L’abbé de Saint-Pierre et l’organisation de la paix internationale

Moqué par ses contemporains, qui le traitaient d’idéaliste et de fou, et dévalorisaient ses mœurs pour mieux dévaloriser ses systèmes, l’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) fait pour nous œuvre de pionnier. Défenseur tout à la fois de la liberté à l’intérieur et de la paix au dehors, il a défendu toute sa vie des institutions précises, européennes et mondiales, pour pacifier le monde.

L’abbé de Saint-Pierre et l’organisation de la paix internationale

par Benoît Malbranque

(Extrait du livre Les théoriciens français de la liberté humaine, Institut Coppet, 2020, pages 76-85.)

 

Des deux premiers grands projets pacifistes, le premier sombra dans l’obscurité, le nom de son auteur fut perdu et ses idées n’eurent en leur temps qu’une influence modérée. Il est vrai que Sully l’a visiblement à l’esprit quand, quelques années plus tard, il conçoit lui aussi un projet de paix mondiale : cependant lui-même revient à la conception d’une Europe pacifiée mais non pacifique, prête à vaincre les Turcs ; en outre, il ne s’embarrasse pas d’une autorité comme Crucé : c’est sous le patronage direct d’Henri IV qu’il se place, quoique l’attribution ait été démontrée comme fausse.

Le second grand pacifiste de l’ère pré-moderne, l’abbé de Saint-Pierre, rencontra une autre forme d’ingratitude : s’il ne fut jamais tout à fait absent des mémoires, ce n’est qu’avec des moqueries que la postérité accompagna son nom. Peu d’auteurs paraissent même avoir été souillés aussi délibérément et méthodiquement que lui, qui s’attira les foudres de tous les hommes importants de son temps. Jean-Jacques Rousseau, qui eut de l’affection pour lui, au point d’avoir accepté de s’occuper d’une réédition de ses écrits, le traitait comme un marginal. Voici la critique qu’il exprime dans les Confessions : « Cet homme rare, l’honneur de son siècle et de son espèce, et le seul peut-être depuis l’existence du genre humain qui n’eût d’autre passion que celle de la raison, ne fit cependant que marcher d’erreur en erreur dans tous ses systèmes, pour avoir voulu rendre les hommes semblables à lui, au lieu de les prendre tels qu’ils sont et continueront d’être. Il n’a travaillé que pour des êtres imaginaires. »[1] La critique pourrait bien être renvoyée à son auteur, mais passons, car Rousseau ajoute encore : « Son imagination trompait perpétuellement sa raison. Il démontrait, il est vrai, mais il ne démontrait que les effets d’une cause impossible à produire et raisonnait très bien sur de faux principes. »[2] Un autre grand du siècle, qui n’est autre que Voltaire, donne écho à ces mêmes réprimandes. D’après l’auteur du Siècle de Louis XIV, « cet homme moitié philosophe et moitié fou nommé l’abbé de Saint-Pierre »[3] passa sa vie à déraisonner. « Il proposait presque toujours des choses impossibles comme praticables ». [4] Voltaire, à l’évidence, ne croyait pas à la paix perpétuelle de l’abbé. « La seule paix perpétuelle qui puisse être établie chez les hommes est la tolérance, soutient-il : la paix imaginée par un Français, nommé l’abbé de Saint-Pierre, est une chimère qui ne subsistera pas plus entre les princes qu’entre les éléphants et les rhinocéros, entre les loups et les chiens. Les animaux carnassiers se déchireront toujours à la première occasion. »[5] Avoir cherché une voie alternative était funeste, jugeait finalement Voltaire, et Saint-Pierre s’était « rendu un peu ridicule en France par l’excès de ses bonnes intentions. »[6]

Les plans de l’abbé de Saint-Pierre pour établir ce qu’il nommait la « paix perpétuelle » furent accueillis avec un même scepticisme dans le reste de l’Europe des Lumières. Pour Leibniz, qui échangea ave l’abbé une large correspondance, l’ambition était honorable, mais vaine : « Pour faire cesser la guerre, il faudrait qu’un autre Henri IV, avec quelques grands princes de son temps, goutât votre projet. Le mal est qu’il est difficile de le faire entendre aux grands princes. »[7] Et reprenant le thème de l’impossibilité pour l’espèce humaine de jamais évoluer dans la paix et la concorde, il écrivait à un ami, un brin moqueur : « Je me souviens de la devise d’un cimetière avec ce mot : Pax perpetua, car les morts ne se battent point ; mais les vivants sont d’une autre humeur, et les plus puissants ne respectent guère les tribunaux. »[8] En Prusse, l’abbé de Saint-Pierre n’aurait guère pu compter, non plus, sur le soutien de Frédéric II, qui, lié avec Voltaire, partageait son avis. Après avoir reçu directement de son auteur le Projet de paix perpétuelle, le souverain écrivit à Voltaire : « L’abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m’honorer de sa correspondance, m’a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe et de la constater [sic] à jamais. La chose est très praticable. Il ne manque pour la faire réussir que le consentement de l’Europe et quelques autres bagatelles semblables. »[9]

En dehors de la sphère des philosophes, l’abbé de Saint-Pierre s’attirait encore les foudres. Après avoir fortement critiqué les « ducs sans emploi » qu’on trouvait à Versailles, et « qui n’ont aucun mérite distingué envers la nation », et après avoir jugé que « les généraux d’armée, tels que sont parmi nous les maréchaux, devraient être les seuls ducs de France »[10], Saint-Pierre ne pouvait guère espérer l’amitié de ces gens-là. Le duc de Saint-Simon, auteur des fameux Mémoires, étant l’un de ceux-ci, on ne s’étonnera guère de ses remarques désobligeantes. « L’abbé de Saint-Pierre était un vieux fat », écrit-il, qui « s’estimait un homme merveilleux en tout »[11]. « Il fit un livre où il déclama contre le pouvoir despotique et souvent tyrannique que les secrétaires d’État et les contrôleurs généraux des finances avaient exercé sous le feu roi, qu’il appela vizirs »[12] : selon l’auteur des Mémoiresce livre de la Polysynodie « était plein de chimères sur le gouvernement, comme plusieurs autres de politique qu’il publia depuis, à la ruine de ses libraires »[13].

Je ne m’arrête pas sur les circonstances qui firent exclure l’abbé de Saint-Pierre de l’Académie française, quoique l’épisode, très rare dans l’histoire de cette institution, est curieux et instructif : il avait osé critiquer le bellicisme de Louis XIV, en un temps et en un lieu où on lui passait tous ses défauts, et surtout celui-ci ; je me borne à dire qu’à sa mort, son successeur à l’Académie, Maupertuis, n’eut pas à faire son éloge. Il fut réalisé bien des années plus tard, en 1775, par nul autre que d’Alembert, à un moment où les philosophes étaient au plus haut (Turgot, un encyclopédiste, était Contrôleur général). D’Alembert fut cependant au final assez sévère avec le projet de paix perpétuelle et d’union européenne, jugeant que « quiconque en formant des entreprises pour le bonheur de l’humanité ne fait pas entrer dans ses calculs les passions et les vices des hommes n’a imaginé qu’une très louable chimère ».[14]

Si Saint-Pierre avait été rejeté comme chimérique, sur la base de ses idées seules, le dédain aurait été pardonnable. Mais ces critiques théoriques furent accompagnées par une litanie d’insultes et de flétrissures humiliantes. Ainsi, parce que lui-même abbé, il s’était prononcé en faveur du mariage des prêtres, on douta de la sévérité de ses mœurs, et Rousseau lui prêtera même gratuitement une intense vie amoureuse. Ses réflexions étaient pourtant sensées : un prêtre marié donnerait à sa communauté l’exemple d’un bon père de famille ; les enfants qui naîtraient de son union renforceraient le royaume et seraient bien éduqués dans la religion chrétienne. Les moqueries toutefois l’emportèrent. Car en outre, le bon abbé s’occupait de plusieurs enfants abandonnés : plutôt que de saluer un geste de charité chrétienne, on en conclut que ces enfants étaient le fruit d’une de ses unions de passage, qu’on postulait déjà sans fondement. D’infinis commérages de bas-étage allaient en se répétant de bouche en bouche, et jusqu’aux meilleurs de nos écrivains. Dans l’Émile, Rousseau n’éprouve guère de honte en écrivant : qu’« un célèbre écrivain politique de ce siècle, dont les livres sont pleins de grands projets et de petites vues, avait comme tout le clergé de sa communion fait vœu de n’avoir point de femmes en propre et de se contenter des femmes de son prochain. Mais se trouvant plus scrupuleux que les autres et n’aimant pas l’adultère, on dit [remarquez bien ce mot] qu’il prit le parti d’avoir de jolies servantes avec lesquelles il réparait de son mieux l’outrage qu’il avait fait à son espèce, à l’État, à la nature et à son auteur par un vœu téméraire. Il regardait comme un devoir du citoyen d’en donner d’autres à sa patrie, et du tribut qu’il payait en ce genre à la sienne il peuplait la classe des artisans. »[15] Et dans une autre note il écrit : « L’abbé de Saint-Pierre voyait sa maîtresse tous les samedis, et cessait sitôt qu’elle était enceinte. »[16]

Du mépris pour les idées, des commérages pour l’homme : que faudrait-il encore pour saper pleinement l’autorité d’un intellectuel ? Il faudrait peut-être cette dernière précaution de rendre ses livres illisibles, et c’est ce que, malheureusement, l’abbé de Saint-Pierre se chargea de faire de lui-même. Le raisonnement lui avait fait observer dans notre langue un grand nombre d’incohérences et il conçut l’ambition d’une réforme de l’orthographe. Il est vrai que notre orthographe est pleine de bizarreries : elles s’expliquent toutes, par l’histoire, les usages et l’étymologie ; mais une complexité fondée sur des raisons historiques, n’en reste pas moins une complexité. Passe encore que et ph se prononcent de même ; mais que dans « je vais » le sne se prononce pas, dans « maison » il se prononce z, et dans « son » il se prononce s, on peut bien y trouver à redire. On prétextera peut-être que les usages, même défectueux, doivent être maintenus, quand ils restent préférables à la peine qu’entraînerait un bouleversement : cela peut être, et je n’ai pas à le juger : il reste que rétrospectivement, c’est une question qui mériterait d’être bien étudiée, de savoir si une langue française à l’orthographe simplifiée aurait eu une chance de se maintenir comme la langue internationale qu’elle était encore au XVIIIsiècle. Et pour revenir tout entier à notre sujet, Saint-Pierre, en composant ses ouvrages avec son orthographe réformée et simplifiée, n’en assura pas la pérennité et la lisibilité.

L’abbé de Saint-Pierre apparaît toutefois rétrospectivement comme l’un des pacifistes les plus pénétrants. Avec Crucé, il est le seul à défendre une organisation de la paix qui ait la paix même pour objectif et finalité, contre tous les faiseurs de projets, qu’on peut dire innombrables, qui rêvaient une Europe en paix mais non pacifiste : c’est-à-dire chez qui la paix de l’Europe n’était qu’un moyen de l’unir contre un ennemi commun, généralement les Turcs. Contrairement aux pacifistes qu’on pourrait appeler moralistes, l’abbé de Saint-Pierre ne proposait pas non plus une énième ode à la paix. Il ne s’attachait pas uniquement à montrer que la paix était morale et juste, et la guerre injuste et barbare. Il construisit un système d’institutions capables de la garantir. Son seul équivalent est Émeric Crucé : et encore celui-ci n’entrait pas dans les moindres détails de l’organisation, comme le fit l’abbé de Saint-Pierre.

L’abbé fournit une analyse de l’organisation de la paix extrêmement précise, qui offre une base de réflexion incroyable pour nous, citoyens de l’Union Européenne. Dans son propre projet d’« union européenne », car le mot est déjà chez lui, Saint-Pierre sait qu’il a peu de chance de convaincre, et il s’attache donc à traiter toutes les objections possibles. Certains points sont extrêmement curieux à lire : « Treizième objection : Nul souverain ne voudra d’arbitres perpétuels pour décider ses différends futurs » ; « Vingt-cinquième objection : Christianisme et Mahométisme irréconciliables » ; « Quarante-septième objection : Une longue paix effacera toute idée des malheurs de la guerre » ; « Cinquante-quatrième objection : L’opulence du peuple le dispose à la révolte » ; « Soixante-quatrième objection : Vingt-trois souverains peuvent se liguer pour dépouiller le vingt-quatrième, et pour partager sa dépouille ».[17]  Toutes ces objections, et tant d’autres, sont étudiées avec soin par l’auteur.

L’une d’elle mérite peut-être de nous arrêter : dans son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713), l’abbé de Saint-Pierre examine l’objection suivante : comment parvenir à concilier les différentes religions dans une Confédération ou Union Européenne ? Il y répond en soulignant que son projet de paix et de société européenne laisse les peuples suivre la religion qu’ils veulent et que la pluralité des religions n’est pas, quoiqu’on en dise, un obstacle à la paix et à l’union, puisque l’histoire montre de multiples exemples de concordes entre peuples de religions différentes. Et il dit : « L’Union qu’on propose n’est pas la conciliation des religions différentes, mais la paix entre nations de différentes religions… Dans le projet, on laisse chacun dans sa religion ». [18]

Le pacifisme de l’abbé de Saint-Pierre découlait de la situation de son temps et des réflexions qu’il mena. Le temps était aux guerres incessantes et aux traités de paix à répétition : de sorte qu’après des chamboulements terribles, des pertes en hommes et en capitaux, on trouvait un équilibre provisoire, instable et insatisfaisant, qui faisait repartir tout ce beau monde en bataille, à la moindre occasion. Ce contexte nourrissait un ressentiment général contre la guerre, et en 1708, dans son Mémoire sur la réparation des chemins, l’abbé de Saint-Pierre parlait déjà d’un projet d’arbitrage international par lequel les souverains pourraient « terminer sans guerre leurs différends futurs et entretenir aussi un commerce perpétuel entre toutes les nations ». [19] Quelques évènements successifs renforcèrent encore son opinion : la mort de Louis XIV, en 1715, et les traités d’Utrecht (1713) et de Rastadt (1714), qui mirent fin à la guerre de succession d’Espagne. À mesure que les circonstances évoluaient et qu’il recevait commentaires et critiques, Saint-Pierre affina peu à peu ses propositions, qu’il livra dans plusieurs ouvrages successifs : un volume de Mémoires pour rendre la Paix perpétuelle en Europe, en 1712 ; puis ce sera le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, en trois volumes, dont les deux premiers sont publiés en 1713, et le troisième en 1717, avec cette fois le titre de Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle entre les souverains chrétiens.

Les différentes réécritures, qui rappellent les réformes constitutionnelles et les élargissements de notre Union Européenne, découlaient en droite ligne des critiques qu’il recevait. Son idée première d’une organisation proprement internationale, d’une paix pleinement internationale, était sensiblement repoussée comme une chimère. Le propos de la princesse Palatine illustre la cause de ces revirements : dans une lettre du 28 juin 1711, elle raconte que l’abbé de Saint-Pierre « fait projets sur projets pour arriver à la paix perpétuelle. Il veut écrire tout un livre là-dessus. Voici son premier cahier ; mais je doute qu’il achève l’ouvrage ; on s’est bien moqué de lui déjà. »[20]

Ainsi, contrairement à Crucé, qui développe un véritable universalisme, Saint-Pierre s’est progressivement recroquevillé, vraisemblablement sous la pression des critiques, qui accusait son utopisme ; il aboutit à une Union strictement européenne. Si Saint-Pierre commença par concevoir un système mondial de la paix, le projet qu’il livra au public en 1712 parle d’une union qui comprend l’Europe et s’étend à l’espace méditerranéen (Turquie et Maroc sont cités) et va jusqu’à la Moscovie. L’année suivante, à cause des critiques d’utopisme qu’il reçoit, il revoit son projet et en livre une version moins ambitieuse dans le Projet pour rendre la paix perpétuelle : il ne s’agit plus d’une union mondiale, ni d’une union européenne large, mais d’une confédération européenne stricto sensu. « Mes amis m’ont fait remarquer que, quand même dans la suite des siècles la plupart des souverains d’Asie et d’Afrique demanderaient à être reçus dans l’Union, cette vue paraissait si éloignée, et embarrassée de tant de difficultés, qu’elle jetait sur tout le projet une apparence d’impossibilité qui révoltait tous les lecteurs ». [21] Saint-Pierre n’abdique toutefois pas complètement et suggère aux pays asiatiques de créer une confédération entre eux, similaire à la confédération européenne.

C’est pourtant aussi ce qui fait son actualité : de même que Crucé nous donne à penser l’organisation internationale, ce qu’est devenue l’Organisation des Nations Unies, l’abbé de Saint-Pierre nous engage dans des réflexions sur la nature, les modalités et les chances de succès d’une Union Européenne, fondée sur le double objectif de la paix et de la liberté du commerce.

À le lire sur ces sujets, il nous paraîtrait presque un contemporain, car les mêmes difficultés qui nous font face, se présentaient à son esprit. Il en va ainsi, par exemple, de la question, assez cruciale, du nombre d’États membres, qui paraît avoir posé de grandes difficultés à l’abbé de Saint-Pierre. Il estime que si l’Union est trop petite, elle manquera de force pour imposer la paix sur le continent ; que si elle est trop grande, son action risque d’être entravée par des conflits internes.

Pour garantir la paix entre les nations européennes réunies en Union, Saint-Pierre conçut une chartre ou constitution, qui précisait les modalités de règlement des différents et entérinait le principe de la conservation à l’identique des frontières nationales. « Les grands alliés, dit l’article 3, pour terminer entre eux leurs différends présents et à venir, ont renoncé et renoncent pour jamais, pour eux et leurs successeurs, à la voie des armes, et sont convenus de prendre toujours dorénavant la voie de conciliation par la médiation du reste des grands alliés dans le lieu ordinaire de l’assemblée générale. »[22] Ce que précisait encore l’article suivant : « Si quelqu’un d’entre les grands alliés refuse d’exécuter les jugements et les règlements de la grande alliance, négocie des traités contraires, fait des préparatifs de guerre, la grande alliance armera et agira contre lui offensivement jusqu’à ce qu’il ait exécuté lesdits jugements ou règlements, ou donné sûreté de réparer les torts causés par ses hostilités et de rembourser les frais de la guerre suivant l’estimation qui en sera faite par les commissaires de la grande alliance. »[23]

En suivant ces modalités, les souverains d’Europe en resteraient à leurs propres frontières, sans agrandissement d’aucune sorte. Cette immuabilité des frontières, sorte de grandstatut-quo, était posé par les articles 2 et 4 du Traité fondamental, pour lesquels Saint-Pierre offrait ces éclaircissements : « Le principal effet de l’Union est de conserver toutes choses en repos en l’état où elles se trouvent. »[24] (Article 2) « Il faut un point fixe pour borner le mien et le tien. Or, en fait de territoire, la possession actuelle est un point très visible. » (Article 4) [25]

Pour renforcer la sécurité générale de l’Europe et garantir la liberté du commerce, l’abbé de Saint-Pierre instituait encore dans son projet une véritable confédération européenne, qu’il nommait successivement Corps européen, Société Européenne, puis Union Européenne : les termes importent peu chez lui. L’institution même, sorte de parlement où les représentants des différentes puissances européennes se réunissent, était tantôt une Diète européenne, tantôt un Congrèsou un Sénat. Ce sont des détails et, vraisemblablement, sa pensée ne se fixa jamais sur une forme particulière.

Les représentants des différentes nations européennes siègeraient au sein d’un parlement, donc, dont la mission première serait de préserver la paix. La ville du siège de cette assemblée serait choisie de façon à ce qu’elle soit au centre de l’Europe. La Confédération serait financée par des contributions égalitaires des différents pays membres, pour un total de budget fixé à 25 millions de livres. Une banque européenne maintiendrait des réserves. Enfin on aurait la possibilité de réviser la constitution si nécessaire.

Dans le parlement, l’abbé de Saint-Pierre ne souhaitait pas que les petites souverainetés entravent le processus : il était hors de question pour lui que « les très petites républiques, ou les très petits souverains, demandent opiniâtrement d’avoir chacune une voix, chose… qui rendrait la formation de la Société impraticable. Quelle apparence y aurait-il de donner une voix au Prince de Monaco, par exemple ? »[26] Ce parlement européen, en outre, aurait pour seul objet de garantir la paix et la liberté du commerce ; il n’aurait pas vocation à produire des lois nationales ni à intervenir dans la politique des républiques et des monarchies qui auraient accepté de se réunir en Union.

L’abbé de Saint-Pierre présentait la liberté du commerce à la fois comme une cause et une conséquence de la paix entre les nations. Elle était d’abord une conséquence, car « il n’y a que dans l’arbitrage permanent que le commerce serait universel et perpétuel. »[27] Ceci explique que dans son esprit l’Union Européenne ait à se fixer deux objectifs solidement joints : la paix et le libre-échange. Après avoir garanti la paix par l’entente et l’arbitrage, le but de l’Union est d’assurer avant tout la continuité du commerce. Aussi l’Union devra-t-elle s’assurer « qu’aucune Nation ne soit préférée l’une à l’autre et que toutes soient également libres de venir vendre et acheter ces marchandises ».[28] À son tour, continuait l’abbé, le commerce provoque la tolérance et la paix, en rapprochant les cultures et en adoucissant les mœurs, pour reprendre la formule célèbre de Montesquieu. Son impact positif sur la tolérance religieuse était également mis en avant par l’abbé de Saint-Pierre : « Par le fréquent commerce les opinions seront fréquemment comparées et avec le seul secours des fréquentes comparaisons on peut espérer que les opinions les plus raisonnables prendront à la fin le dessus et par conséquent que la raison servira beaucoup à amener les hommes à la véritable religion. »[29]

On dira de tout ce plan qu’il était prémonitoire ou qu’il était essentiellement utopique, selon les opinions de chacun. Et à ce titre, l’abbé de Saint-Pierre était appelé à une destinée toute similaire à Crucé ; il le reconnaissait du reste, écrivant vers la fin de sa vie : « Je me trouve depuis plus de vingt-cinq ans solliciteur de l’intérêt public, mais sans crédit, et par conséquent fort peu utile au public présent. Il est vrai que mes projets subsisteront, et que plusieurs entreront peu à peu dans les jeunes esprits de ceux qui auront part un jour au gouvernement, et pourront alors être fort utiles au public futur : et cette considération sur l’avenir m’a toujours payé magnifiquement de mes peines présentes. »[30]

Né au temps des classiques, l’abbé de Saint-Pierre est mort à l’aube de l’avènement des encyclopédistes et de la physiocratie. Assurément, les mauvaises langues diront qu’il n’a pas abandonné les tares de ses formateurs, et ne possède pas la doctrine de ceux qui vont plus tard l’éclipser. Toutefois, en agitant des matières qu’on n’avait pas l’habitude de discuter avec le public, en s’élevant contre les idées de son temps, il a préparé l’avènement de cette phalange d’écrivains pour qui les tabous n’existaient plus et devant qui la censure finirait par être impuissante. Il a préparé — ou peut-être enclenché, avec d’autres — le grand chamboulement intellectuel qui va conduire à l’apogée de la philosophie, au réformisme et enfin à la Révolution. Dans le domaine propre du pacifisme, il a œuvré, plus encore que Crucé, pour transformer l’organisation internationale de la paix, d’un rêve qu’il était encore, à une proposition concrète, propre à être amendée, discutée, vue et revue enfin, jusqu’à ce qu’on se sente assez téméraire pour la transcrire dans les lois.

 


[1] Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions ; Œuvres complètes, Pléiade, t. I, 1959, p. 422.

[2] Jean-Jacques Rousseau, Fragments et notes sur l’abbé de Saint-Pierre ; Œuvres complètes, Pléiade, t. III, 1959, p. 657-658.

[3] Lettre de Voltaire au comte d’Argental, 8 septembre 1752 ; Correspondance, éd. Pléiade, t. III, p. 784.

[4] Voltaire, Le Siècle de Louis XIV ; Œuvres complètes, 1878, vol. XIV, p. 128.

[5] Voltaire, De la paix perpétuelle, par le docteur Goodheart ; Œuvres complètes, 1876, vol. V, p. 355.

[6] Voltaire, Discours en vers sur l’Homme ; Mélanges, éd. Pléiade, 1961, p. 1430.

[7] Lettre à Saint-Pierre, 7 février 1715 ; Correspondance de Leibniz avec Castel de Saint-Pierre, 1995, p. 31.

[8] Lettre à Grimarest, 4 juin 1712 ; Correspondance de Leibniz avec Castel de Saint-Pierre, 1995, p. 24.

[9] Lettre de Frédéric II à Voltaire, 12 avril 1742 ; Œuvres complètes de Voltaire, t. XXXIV, 1890, p. 281.

[10] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre les titres plus utiles au service du roi et de l’État ; Ouvrages de politique, t. II, 1733, p. 123-124.

[11] Saint-Simon, Mémoires, éd. Pléiade, t. VI, 1988, p. 971

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Jean Le Rond d’Alembert, Éloge de l’abbé de Saint-Pierre, 1775 ; Œuvres de d’Alembert, éd. 1821, vol. III, p. 257.

[15] Émile ou de l’éducation, 1762 ; Œuvres complètes de Rousseau, éd. Pléiade, t. IV, p. 473

[16] Œuvres complètes de Rousseau, éd. Pléiade, t. IV, p. 662.

[17] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. II, 1713, p. 82, 127, 188, 207, 260.

[18] Ibid, p. 127.

[19] Castel de Saint-Pierre, Mémoire sur la réparation des chemins, 1708, p. 76.

[20] Correspondance de Madame, Duchesse d’Orléans, éd. 1880, t. II, p. 86.

[21] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. I, 1713, p. xix-xx.

[22] Castel de Saint-Pierre, Abrégé du projet de paix perpétuelle, 1729, p. 27.

[23] Ibid, p. 30.

[24] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. I, 1713, p. 291.

[25] Ibid, p. 299.

[26] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. I, 1713, p. 337.

[27] Castel de Saint-Pierre, Projet de traité pour rendre la paix perpétuelle entre les souverains chrétiens, etc., 1717, p. 224.

[28] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. I, 1713, p. 323.

[29] Castel de Saint-Pierre, Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, t. II, 1713,
p. 128.

[30] Castel de Saint-Pierre, Observations politiques sur le gouvernement des rois de France, 1735 ; Ouvrages de politique, t. IX, p. 65.

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