Analysant en janvier 1874, pour son journal L’Économiste Français, les dernières discussions sur le budget, Paul Leroy-Beaulieu prend un ton critique, au vu de l’impréparation et de la timidité des mesures proposées. Au lendemain d’une guerre perdue, dit-il, la sécurité ne peut être compromise, et pour en garantir les ressources, rien ne vaut une réforme audacieuse et courageuse des impôts.
LES NOUVELLES PERSPECTIVES BUDGÉTAIRES
DE LA FRANCE.
L’Économiste français, 3 janvier 1874
Ce qui caractérise les dernières discussions sur le budget de 1874, ce sont les révélations imprévues et cependant bien naturelles qu’elles ont provoquées. Il est désormais démontré que le budget de 1874 est un budget provisoire qui ne donne pas la mesure définitive de nos charges ordinaires et irréductibles. C’est un phénomène attristant que nous n’ayons pas encore atteint le point culminant des dépenses publiques, et qu’il faille nous attendre à voir s’enfler davantage, dans les prochains exercices, les chiffres des crédits ministériels. Chaque année, depuis la guerre, on a voté un chiffre considérable d’impôts, qui devait suffire, d’après les affirmations gouvernementales, pour mettre le budget en équilibre ; l’année suivante, on est toujours venu demander un supplément de taxes, donnant ainsi un démenti formel aux déclarations catégoriques du gouvernement pendant l’année antérieure. Notez, cependant, que les impôts nouveaux, considérés en masse, n’ont pas trompé l’attente du législateur. Ainsi le rendement des impôts et des revenus indirects, pendant les onze premiers mois de l’exercice 1873, n’est resté que de 10 ou 12 millions au-dessous des prévisions budgétaires, ce qui est une proportion fort satisfaisante, puisque la moins-value n’est pas de 3/4%. L’erreur n’a donc pas porté sur l’évaluation des recettes, mais bien sur l’appréciation exacte des dépenses normales et ordinaire.
On sait que le budget rectifié de 1874, tel qu’il a été présenté par M. Magne, monte, en chiffres ronds, à 2 527 millions de francs pour les dépenses, dépassant de 764 millions le budget des dépenses de l’année 1869, lequel ne s’élevait qu’à 1 762 millions et demi de francs. On se flattait que cet écart de 764 millions était en grande partie justifié par un amortissement réel et effectif de 200 millions de francs par année ; on croyait aussi que cette augmentation de 764 millions de francs était le point culminant de l’accroissement de nos budgets. Les récentes discussions sont venues malheureusement prouver que ces espérances étaient des illusions.
En premier lieu on a démontré que les crédits actuels accordés aux ministères de la guerre, de la marine, de l’instruction publique et des travaux publics extraordinaires affectés à l’exercice sont insuffisants. Pour exécuter consciencieusement les dernières lois militaires, qui sont encore sur bien des points une lettre morte, la dotation accordée au ministère de la guerre en 1874 devrait être rehaussée, d’après les évaluations les plus modérées, celles de M. de Castellane, de 25 millions par année. M. l’amiral de Dompierre d’Hornoy a déclaré avec insistance que notre marine périrait si dans les prochains exercices sa dotation n’était accrue de 10 millions au moins ; personne n’ignore que le ministère de l’instruction publique aura à réclamer 5 ou 6 millions pour l’élévation du traitement des instituteurs, et 2 ou 3 millions tous les ans pour l’amélioration de nos établissements d’instruction supérieure. Enfin le ministère des travaux publics est certainement très à l’étroit dans son budget actuel ; il peut payer les garanties d’intérêts dues aux chemins de fer, mais il doit emprunter pour solder aux compagnies les subventions qui leur ont été promises dans des temps plus prospères, et il lui est à peu près impossible de prendre de nouveaux engagements pour l’avenir. La situation, il est vrai, tendra à devenir meilleure à mesure que le poids des garanties d’intérêts diminuera, et l’on compte que dans dix ou douze ans au plus le fardeau de ces garanties aura totalement disparu. Malgré cette éventualité heureuse qui augmentera progressivement les ressources disponibles du budget des travaux publics par le seul fait de la progression probable des recettes des nouvelles voies ferrées, on ne peut se dissimuler que les crédits alloués à ce ministère devront être assez notablement accrus en 1876 ou en 1877.
Ainsi, en récapitulant les chiffres probables des accroissements de dépenses dans les prochains exercices, on trouve 25 millions pour le ministère de la guerre, 10 pour la marine, 10 pour l’instruction publique, 10 ou 15 pour les travaux publics ; c’est 55 ou 60 millions d’augmentation de dépenses que l’on peut prévoir pour les prochains exercices.
Nous n’en avons pas fini, malheureusement, avec ces révélations attristantes qui ont rempli la récente discussion du budget. L’augmentation de dépenses que nous avons indiquée pour le ministère de la guerre n’a pour objet que l’exécution des lois militaires récemment votées. Mais la question du rétablissement du matériel de guerre et de la construction de forteresses nouvelles est aussi un problème qui doit attirer l’attention. M. le duc d’Audiffret-Pasquier et ses collègues des commissions parlementaires spéciales estiment à 1 300 millions environ la somme nécessaire pour la reconstitution de nos approvisionnements. Aucun crédit n’a figuré jusqu’ici pour ce service au budget ordinaire ; c’est le compte de liquidation seulement qui a fait face à la première partie de ces dépenses.
Il plane encore sur le compte de liquidation un mystère difficile à pénétrer. D’après les tableaux qu’a publiés M. Magne, et que l’Économiste Français a reproduits dans ses numéros du 8 et du 15 novembre 1873, les ressources affectées au compte de liquidation seraient les suivantes :
Produit de l’aliénation de rentes provenant des rachats de la caisse d’amortissement et de leurs arrérages échus ou à échoir…………………………………………Fr. |
90 000 000 |
Produit de la vente d’immeubles domaniaux |
35 000 000 |
Reliquat du supplément de l’emprunt de 3 milliards |
100 000 000 |
Excédent de recettes de l’exercice 1869, définitivement arrêté |
57 973 568 |
Reliquat probable des ressources extraordinaires affectées à l’exercice 1870 |
340 000 000 |
À reporter |
622 973 568 |
Report |
622 973 568 |
Reliquat probable des ressources extraordinaires affectées à l’exercice 1871 |
108 564 000 |
Ressources à demander à la dette flottante |
41 737 432 |
Total…..Fr. |
773 275 000 |
On le voit, les ressources de ce compte de liquidation se composent de reliquats d’emprunts, de ventes de domaines ou d’emprunts à effectuer dans l’avenir.
Un projet de loi spécial, déposé par M. Magne, propose de demander à ce compte de liquidation une somme de crédits de 173 242 965 francs pour l’année 1874 : soit 127 millions, en chiffres ronds, pour la reconstitution du matériel de guerre, 10 millions pour la reconstitution du matériel de la marine, 29 millions et demi pour le remboursement des dépenses des mobilisés, 4 millions pour la reconstruction des édifices publics brûlés, et 3 millions pour la reconstitution des approvisionnements de tabacs. Si l’Assemblée adopte ce projet, comme il est probable, l’ensemble des prélèvements faits sur le compte de liquidation en 1872, en 1873 et en 1874, s’élèvera, d’après M. Magne, à 543 919 810 francs ; et les sommes disponibles sur ce compte, pour les exercices postérieurs à 1874, ne monteront qu’à 229 millions de francs, et même à 187 millions et demi de francs seulement, si l’on déduit du compte de liquidation la somme de 41 millions et demi que l’on se propose de prendre sur la dette flottante, ce qui constitue évidemment une recette des plus incertaines.
On voit combien l’existence du compte de liquidation sera brève ; ou y trouvera encore, pour l’année 1875, des ressources égalesà celles qu’il a fournies à l’année 1874 ; mais le compte de liquidation ne pourra plus verser qu’une somme tout à fait insignifiante à l’année 1876. Le budget ordinaire seul devra supporter alors tout le poids des charges qu’on avait momentanément fait peser sur le compte de liquidation.
Or, quelles seront ces charges ? S’il est vrai que la reconstitution de notre matériel de guerre doive coûter 1 milliard 300 millions, il est exact, d’un autre côté, que le compte de liquidation n’aura pas fourni pour cette dépense plus de 400 millions. Ainsi, quand le compte de liquidation sera épuisé, c’est-à-dire dans le courant de l’année 1876, il restera encore 900 millions environ à dépenser pour remettre notre état militaire en bonne situation, et même 1 milliard, si l’on ne néglige pas les travaux de forteresses.
Il sera impossible alors de faire face à la fois, sur les fonds du budget, au paiement des 200 millions remboursables à la Banque, à l’augmentation de 50 ou de 60 millions des crédits ordinaires de la guerre, de la marine, de l’instruction publique et des travaux publics, et enfin à une dépasse annuelle de 140 ou de 150 millions pour le matériel de guerre, à supposer que l’on veuille avoir terminé la reconstitution avant l’année 1883. Pour pourvoir à toutes les dépenses sur les fonds ordinaires du budget, il faudrait ou bien mettre 200 millions d’impôts nouveaux, en dehors des 145 millions que demande actuellement M. Magne et dont la Chambre a déjà voté une grande partie ; ou bien que les impôtsétablis en 1874 fournissent, en 1876 ou en 1877, une plus-value d’environ 200 millions sur les évaluations de la première de ces années, ou bien enfin que l’on puisse faire 200 millions d’économies sur la généralité des dépenses ministérielle. Il n’est pas besoin de dire que ces trois éventualités sont chacune au plus haut degré improbable, et que l’on ne peut même pas espérer qu’elles se combinent toutes les trois de manière à produire ensemble le résultat désirable.
Ces perspectives financières, pour 1876 ou 1877 et les suivantes, doivent suggérer à notre gouvernement des résolutions viriles. L’heure des petits expédients, de ces impôts infinitésimaux et qui coûtent beaucoup au public et rapportent peu, est passée. Il faut que les recettes supplémentaires du Trésor soient puisées à une source plus large et plus continue.
Nous ne sommes pas de ceux qui refuseront à l’État les sommes qu’il juge nécessaires à son existence régulière et à sa sécurité. Dans le dernier banquet offert par les Amis de la paix au propagateur du système de l’arbitrage international, M. Henry Richards, un député de la Seine,M. de Pressensé, s’écriait, après avoir fait l’éloge de la paix : « Nous ne nous sentons pas le droit actuellement de désarmer notre pays. » Nous partageons complètement cette sage opinion. Ainsi nous accorderions à l’État toutes les sommes dont il a besoin pour la reconstitution du matériel de guerre, nous pensons aussi qu’il faut sortir du cours forcé dans un laps de temps qui ne dépasse pas quatre ou cinq ans ; nous croyons qu’un État dans la situation où se trouve la France doit pourvoir à un amortissement régulier de sa dette publique et qu’une somme de 100 ou 150 millions par an est nécessaire pour ce service. Comment donc faire face à toutes ces nécessités sans écraser le pays ? Ce n’est pas, selon nous, une œuvre impossible, si on a du courage.
Parmi les 145 ou 150 millions d’impôts proposés par M. Magne, il y en a que nous repoussons avec la conviction qu’ils seraient singulièrement funestes au pays : ce sont ceux sur la petite vitesse, sur les chèques, les effets de commerce, le savon, etc. Quelques-uns de ces impôts sont déjà votés, nous ne cesserons, néanmoins, de protester contre eux dans l’espoir qu’un jour ou pourra les rapporter. Mais il est plusieurs autres de ces impôts que nous approuvons et dont le rendement est présumé devoir s’élever à 100 millions. Eh bien ! nous croyons que rien ne serait plus aisé que d’établir 100 autres millions d’impôts, sans jeter aucun trouble dans le pays : c’est au remaniement des contributions directes qu’il faudrait avoir recours.
La proposition de M. Feray, pour la révision des évaluations cadastrales, peut et doit rapporter 60 ou 70 millions au moins ; celle de M. Wolowski, qui consiste à capitaliser au denier 25, au lieu du denier 20 du revenu, les immeubles ruraux qui sont l’objet de mutation par décès ou par dotation, produirait 10 millions ; celle enfin de M. Raoul Duval, d’après laquelle les droits de succession en ligne directe seraient portés à 2% décimes compris, rapporterait encore 25 millions. Faites le compte, et vous avez 100 millions d’impôts qui rentreraient aisément, et sans aucune gêne pour la production. Si l’on ajoute ces 100 millions d’impôts aux 100 autres millions que nous adaptons parmi ceux qu’a proposés M. Magne, on arrive au chiffre de 200 millions.
Que l’on pratique enfin quelques économies, qu’il est urgent de faire sur certaines administrations où les états-majors et les rouages sont trop nombreux, l’on pourra alors facilement, quand le compte de liquidation sera épuisé, c’est-à-dire en 1876 ou en 1877, faire face aux dépenses nécessitées par la reconstitution du matériel de guerre et par les nouveaux besoins des ministères de l’instruction et des travaux publics, ainsi qu’à un amortissement régulier de 100 millions au moins. Nous sommes même convaincus qu’on verra les plus-values de recettes reparaître, le crédit public se relever, et que, au bout de peu d’années, par la double ressource des conversions de notre 5% et des plus-values d’impôts, il serait possible de diminuer ou de supprimer la plupart des taxes qui sont une gêne pour la production ou qui pèsent trop lourdement sur la consommation. Mais pour obtenir ce résultat qui n’est pas une chimère, il faut renoncer à tous les petits moyens, stériles pour le Trésor, désastreux pour l’industrie, et recourir à la seule ressource vraiment féconde : le remaniement des impôts directs.
Paul LEROY-BEAULIEU.
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