter dans la prestation des services dont ils se chargent toute la perfection qu’ils savent imaginer, et à obtenir des hommes qu’ils emploient le travail le plus abondant et le meilleur possible. Il n’en est pas de même dans les fonctions publiques, où l’intérêt privé des chefs de service est, le plus souvent (pour ne pas dire toujours), contraire à l’intérêt public et dans lesquelles d’ailleurs il n’existe aucun rapport nécessaire entre la rémunération et le service rendu. De là, une différence fondamentale, qui impose la nécessité d’arrangements artificiels pour le recrutement et l’avancement des fonctionnaires publics.

Quels sont aujourd’hui ces arrangements ? Comment pourraient-ils être utilement modifiés ou remplacés ? Voilà les deux questions que nous devons examiner.

I. MODE ACTUEL DE RECRUTEMENT ET D’AVANCEMENT.

On entre aujourd’hui dans les fonctions publiques par deux portes : 1° par l’acquisition des privilèges d’école ou de diplôme, avec concours ; 2° par le choix du chef du pouvoir exécutif, ou plus exactement, de quelqu’un de ceux qui disposent de sa signature.

On exige de ceux qui prétendent à un certain nombre de places le diplôme de bachelier ès-lettres ou celui de bachelier ès-sciences, et cette exigence va croissant plutôt qu’elle ne diminue. On exige, pour l’admission à d’autres emplois, un passage par l’École polytechnique et par une école d’application, comme celle des ponts-et-chaussées, des mines, forestière, etc., ou par une école spéciale, comme celles de Saint-Cyr et de Brest, qui préparent les officiers des armées de terre et de mer.

Ceux qui entrent par cette porte sont élevés dès leur enfance pour une fonction déterminée ; ils n’ont jamais expérimenté ni rêvé une autre condition que celle de fonctionnaire public. Ils ont sucé avec le lait l’esprit de corps et sont convaincus dès la jeunesse de leur supériorité de lumières et de moralité sur tous les non-fonctionnaires. Ils constituent, dans leur opinion, une élite, une classe dominante et gouvernante. Ils n’ont d’ailleurs, ni ne peuvent avoir la moindre connaissance de la vie ordinaire dans les fonctions libres de l’agriculture, de l’industrie et du commerce. Ces fonctions, ils les dédaignent autant qu’ils les ignorent, et ne se doutent pas que ceux qui les exercent, c’est-à-dire les agriculteurs, les industriels et les commerçants, constituent la nation, dont les fonctionnaires publics doivent être les serviteurs.

La préparation aux fonctions publiques par les écoles et les concours que nous connaissons a donc un effet moral déplorable et qui ne peut être corrigé, parce qu’il est inhérent au système. Fournit-elle au moins des garanties de capacité ? Non, puisqu’elle consiste presque exclusivement en exercices de mémoire, et ne développe pas le jugement. Autre défaut, aussi peu susceptible de correction que le premier, parce que l’expérience de la vie seule peut former le jugement et qu’il ne peut être enseigné ni dans une chaire, ni dans un livre, ni par un procédé, quel qu’il soit, à celui qui n’a pas encore vécu.

Donc, sans entrer dans l’examen des cours d’études imposés aux apprentis fonctionnaires, sans rechercher si ces cours sont ce qu’ils doivent être et en les supposant parfaits, nous pouvons constater que tous ceux qui entrent dans les fonctions publiques par le diplôme et l’école sont animés d’un esprit de corps exclusif, qu’ils ne connaissent ni les conditions de la vie commune, ni les fonctions auxquelles celles qu’ils exercent doivent se coordonner, c’est-à-dire qu’ils ignorent d’une ignorance formelle et enseignée précisément ce qu’ils auraient le plus besoin de connaître.

Ceux qui entrent par le choix du gouvernement sont sans aucun doute habiles à solliciter. Mais ont-ils de l’aptitude pour l’emploi qu’ils occupent ? Ont-ils des connaissances préalables qui les mettent en état de le bien remplir ? On ne saurait le dire, puisque le choix n’est assujetti à aucune règle. Ils peuvent être capables ou ineptes, instruits ou ignorants, selon les cas. Mais il faut observer que celui qui les choisit n’a aucun intérêt personnel qui l’excite à les bien choisir et que tout naturellement il doit être obsédé par ceux qui n’ont pu, ou su, ou voulu prendre dans les fonctions libres une place avantageuse. C’est là une présomption défavorable. Toutefois ceux qui entrent par la voie du choix se recommandent au moins par une qualité négative, celle de n’avoir pas reçu dès l’enfance le cachet de la spécialité et, quels que soient les reproches qu’on leur adresse, souvent à juste titre et souvent à tort, ils sont peut-être, à cause de cela même, préférables aux fonctionnaires qui procèdent de l’école et du diplôme.

Qu’il soit entré par l’école, par le diplôme ou par la faveur, le fonctionnaire français est généralement propriétaire de son emploi, ou inamovible. Quelquefois la loi établit formellement son inamovibilité, quelquefois, sans assurer expressément l’inamovibilité, la loi l’implique et la suppose, en consacrant, par exemple, le système des retenues et des pensions de retraite. L’usage confirme et étend à cet égard les dispositions de la loi : en fait, non seulement le fonctionnaire proprement dit, mais le concierge et le garçon de bureau de toute administration publique sont inamovibles ; on ne les révoque et ne les remplace qu’à la suite de quelque manquement grave.

De là l’opinion, bien plus enracinée qu’aucune proposition du catéchisme, qu’avoir été fonctionnaire public pendant un certain temps, c’est avoir acquis le droit de l’être toute sa vie, ou du moins jusqu’à la mise à la retraite. C’est pour les fonctionnaires publics un dogme fondamental, un véritable article de foi. Quant à la question de savoir si l’emploi est nécessaire, c’est-à-dire si l’employé peut y fournir un travail utile, ou celle de savoir s’il est capable et fournit en effet ce travail, aucun fonctionnaire n’y a jamais songé.

Ainsi, la doctrine du droit au travail repoussée avec raison, lorsqu’il s’est agi de l’introduire dans l’industrie, fleurit dans tout son éclat chez les fonctionnaires publics français et y règne dans toute l’étendue de la hiérarchie. C’est un état d’être fonctionnaire, c’est, au milieu de notre société mobile, une condition stable attachée à la personne pour toute sa vie et devant assurer même quelques avantages à sa postérité. Que le public ait ou n’ait pas besoin des services du fonctionnaire, que celui-ci soit capable ou incapable, la fonction lui appartient, il y a droit. Voilà ce qui constitue le mandarinat.

L’inamovibilité est-elle une bonne condition pour obtenir de l’employé au moins le travail dont il est capable ? Non, évidemment, puisqu’elle supprime un des stimulants les plus puissants, celui qui inspire dans l’industrie des efforts si énergiques, c’est-à-dire la crainte de perdre sa place. Que le fonctionnaire réduise son travail au minimum, à une simple apparence, il ne court le risque d’y rien perdre, puisqu’il est garanti par un droit. Il est à l’abri de la crainte ; mais peut-être sera-t-il invité au travail par l’autre stimulant de la paresse humaine, par l’espérance d’améliorer sa condition, par la perspective de l’avancement.

Comment avance-t-on dans les fonctions publiques ? En règle générale, à l’ancienneté.Dans toutes les branches de services publics, l’avancement à l’ancienneté est en quelque sorte de droit commun ; c’est un principe contre lequel aucun employé français n’a jamais songé à réclamer, quelle que pût être d’ailleurs l’incapacité ou l’indignité du sujet avancé. L’avancement au choix, fût-il mérité, est en général considéré comme un passe-droit (c’est le mot consacré) et regardé avec défaveur.

Il n’est pas besoin de réfléchir beaucoup pour voir que l’ancienneté ne saurait par elle-même donner aucun droit réel à l’avancement, car il n’y a nul motif pour que le plus ancien soit en même temps le plus laborieux et le plus capable de remplir l’emploi supérieur. L’ancienneté établit-elle au moins une présomption ? Pas le moins du monde. Elle n’assure qu’une chose, la prépondérance de la routine et de l’esprit de corps.Là où les plus âgés occupent fatalement les premiers rangs, on peut être assuré que toute tentative de réforme, quelque bonne et utile qu’elle puisse être, sera découragée comprimée, étouffée. Chacun de nous, en vieillissant, prend des habitudes d’esprit et de cœur qui constituent son caractère et ne changent plus ; il ne sait plus ni penser ni sentir autrement qu’il a pensé et senti, vu penser et sentir ceux qui l’entouraient. Combien l’habitude n’est-elle pas plus puissante, plus précoce et plus tenace chez celui qui, dès son enfance, s’est préparé àun état et a vécu enfermé en quelque sorte avec des gens de cet état ! Sa vieillesse intellectuelle et morale commence dès l’âge de 25 ans, c’est-à-dire dès l’âge où, ayant subi les premières épreuves et devenu fonctionnaire public, il s’est vu dispensé de jugement et de travail.

L’avancement au choix est généralement critiqué, sans doute parce que la faveur y a une grande part. Toutefois, et à tout prendre, cet avancement est peut-être plus utile au service que l’avancement à l’ancienneté ; et chaque fois que, dans les moments difficiles, on a eu besoin dans les services d’une intelligence et d’une activité plus grandes qu’à l’ordinaire, il a fallu abandonner l’avancement à ancienneté, et procéder en dehors des habitudes courantes au moyen du choix.

Sous l’Ancien régime, le choix, et partant la faveur, était le principe de l’avancement. Un homme, qui connaissait bien les faits dont il parlait[2], écrivait il y a cent ans : « D’usage immémorial, les trois quarts des places, des honneurs, des pensions sont accordés non aux services, mais à la faveur et au crédit. Cette faveur est ordinairement motivée par la naissance, les alliances, la fortune ; presque toujours elle n’a de véritable fondement que dans la protection ou l’intrigue. Cette marche est si fort établie qu’elle est respectée comme une sorte de justice par ceux qui en souffrent le plus… Le cordon bleu, le cordon rouge sont dans le même cas, quelquefois même la croix de Saint-Louis. Les évêchés et abbayes sont encore plus constamment au régime du crédit ; les places de finance, je n’ose pas en parler. » Ce sont les abus de ce temps qui ont donné faveur dans l’opinion au recrutement par les écoles et d’avancement à l’ancienneté, qui constituent le fond du régime actuel.

Mais ce régime est-il propre a obtenir des fonctionnaires publics le meilleur service possible et au meilleur marché ? Non, évidemment. Dans sa première jeunesse, soit à l’école, soit dans les emplois subalternes, le fonctionnaire apprend, non la discipline, mais, ce qui est tout différent, l’obéissance ; il n’a ni initiative, ni responsabilité, et attend de ses chefs les ordres et les instructions ; toutes ses facultés actives et intellectuelles sont mises hors d’emploi et en friche, en quelque sorte. Que sont les chefs ? Des hommes qui ont vieilli dans les emplois subalternes, habitués à obéir sans raisonner, et à ne jamais répondre de leurs actes ou de leur oisiveté devant le public. Ces hommes n’ont jamais connu le stimulant de la concurrence, parce que, dans tous les corps, il est admis comme un article de foi qu’on ne doit arriver aux grades élevés que par les grades subalternes, principe destiné à donner à la condition de l’employé une stabilité indépendante de son mérite et de son travail. Pour avancer, il lui suffit de vivre, de ne pas choquer ses chefs, de ne jamais prendre l’initiative de quoi que ce soit, et de fournir le travail moyen du corps auquel il appartient.

Nous avons déjà indiqué les traits principaux de l’esprit de corps qui résulte de cette éducation. Aux yeux du fonctionnaire, l’importance des événements se mesure sur l’influence qu’ils peuvent avoir sur son avancement. Pour lui, le moindre incident de bureau est infiniment plus intéressant qu’un événement qui intéresse la société tout entière ; et, s’il s’occupe de cet événement, ce sera pour savoir quelles conséquences il peut avoir sur son avancement propre ou sur celui des personnes qu’il connaît. Il fallait entendre les conversations des officiers pendant la dernière guerre. Elles n’avaient pas pour thème les désastres de la patrie ; elles roulaient sur l’avancement et les promotions.

Dans le service, le fonctionnaire se conforme aux habitudes du corps auquel il appartient, sans essayer jamais de faire plus ou mieux, avec une tendance à faire moins. Pourquoi ? Tout simplement parce que cette façon d’agir étant la plus conforme à l’esprit de corps, est la plus favorable à l’avancement.

On l’a bien vu dans la dernière guerre. La plupart des officiers ont fait ce qui leur était prescrit par les ordonnances et règlements, ou à peu près, mais n’ont jamais songé à faire rien au-delà. Ce qui les intéressait, c’était moins le résultat de la guerre ou l’opinion des civils, que l’opinion du corps. Aussi les actes d’initiative personnelle ont-ils été très rares parmi eux, et un grand nombre n’ont vu dans une capitulation qu’un événement qui les mettait à couvert de la responsabilité. Le petit nombre de ceux qui ont fait acte d’initiative, soit en s’échappant des mains de l’ennemi, soit en combattant avec zèle dans les armées de la République, ont pu voir depuis, par la manière dont ils ont été traités, quelle était la puissance et la prédominance de l’esprit de corps.

La condition stable des fonctionnaires publics dans une société mobile, leur irresponsabilité, placée en regard de la responsabilité inévitable des fonctionnaires libres, donne aux emplois publics une valeur d’opinion très supérieure à leur valeur réelle. On les recherche comme une position sûre, dans laquelle on se contente du plus modique traitement ; et les jeunes gens, endoctrinés par leur famille, se condamnent d’avance à une médiocrité viagère, pour échapper à la nécessitéde mériter une condition meilleure. On sème et cultive chez eux une lâcheté de cœur qu’un grand nombre d’entre eux déplorent amèrement plus tard, mais trop tard.

Dans un certain nombre de familles vouées aux fonctions publiques depuis plusieurs générations, on ne connaît pas ces regrets. Là les pères, quelquefois les aïeux et les bisaïeux, ont tellement bien étudié l’art de se placer et d’avancer, ils se sont ménagé des points d’appui et des relations telles, qu’ils s’élèvent généralement beaucoup plus haut que leurs collègues des premières années. Ils tendent à former une caste. De même entre les indigents, il y a des familles habituées de génération en génération à vivre de la bienfaisance publique, et toujours plus habiles que les nouveaux venus à obtenir des secours du bureau de bienfaisance. Des deux parts, l’art principal est celui de solliciter, le but est le même : vivre le mieux possible, sans travail ou au prix du moindre travail possible.

Ces résultats du régime sous lequel ont lieu le recrutement et l’avancement des fonctionnaires publics français, peuvent être constatés par l’observation la plus légère, et attestent hautement les vices du système, car il n’y aurait pas d’erreur plus grande que celle d’attribuer les faits que chacun voit et déplore, à la corruption de tel ou tel individu ; ils naissent de l’ensemble d’un système ancien, qui porte ses fruits naturels et s’aggrave en vieillissant. On remarque, en effet, qu’aux fonctionnaires qui s’étaient formés eux-mêmes pendant la Révolution, ont succédé des fonctionnaires moins capables, et qu’à chaque génération nouvelle la capacité a baissé, comme il eût été facile de le prévoir, si l’on avait voulu prévoir.

En somme, lorsque l’on considère de haut et sans préjugés les règles d’après lesquelles les fonctionnaires publics se recrutent, agissent et avancent, on reconnaît que toute cette partie de nos arrangements sociaux est fondée sur le principe des sociétés du haut Orient, ou, ce qui est la même chose, sur le principe des sociétés antiques ; c’est un héritage du passé, un archaïsme, en opposition et en contradiction avec le principe fondamental de la société moderne : « liberté du travail et concours permanent », qui régit les fonctions libres, celles de l’immense majorité des citoyens, de la nation proprement dite.

Essayons de chercher par quels moyens on pourrait mettre les fonctionnaires publics dans des conditions aussi rapprochées que possible de celles des fonctionnaires libres, dont l’expérience démontre chaque jour la supériorité. Ne nous laissons pas conduire dans cette recherche par les grands mots et les phrases de convention ; cherchons seulement par quelles combinaisons on pourrait obtenir de l’homme moyen, tel que nous le connaissons, le meilleur service au meilleur marché possible.

II. D’UN NOUVEAU SYSTÈME DE RECRUTEMENT ET D’AVANCEMENT.

On comprend sans peine que les conditions de recrutement et d’avancement puissent n’être pas les mêmes dans les diverses branches de services publics, et des différences sous ce rapport sont inévitables. Ces différences, qui peuvent faire l’objet d’études intéressantes et fécondes, n’entrent pas dans le plan de celle-ci, affectée seulement aux conditions générales.

Nous tenons pour démontré que les fonctionnaires publics doivent servir la nation et non pas, comme la plupart de nos compatriotes, que la nation est faite pour subvenir aux besoins et aux plaisirs des fonctionnaires publics.

Partant de cette donnée, qui semblera peut-être bien étrange, nous voudrions que les fonctionnaires fussent pris dans la nation, et non plus dans des corporations placées hors de la nation en quelque sorte, et dont l’esprit de corps lui est hostile. En d’autres termes, nous voudrions qu’on abolît tous les privilèges de diplôme, toutes les écoles spéciales privilégiées, qu’on n’élevât plus personne pour être fonctionnaire public.

Pour être assuré que le fonctionnaire public appartient réellement à la nation, il convient de lui demander avant tout un stage de cinq à dix ans dans les fonctions libres, afin qu’il s’initie à la vie moderne et cesse d’être l’homme fossile que nous connaissons.

Mais quel scandale ! Quelle nuée d’objurgations et d’objections va fondre sur nous ! — Quoi ! un futur fonctionnaire se ravalerait à être employé dans une ferme, dans une usine ou dans un comptoir ? — Pourquoi pas ? N’est-il pas destiné a servir ceux qui travaillent dans la ferme, l’usine et le comptoir ? Ne sont-ce pas eux qui le payeront ? Ne doit-il pas s’occuper de leurs affaires et n’est-il pas utile qu’il les connaisse ? Ne doit-il pas être leur employé, tant qu’il sera fonctionnaire public ? Quel abaissement y a-t-il à être l’employé de quelqu’un lorsqu’on aspire à être l’employé de tous ? — C’est le monde renversé ! — Hélas oui ! puisque dans le monde actuel les employés sont les maîtres lorsqu’ils devraient être les serviteurs.

Donc demandons d’abord un stage de cinq à dix ans dans les fonctions libres, parce qu’il faut avant tout que le fonctionnaire public connaisse les affaires et le travail libres, qu’il sache quelles sont les conditions générales de la vie et acquière une maturité d’esprit et de jugement que ne saurait donner aucune école, non plus que l’exercice des fonctions publiques.

Nous demandons ce stage pour un autre motif : il est remarquable que, malgré l’oppression qui pèse sur elles depuis des siècles, malgré les entraves qui les gênent encore aujourd’hui, les fonctions agricoles, industrielles et commerciales se recrutent fort bien sous le régime du concours, et d’autant mieux que le concours est plus général et plus libre. Pourquoi ne pas profiter de ce grand exemple et ne pas recruter les fonctionnaires publics par un concours qui se rapproche autant du concours industriel que le permet la nature des choses ?

Qu’on ouvre donc un concours entre les stagiaires, mais que ce concours soit sérieux, c’est-à-dire très différent de ceux que nous connaissons. Que demandera-t-on à l’aspirant ? De prouver qu’il sait suffisamment et mieux que ses concurrents ce qu’il est nécessaire de savoir pour remplir la fonction à laquelle il prétend. Les épreuves devront être nombreuses, variées, et chercher plutôt la science effective que le parlage. Pour cela, il suffit de leur donner un caractère pratique et, par exemple, au lieu d’interroger l’aspirant sur l’énoncé d’une proposition scientifique, lui demander de faire ce qu’il ne peut faire qu’autant qu’il connaît cette proposition et sait s’en servir.

Après avoir reconnu et comparé l’instruction spéciale des aspirants, il conviendrait de reconnaître et comparer leur instruction générale, de demander à chacun ce qu’il sait en dehors du programme et de la spécialité, en préférant toujours, à mérite égal, celui dont l’instruction générale serait plus étendue. — Il serait utile, d’ailleurs, que les concurrents pussent s’interroger les uns les autres, pour mieux montrer aux juges la mesure de leur valeur relative et réduire les avantages de la mémoire à ce qu’ils valent effectivement.

Admettez qu’il s’agisse d’un concours pour les fonctions de capitaine d’infanterie. On donne à l’aspirant une compagnie à conduire d’une localité à une autre, en campagne, par un chemin indéterminé, en face de l’ennemi. L’aspirant prendra la carte, choisira son chemin et donnera les motifs de son choix en même temps que son ordre de marche ; il se met en route ; on suppose que l’ennemi est signalé à tel ou tel point ; il faudra prendre des dispositions sur le terrain. — Puis il faut bivouaquer, ou se cantonner dans un village ; quelles mesures adoptera-t-il ? Comment se servira-t-il des chemins de fer, des routes ? Comment dirigera-t-il l’administration de sa compagnie en temps de paix et en temps de guerre ? Que fera-t-il pour que le soldat se porte bien, agisse vite et avec zèle ? etc., etc. Ces épreuves, subies sous les yeux des concurrents et pouvant être discutées par eux, ne pourraient manquer d’être sérieuses, et il serait facile d’en établir d’analogues pour toutes les fonctions publiques soumises au concours. — Voilà pour le recrutement.

Faudrait-il renouveler le concours à chaque grade ou se borner à un concours à l’entrée de la carrière ? Nous croyons que ni l’un ni l’autre parti ne devrait être adopté. Car s’il suffit de concourir une fois pour toutes, celui qui a traversé heureusement cette épreuve n’a plus de motif pour travailler et s’endort. D’autre part, les grades sont si nombreux dans les fonctions tant civiles que militaires que, s’il fallait concourir à chaque grade, on n’en finirait pas. Le concours lui-même, pour peu qu’il fût mal organisé, pourrait nuire à des études spontanées et sérieuses. C’est ce qu’on remarque aujourd’hui à certains degrés de la carrière médicale.

On pourrait donc, dans chaque branche de services publics, assujettir au concours ceux qui aspireraient à un certain nombre de grades en laissant au choix l’avancement dans les grades intermédiaires, de telle sorte que pour parcourir tous les degrés d’une carrière il fallût concourir de quatre à six fois.

Maintenant, celui qui aurait conquis par le concours un emploi public serait-il propriétaire de cet emploi, c’est-à-dire inamovible ? Oui, en fait ; non, en droit. Il devrait toujours pouvoir être destitué pour faute grave ou négligence habituelle, au jugement de tribunaux d’inspecteurs dont il est inutile de discuter la composition. L’avancement dans les grades intermédiaires serait réservé à ceux qui seraient entrés par le concours dans le grade inférieur ; lorsqu’il s’agirait d’un grade sujet au concours, leur privilège cesserait. — Eh quoi ! l’on pourrait devenir général sans avoir été capitaine ? Pourquoi non, si l’on prouve qu’on a toutes les connaissances nécessaires pour remplir les fonctions de général ? — Mais il n’y aura plus de carrière ni d’avancement certain ! — Non, parce que l’effet de la carrière assurée et de l’avancement certain est de fomenter la paresse outrecuidante et de donner accès à toutes les nullités. Il importe au contraire que, dans tout concours, la concurrence soit aussi vive que possible, qu’il reste une place ouverte aux vocations tardives comme aux capacités exceptionnellement précoces. Ainsi l’exige le bien du service, et si on ne le reconnaît pas aujourd’hui, c’est simplement parce qu’on s’est occupé des intérêts étroitement entendus des fonctionnaires et non de ceux du public.

De quel droit les fonctionnaires publics pourraient-ils prétendre à l’inamovibilité irresponsable dont ils jouissent aujourd’hui, tandis que les fonctionnaires libres, bien autrement assujettis au travail, sont responsables non seulement des manquements graves, mais de la moindre négligence, et punis sans délai comme sans miséricorde ? Le propriétaire, l’industriel, le commerçant qui se ruinent en travaillant, l’ouvrier qui tout à coup manque d’ouvrage, élèvent-ils des réclamations contre les contribuables, lors même que leur ruine ou le chômage sont l’effet d’un acte des pouvoirs chargés de les protéger ? Leur tient-on compte de la vieillesse, des infirmités, de l’impossibilité presque absolue de prévoir certains accidents ? Non. Il n’y a pour eux, qui sont pourtant de vrais et respectables fonctionnaires sociaux, ni pitié, ni secours d’aucune sorte. À quel titre les détenteurs des fonctions déléguées, dites publiques, pourraient-ils prétendre a la continuation d’un traitement de faveur, qui est injuste au plus haut degré ?

Nous n’ignorons pas à quel point cette proposition d’admettre au concours pour un grade supérieur ceux qui n’auraient pas passé par les grades inférieurs répugne à toutes les idées reçues. Nous ne la croyons pas moins juste et bonne pour le service public, et inoffensive pour tous les droits réels. En effet, s’il est certain que la pratique des grades inférieurs prépare aux grades supérieurs, il est clair que ceux qui auront passé par les premiers auront dans le concours un avantage considérable sur les aspirants venus du dehors. Ceux-ci ne pourront l’emporter que par un mérite exceptionnel et tout à fait supérieur. Ce mérite même ne leur suffirait pas aujourd’hui, et tant que les juges nécessaires des concours sortiraient de la hiérarchie actuelle. Mais plus tard, lorsque l’esprit de concurrence aurait pénétré dans les fonctions publiques, le mérite réel aurait plus de chances d’y être apprécié.

En aucun cas, et pour aucune fonction, l’ancienneté ne serait un titre à l’avancement.

Il n’y aurait ni retenue ni retraite. On doit supposer que le fonctionnaire public est majeur et a autant de discernement qu’un autre pour la gestion de ses intérêts ; qu’il n’a pas besoin, par conséquent, qu’on retienne une partie de ses appointements pour lui assurer une pension de retraite. C’est là une question de prévoyance personnelle que chacun peut résoudre à son gré, au moyen des assurances sur la vie.On n’accorderait de pension qu’à ceux qui auraient été estropiés et aux veuves et aux orphelins de ceux qui auraient péri de mort violente en service et par le service, comme les militaires sur le champ de bataille. Jamais une pension ne devrait être accordée au mérite d’avoir émargé pendant trente ans, et d’avoir contracté dans cette occupation les infirmités de la vieillesse.

Nous prévoyons des objections nombreuses, et nous avons hâte d’y arriver. Mais nous sollicitons encore pour un instant la patience du lecteur, en lui demandant la permission de poursuivre notre exposition et d’insister sur l’hypothèse dans laquelle nous nous plaçons.

Nous supposons d’abord que, les attributions du gouvernement étant réduites, un grand nombre de fonctions publiques seraient supprimées. Mais celles des finances et des armées de terre et de mer, qui seront nécessairement conservées, suffisent à nos études.

Nous supposons ensuite et proposons que, pour tout ce qui est travail de bureau proprement dit, on adopte un autre système de groupement que celui qui existe aujourd’hui. En effet, malgré la subordination nominale et apparente des employés, ils ont tous une indépendance d’inertie qui va très loin, et le travail de l’un est mêlé à celui de l’autre à ce point que toute responsabilité, même morale, disparaît entièrement. Mieux vaudrait, ce nous semble, diviser le travail de manière à le confier à un certain nombre de chefs de service qui choisiraient et paieraient eux-mêmes leurs employés, concierges, garçons de bureau, etc., demeureraient chargés, moyennant une somme déterminée, de tenir, sous leur responsabilité personnelle, le travail au courant. Il y aurait alors des hommes intéressés à expédier les affaires consciencieusement et promptement, sous les yeux d’inspecteurs plus nombreux qu’aujourd’hui et du public.

Car les fonctionnaires, étant les employés du public, et non ses maîtres, devraient être critiquables dans tous leurs actes, livrés à la presse, sans réserve autre que celles de droit commun et toujours susceptibles de faire l’objet d’une discussion. La liberté de la presse est le seul moyen efficace d’assurer, dans la mesure du possible, la responsabilité des fonctionnaires délégués. Là où cette liberté n’existe pas, le fonctionnaire, abandonné sans indépendance aux caprices de ses chefs, n’est pas responsable devant le public.

Par cette réforme, l’État se déchargerait du soin de ces myriades de petits employés, garçons de bureau, expéditionnaires, etc., qui occupent aujourd’hui dans les bureaux une si grande place. Il ne serait pas impossible alors de se servir des moyens employés pour le commerce du monde entier, comme la presse à copier, etc. On ne s’occuperait que des fonctionnaires supérieurs responsables, auxquels on laisserait le soin de choisir, de payer, conserver ou remercier leurs employés, comme aussi de pourvoir aux frais de bureau, de chauffage et d’éclairage moyennant un abonnement, système déjà usité, mais très timidement et avec des chefs nominaux sans capacité spéciale, dans quelques branches d’administration, dans les préfectures, par exemple.

Venons maintenant aux objections et, pour en finir, n’examinons que les principales.

« Dès qu’on exigerait un stage préalable dans les fonctions libres, le prestige qui rehausse aujourd’hui les fonctions publiques tomberait, et alors on manquerait de sujets, ou il faudrait les payer plus cher. Encore serait-on exposé à n’avoir que le rebut, ceux qui n’auraient pu réussir dans l’agriculture, l’industrie et le commerce. »

L’objection est fondée dans une certaine mesure. II deviendrait en effet indispensable d’élever beaucoup et quelquefois jusqu’au quintuple, un grand nombre de traitements, qui sont dérisoires. Mais cette charge serait largement compensée par une activité plus grande et un travail plus intelligent, qui permettrait d’employer moins de personnes. Employés peu nombreux, mais capables et laborieux, voilà ce que recherche et obtient à la longue tout commerçant, tout industriel intelligent, qui va au bon marché. On obtiendrait bientôt le même résultat dans les fonctions publiques, s’il était admis que l’employé qui se sent capable de faire le travail de deux employés entreprît de le faire et jouît des deux traitements. Ce serait une manière de tenir le concours toujours ouvert d’une manière aussi rapprochée que possible des conditions du concours qui règne dans les fonctions libres.

Maintenant est-il bien vrai qu’on n’aurait dans les fonctions publiques que des individus incapables de se faire une place dans les fonctions libres ? J’ai de la peine à le croire. Admettons le toutefois et voyons si les fonctions publiques seraient pour cela moins bien remplies qu’aujourd’hui. Remarquons d’abord que l’extrême rebut, les fruits secs, comme on les appelle, se trouverait écarté par les exigences du concours ; il est donc probable que les sujets admis, inférieurs peut-être aux premiers sujets des professions libres, seraient encore très supérieurs aux fonctionnaires publics actuels.

En effet, le système de recrutement et d’avancement que nous pratiquons, combiné avec les mœurs au milieu desquelles il se développe, a bien pour résultat de pousser vers certaines fonctions publiques les premiers sujets du collège, les enfants les plus intelligents et les mieux doués, dont le plus grand nombre recherche des professions mixtes. Toutefois c’est un sujet médiocre que celui qui accepte dès sa jeunesse une vie de pauvreté et de sujétion, contre l’espoir de travailler peu et d’être assuré, sans effort et sans concours, de sa chétive destinée. Et d’ailleurs, combien de sujets tout à fait inférieurs entrent dans les fonctions publiques justement à cause de leur incapacité ! Les chefs de commerce et d’industrie ont de la peine et beaucoup de peine à trouver des employés capables ; mais, on le sait et on le voit, personne n’est incapable d’être employé de l’État. Ceux même qui étaient des premiers sujets lorsqu’ils sont entrés dans les fonctions publiques ne demeurent pas tels. Bientôt la compression qui pèse sur eux, l’absence de contrôle et de responsabilité, l’inaction à laquelle ils sont voués et les idées étroites qui les environnent atrophient leurs facultés : ils sont frappés d’une incapacité d’autant plus irrémédiable qu’elle n’est pas sentie. Rien n’est plus commun que de voir entrer dans les fonctions publiques un garçon intelligent, laborieux, plein de générosité et d’aspirations élevées et de le retrouver, au bout de quelques années, couvert d’une couche épaisse de petits préjugés, animé de sentiments mesquins, enfermé dans la hiérarchie, la routine et l’avancement, l’esprit et le cœur fermés à tout ce qui constitue la vie dans le milieu ouvert. Pendant que ce jeune homme bien doué, se diminue et s’affaisse, ses camarades, moins favorisés de la nature et de la fortune, et réduits à cause de cela même à accepter les fonctions libres, s’y disciplinent, s’y trempent, s’y développent et acquièrent sans s’en apercevoir des qualités dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Si au bout de dix ans le brillant sujet qui est entré dans les fonctions publiques se trouvait forcé de concourir dans les fonctions libres, il serait presque toujours incapable de s’y tenir debout et à plus forte raison d’y réussir, tandis que si l’on plaçait dans les fonctions publiques celui qui avait été réduit aux fonctions libres, il s’acquitterait assez vite, sans hésitation ni peine, des travaux nouveaux qu’on lui demanderait.

Quel que soit le système de recrutement et d’avancement que l’on adopte pour les fonctionnaires publics, il ne faut pas espérer d’obtenir, à l’avenir surtout, les sujets les plus capables ; les fonctions libres, et spécialement celles du commerce, offriront toujours une rémunération très supérieure à celles qu’ils peuvent obtenir dans les fonctions publiques honnêtement remplies. L’engouement des familles, qui, dès l’enfance, donne à un trop grand nombre de sujets une fausse direction ne saurait durer toujours. Combien de jeunes gens s’aperçoivent de 25 à 30 ans, qu’ils ont fait fausse route, quels qu’aient été leurs succès !

Il faut donc en prendre son parti et se contenter pour les fonctions publiques de sujets de second choix, et tâcher seulement qu’ils se développent au lieu de s’affaisser, et ne pas craindre de voir disparaître le prestige qui les environne. Ce prestige, qui tient au pouvoir trop grand qu’a le fonctionnaire de servir ou de nuire, doit tomber avec un ordre meilleur. Il peut et doit être remplacé par l’estime éclairée à laquelle a droit tout homme qui travaille avec conscience et dans le droit chemin. Peut-être avec une organisation plus rationnelle, on pourrait obtenir les services des hommes les plus capables, non au commencement de leur carrière, mais vers la fin, lorsque, ayant acquis une fortune suffisante à leur gré, ils rechercheraient dans l’exercice des fonctions publiques l’honneur et la sympathie de leurs concitoyens.

Mais avant qu’on arrive à ce résultat il faut que l’opinion publique subisse de graves changements. Il faut d’abord que tout le monde soit convaincu, comme le sont aujourd’hui les hommes éclairés, que les fonctions publiques ne sont pas celles qui exigent la capacité la plus grande, et que la probité jointe à quelque peu de conscience et de bonne volonté y suffiraient amplement ; il faut qu’on sache que les fonctions publiques, pour élevées qu’elles soient, ne sont pas les premières par le rang et ne doivent venir dans l’estime générale qu’après les fonctions libres. Alors, et alors seulement, la société prendrait sa hiérarchie rationnelle, la seule qui soit compatible avec un régime de liberté franche, tel que l’exige la civilisation moderne.

— Mais si la profession de fonctionnaire public cesse d’être une carrière, un état, si l’on y entre et si l’on en sort comme on entre dans une maison de commerce et comme on en sort, que deviendra l’instruction spéciale, la tradition, la connaissance des règlements particuliers, tout ce qui constitue le savoir technique des bureaucrates d’aujourd’hui ? — Pour répondre à cette objection nous devons d’abord rappeler un exemple. Il y avait sous l’Ancien régime des règlements de manufactures qui, au témoignage de Turgot, remplissaient quatre volumes in-4°. Peu de gens les connaissaient et la science de ces règlements était réputée précieuse dans les bureaux de l’époque. Eh bien ! on s’en passe aujourd’hui, et ni l’industrie ni le commerce n’en souffrent, bien au contraire. Que de règlements, circulaires, etc., nous pourrions envoyer avec grand profit rejoindre les règlements des manufactures !

Quant à la connaissance des règlements utiles, on la conservera sans efforts par les concours et en maintenant à leur poste les employés utiles. De ce qu’on peut entrer et sortir librement, il ne résulte pas qu’on entre et qu’on sorte à tout instant ; il ne résulte pas surtout que tous les fonctionnaires changent de place. L’exemple des maisons de commerce et d’industrie nous montre assez clairement que l’existence d’une grande liberté n’est pas du tout incompatible avec une grande stabilité.

Les réformes que nous proposons sembleront hardies sans aucun doute et même téméraires à la paresse et à la routine ; mais si l’on voulait juger de leur nécessité, il suffirait de consulter un entrepreneur de commerce ou d’industrie, un chef de maison, quelles que soient d’ailleurs ses opinions politiques ou religieuses. Lequel d’entre eux continuerait à appliquer dans sa maison, pour le recrutement et l’avancement de ses employés, le système adopté par l’État : le diplôme à l’entrée, l’ancienneté comme règle d’avancement et l’inamovibilité ? Nous ne croyons pas qu’il s’en rencontrât un seul, et si on leur proposait, ils répondraient sans aucun doute : « Notre but est d’obtenir au meilleur marché possible le service le mieux fait, et nous ne saurions l’atteindre par le système de l’État. L’introduction de ce système aurait pour résultat, d’abord de nous faire payer très cher des services très médiocres, ensuite de rendre nos employés maîtres chez nous et de nous obliger à travailler sans mesure jusqu’à notre entière ruine, pour les nourrir dans l’oisiveté. » Les réformes proposées ne suffiraient pas à faire accepter le système aux entrepreneurs de commerce et d’industrie, mais elles le leur rendraient plus acceptable, c’est-à-dire meilleur.

III. CONCLUSION.

Nous venons d’exposer les idées générales que nous désirerions voir introduire dans notre système de recrutement et d’avancement des fonctionnaires publics. Nous n’ignorons pas que, dans l’application, elles devraient prendre des formes très variées, selon les exigences des divers services ; qu’il y faudrait patience et longueur de temps pour ménager les transitions, etc. Nous avons voulu simplement proposer quelques principes généraux, à titre d’idéal, sans entrer dans les détails, qui sont affaire d’art, subordonnée aux temps, aux personnes et aux circonstances.

Les idées générales qui nous semblent les plus importantes, sont celles-ci :

1° Nécessité d’effacer l’esprit de corps, qui sépare les fonctionnaires publics de la nation et leur fait sacrifier l’intérêt public à la routine d’un intérêt collectif misérablement compris ;

2° S’inspirer seulement des besoins du service, comme cela se pratique dans le commerce et dans l’industrie, dont l’organisation devrait, autant que possible, être prise pour modèle ;

3° Suppléer à l’intérêt privé, qui dirige l’industrie et le commerce et auquel on ne peut faire diriger les fonctions publiques, en appelant la discussion par la presse sur tout ce qui touche les fonctions publiques et leur organisation ;

4° Appliquer le concours aussi fréquemment que possible, avec franchise, rigueur et discussion publique sous toutes les formes ;

5° Proscrire l’inamovibilité, les retenues, les retraites et l’avancement à l’ancienneté, qui aboutit à la plus déplorable des gérontocraties.

Par ces moyens on pourrait rendre la vie à nos corps décrépits de fonctionnaires publics. Mais il est urgent d’y recourir, car le système en vigueur a pour effet inévitable une décadence rapide et certaine, d’abaisser le niveau intellectuel et moral de chaque génération nouvelle de fonctionnaires, comme ont pu l’observer les hommes âgés qui ont quelque expérience des affaires publiques. Déjà cette décrépitude gagne la nation ; elle a été la cause générale de nos désastres et pourrait, si l’on n’y mettait ordre, en amener, dans un avenir prochain, de plus grands encore et de plus décisifs.

COURCELLE-SENEUIL.

_________________

[1] Journal des Économistes de décembre 1864, février, avril, juin, août, octobre et décembre 1865.

[2] L’abbé de Vermont, lecteur de la reine Marie-Antoinette. Lettre à Mercy Argenteau, du 5 juin 1774. — Correspondance secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy Argenteau.

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