À la toute fin du XVIIIe siècle, les libéraux français se retrouvent majoritairement dans le camp des admirateurs des États-Unis, nation dont les institutions libres se présentent, sinon comme un modèle absolu, du moins comme une certaine forme d’excellence. Condorcet est l’un d’eux, et ses écrits sur les États-Unis nous fournissent la preuve de son enthousiasme.
Condorcet, Écrits sur les États-Unis, édités par Guillaume Ansart,
éditions Classiques Garnier, 2021 (réimpression de l’édition de 2012), 192 pages.
Recension critique par Benoît Malbranque
Dans le bouillonnement des évènements historiques, la position du sage qui ne prend pas parti, et qui reste patiemment au-dessus de la mêlée, en décelant le vrai du faux, et en renvoyant les passionnés de tout bord à leurs études, n’est ni toujours praticable, ni toujours sensée. On apprécie d’ailleurs de manière souvent excessive le talent de ceux qui cherchent des voies mitoyennes, et ne prononcent de jugements qu’à la normande, car leur position doucereuse possède une forme dont l’esthétisme est fait pour nous plaire. Le courage d’un homme de conviction, en revanche, est presque toujours mal payé ; nous serons tous jugés sur le jugement que nous avons porté des faits, des hommes et des choses, et où se trouve dans l’histoire le grand fait, le grand évènement, ou le grand homme, qui ait été parfaitement jugé d’emblée ?
Dans l’histoire du libéralisme français, les égarements sont faciles à découvrir. Des idéologues, cirant les souliers de Napoléon avant qu’il ne devienne celui qu’il a été, à Gustave de Molinari, qui en 1851 soutient le président Louis-Napoléon bientôt empereur, c’est-à-dire de l’oncle au neveu, passent déjà devant nos yeux bien des intellectuels qui nous paraîtront naïfs, dans un grand concours du plus maladroit.
Tous les grands évènements de l’histoire du monde ont été mal conçus et piètrement exécutés, et il n’en est peut-être pas un qu’on ferait précisément le même, si l’on avait le bonheur de pouvoir le retenter de nouveau. À cet égard les erreurs de jugement peuvent servir. Dans la tradition de pensée du libéralisme, il n’est pas vain de déceler ce qui a produit l’enthousiasme déraisonnable des uns ou la myopie des autres.
Les écrits de Condorcet sur les États-Unis, qui viennent d’être réédités aux éditions Classiques Garnier, me fournissent de cela une illustration. À deux siècles et demi de distance, il est aisé de remarquer combien l’expérience américaine, hautement supérieure, et brillante à de nombreux égards, restait encore lacunaire. Il n’en était toutefois pas ainsi à l’époque.
Tout d’abord, les philosophes français qui voulaient juger de l’Amérique n’avaient pas tous la possibilité de s’y transporter pour examiner le dossier sur place. Ils recourraient, pour la plupart, à des récits de voyage et à des discussions privées, où l’emprise intellectuelle de quelques esprits d’exception pesait fortement. En outre, l’existence même des États-Unis se liait de très près à des considérations de politique étrangère, où les passions et les intérêts étaient difficiles à faire taire.
Il y eut, sur la valeur de l’expérience étasunienne, divers jugements de portés ; ceux-ci peuvent, toutefois, se regrouper par famille : d’un côté, un camp ou parti des enthousiastes et des idéalistes, où figurent une majorité de libéraux ; d’un autre, des contempteurs et critiques ; enfin, au milieu, de rares personnalités qui tâchent de se conduire en évitant l’un et l’autre travers, tel Volney.
Dans le parti des enthousiastes, Condorcet trouve place auprès de Dupont de Nemours, le marquis de Chastellux, Brissot de Warville, ou encore, naturellement, Lafayette.
Les États-Unis donnent en effet pour lui « le spectacle d’un grand peuple où les droits de l’homme sont respectés ». (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici page 56) La propriété est sous la protection des lois, et même la liberté de la presse et de la pensée est complète, ce qui paraît impensable pour beaucoup de Français, qui les présentent alors volontiers comme facteurs d’anarchie ou de désordre social. (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici page 58) L’homme du peuple peut élever sa condition et gagner de quoi mener une existence paisible et confortable. (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici page 60.)
Les critiques de Condorcet sur les États-Unis sont peu nombreuses, mais il en formule quelques-unes. Par exemple, il regrette que la politique du libre-échange n’y soit pas plus attentivement suivie. (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici pages 76-77)
La plus grave des critiques qui puissent être faite des États-Unis ne manque pas de le frapper aussi. Auteur de Réflexion sur l’esclavage des noirs, membre et même président de la Société des amis des noirs, Condorcet ne peut pas être accusé de méconnaître ou de se désintéresser de cette question. Toutefois il donne d’avance raison aux habitants des États-Unis, en postulant que ces abus cesseront très prochainement. « Si on peut faire aux Américains des reproches fondés, écrit-il, ils n’ont pour objet que des erreurs particulières ou d’anciens abus que les circonstances n’ont pas permis de corriger. Il leur suffira d’être conséquents pour tout réparer. » (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici p. 56) Ces mots datent de 1786 : il fallut toutefois attendre le treizième amendement de la constitution, en 1865, pour que l’esclavage soit définitivement aboli. — À ceci on pourrait ajouter que Condorcet fut aussi l’auteur d’un petit texte sur l’admission des femmes au droit de cité, et ai-je besoin de rappeler la longueur des torts aux États-Unis sur cette autre question ?
À l’aide de cette espérance expectative, l’Amérique peut encore constituer, à ses yeux, un exemple et un modèle. Condorcet l’écrit nettement :
« L’acte qui a déclaré son indépendance est une exposition simple et sublime de ces droits si sacrés et si longtemps oubliés. Dans aucune nation ils n’ont été ni si bien connus, ni conservés dans une intégrité si parfaite.
L’esclavage des nègres subsiste encore, à la vérité, dans quelques-uns des États-Unis, mais tous les hommes éclairés en sentent la honte, comme le danger, et cette tache ne souillera plus longtemps la pureté des lois américaines. » (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici p. 56.)
Les États-Unis, ainsi, ont de multiples défauts, mais ayant établi ce qui se fait de meilleur en l’état actuel du monde, l’enthousiasme est de mise et il faut s’y livrer, voire s’y abandonner : c’est au fond la position de l’auteur. Elle se retrouve encore, de même, dans la question religieuse.
Les habitants des États-Unis entendent-ils correctement l’idée de la tolérance ? Condorcet serait embarrassé de répondre positivement. Alors il nous dit plutôt : « On pourrait peut-être encore trouver dans les lois de quelques États [des États-Unis] de faibles restes d’un fanatisme trop aigri par de longues persécutions, pour céder aux premiers efforts de la philosophie, mais si on compare ces atteintes portées aux droits naturels des hommes à tout ce qu’un œil éclairé pourrait en découvrir dans les législations des peuples les plus sages, surtout dans celles de ces nations anciennes que l’on admire tant et que l’on connaît si peu, on sentira que notre opinion sur celles de l’Amérique n’est pas le fruit d’un enthousiasme exagéré, ni pour cette nation, ni pour notre siècle. » (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici p. 56.)
À partir de leur fondation, les États-Unis entreprirent de vastes conquêtes de territoires, en s’accaparant soit des landes désertes, soit des terres occupées par des tribus indiennes, soit même des parties de territoires appartenant à diverses nations ; de sorte que la capitale de Washington, jadis située au milieu de la confédération, ne tarda pas à être renvoyée, par la suite des évènements, à l’une des extrémités du pays. Condorcet n’a pas décelé cette force expansive : il présente, au contraire, les habitants des États-Unis comme essentiellement tranquilles et pacifiques. « Dans l’Amérique, écrit-il, ces mêmes opinions pacifiques sont celles d’un grand peuple, d’un peuple brave qui a su défendre ses foyers et briser ses fers. Toute idée de guerre entreprise par ambition, par le désir de la conquête, y est flétrie par le jugement tranquille d’une nation humaine et paisible. » (Influence de la révolution de l’Amérique sur l’Europe (1786), ici p. 67.)
Les écrits de Condorcet sur les États-Unis sont curieux à découvrir, et cette édition a le mérite de nous les présenter de manière pédagogique. Ils représentent une tendance importante de la pensée libérale vers la fin du XVIIIe siècle, qui est de vanter le peuple et les institutions des États-Unis de manière vociférante, pour faire servir cet exemple de sanction et de guide pour les réformes (au vrai, ce seront plutôt des révolutions), qu’il s’agira de produire aussi en France.
À la comparaison, certains préféreront les convictions et la foi paisible et inébranlable d’un Condorcet, au scepticisme désenchanté et un peu moqueur de Tocqueville, ou déjà, avant lui, de Volney. Ceci est affaire de goût. L’histoire des idées est un composé de ces différentes tendances : mais le camp des enthousiastes, plus fourni, l’emportait alors dans la balance.
Benoît Malbranque
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