Le reboisement et la trufficulture

Sujet inlassablement traité par les économistes libéraux du XIXe siècle, la déforestation de la France fait très tôt l’objet de mesures législatives et de règlements d’autorité. Dans cet article du Journal des économistes de juin 1875, Joseph Clément rend compte d’une méthode inusitée et pourtant profitable de reboiser la France sans recourir à l’autorité, mais par la seule force de l’intérêt personnel des propriétaires : il s’agit de planter des chênes truffiers, dont la rentabilité est rapide et sûre.

 

 

LE REBOISEMENT ET LA TRUFFICULTURE

Par Joseph Clément

Journal des Économistes (Juin 1875)

Le déboisement de la France est déjà ancien. Il n’a pas été possible de le prévenir malgré toutes les mesures législatives qui furent prises dans ce but. C’est à ce vandalisme qu’il faut attribuer les perversions que subit notre climat. Comment expliquer les hivers rigoureux qui depuis plusieurs années déjà se manifestent dans le Midi ? Comment expliquer cette longue sécheresse dont cette région se trouve affligée ? Le déboisement est la cause de tous ces phénomènes. Donc, si l’on veut porter remède à cette situation qui s’aggrave tous les jours, il faut rétablir en partie les forêts qui couvraient jadis le midi de la France.

C’est là ce qu’a voulu faire la loi de 1860 ; mais les crédits qu’elle consacre à cet objet sont si minimes qu’il faudrait plusieurs siècles pour accomplir cette grande mesure réparatrice. Ce qui retarde son exécution, c’est la dépense assez élevée qu’elle exigerait ; c’est surtout la lenteur avec laquelle le capital dépensé se recomposerait par les produits des plantations. Il faudrait peut-être plus d’un siècle pour y parvenir.

La loi de 1860 distingue deux sortes de reboisement : l’une, qu’elle considère comme d’utilité publique ; l’autre, comme de simple utilité privée. Lorsqu’il y a utilité publique et que les terrains à replanter appartiennent à des communes, le gouvernement fait l’avance des frais et il s’en rembourse sur les produits à venir. Or, combien faudra-t-il d’années avant qu’un bois taillis ait remboursé la dépense ? Combien de temps s’il s’agit d’arbres de haute futaie ? Ce sont ces circonstances défavorables qui empêchent le reboisement, surtout de la part des particuliers qui ne peuvent faire des avances à long terme, sans en toucher les revenus. Si l’on veut restaurer les montagnes dénudées, ainsi que toute la partie méridionale de la France aujourd’hui complètement stérile, il faut, ou bien dépenser des millions par centaines, ou bien trouver une combinaison avantageuse qui permette aux particuliers de l’exécuter à peu de frais et d’en retirer des produits presque immédiats.

Cette dernière combinaison se trouve longuement décrite dans un livre que vient de publier M. Jacques Valserres, et qui a pour titre : Culture lucrative de la truffe par le reboisement [1]. Ce livre, tout à fait original, nous fait connaître les méthodes de plantations auxquelles les propriétaires de garrigues ont recours dans la Vaucluse. Elles consistent à semer des chênes truffiers et à les cultiver d’après certaines règles que M. Jacques Valserres expose. Avec cette méthode, le reboisement coûte fort peu, et, après huit à dix années, 1 hectare de plantations donne au moins, en truffes, 500 francs de produit net. Dans les circonstances les plus favorables, ce produit pourra même s’élever à 1 000 et jusqu’à 1 200 fr. Ces chiffres, relevés dans les divers centres de production, prouvent que, pour toute la partie méridionale de la France, le reboisement s’opérerait à peu de frais. Il suffirait d’une prime de 50 francs donnée par chaque hectare reboisé.

Quelle est donc la dépense qu’exige la plantation d’un hectare de chênes truffiers ? M. Jacques Valserres en fait connaître les détails, suivant les circonstances et les localités. À la porte de Carpentras, les semis de glands exécutés sur la mauvaise terre de Puits-du-Plant reviennent à 148 francs par hectare. Sur le mont Ventoux, la même étendue ne coûte que 50 francs. Sur la majeure partie des garrigues de Vaucluse, la moyenne ne dépasse pas 75 fr. Dans la Dordogne, lorsqu’on opère sur de vieilles vignes épuisées, et que les plantations ont lieu par les métayers, la dépense n’est que de 40 francs. Il est vrai que, pour hâter la croissance des chênes et devancer l’époque de la production, il convient de donner chaque année quelques façons ; mais, lorsqu’on a soin de planter les chênes en lignes espacées de 6 à 8 mètres, et qu’entre ces lignes, on met trois ou quatre rangées de vigne, la récolte que donnent ces dernières rembourse rapidement le capital dépensé.

Est-il absolument indispensable, comme nous venons de le dire, que l’État donne des primes aux propriétaires qui voudraient exécuter des plantations de chênes truffiers ? Nous ne le pensons point ; car il y a pour eux une question d’intérêt particulier plus puissant que l’intérêt général.Si jusqu’ici ils sont restés dans l’inaction, c’est qu’ils ne connaissaient point les procédés mis en usage avec un si grand succès dans le Comtat-Venaissin. Le livre de M. Jacques Valserres les mettra en lumière et permettra de les vulgariser. L’auteur considère la trufficulture moderne comme le plus puissant auxiliaire du reboisement. Il cite, à ce propos, le passage d’une brochure écrite par M. Bedel, conservateur des forêts à Aix, et qui est conçu en ces termes « Écoutez ! s’écrie cet habile forestier, ceci n’est point un paradoxe, mais bien une belle et bonne vérité. La truffe fera peut-être, pour la restauration de nos montagnes de Vaucluse, plus que la crainte des inondations, plus que les règlements d’administration publique, plus que la loi de 1860 !» M. Jacques Valserres ajoute : « M. Bedel a mille fois raison, et nous partageons ses espérances. Les propriétaires du Vaucluse, dès qu’ils ont vu le parti qu’on pouvait tirer de leurs garrigues au moyen de chênes truffiers, n’ont point attendu la loi du juillet 1860, sur le reboisement, pour se mettre à l’œuvre. L’intérêt particulier est un mobile autrement puissant que tous les actes législatifs. Depuis 1856, époque où le préfet du Vaucluse signala aux communes les avantages de la trufficulture, dans l’espace de dix ans on a planté 3 567 hectares de chênes et d’yeuses. Il suffit de faire connaître ces chiffres, ainsi que la somme de production donnée par ces semis, pour inspirer une noble émulation à tous les propriétaires du Midi et les déterminer à entreprendre sans retard le reboisement de leurs mauvaises terres.

« Cette opération doit surtout leur être favorable, parce qu’elle ravivera des sources depuis longtemps taries, et rendra le régime des rivières plus régulier. Elle mettra ainsi à la disposition de l’agriculture, pour les arrosages, un volume d’eau bien plus considérable que celui disponible aujourd’hui. »

Plus loin, M. Jacques Valserres revient sur les rapports qui existent entre la trufficulture et le reboisement, et cite l’opinion de quelques hommes spéciaux qui ont surtout traité cette question au point de vue de la mise en valeur des terres incultes : « Le 29 janvier 1866, dit-il, en descendant du mont Ventoux, M. Bedel traversait des terres de la dernière classe, que l’homme arrose péniblement de ses sueurs, et qui donnent de très faibles produits : « Pourquoi, disait le savant inspecteur, ne couvrirait-on pas de chênes toutes les terres ingrates ? Après quinze ans, elles passeraient à la première classe, et fourniraient un revenu au moins égal à celui que donnent les meilleures terres du nord de la France. N’est-ce pas là une chose admirable pour le Midi que de pouvoir, à peu de frais et en peu de temps, espérer une pareille transformation ? »

M. Bonnet, président du Comice agricole d’Apt, un des pères de la trufficulture moderne, est presque aussi explicite que M. Bedel : « Dans l’intérêt des départements méridionaux, dit-il, on ne saurait donner trop de publicité aux moyens d’utiliser et de rendre productifs les coteaux incultes et en pente, sur lesquels la terre végétale, déjà peu profonde, tend à s’amoindrir par l’effet des eaux pluviales. Les produits donnés par les truffes dédommageront bientôt, et amplement, de leurs peines et de leurs dépenses les propriétaires qui feront des semis de chênes.»

Un trufficulteur des Basses-Alpes, M. Ravel, juge la question comme M. Bonnet. À la suite de considérations auxquelles il se livre sur les plantations de chênes et sur les profits qu’elles doivent donner, il arrive à la question qui nous préoccupe, et s’exprime en ces termes : « Ce serait bien là, dit-il, la méthode que devraient adopter les propriétaires qui veulent reboiser leurs domaines. En effet, ce qui arrête le reboisement de nos montagnes, c’est que le propriétaire aisé ne veut ou ne peut faire le sacrifice des revenus annuels de sa terre pour attendre la croissance d’un bois qui ne profitera qu’à ses descendants. Mais, s’il plantait des chênes truffiers suivant la méthode que je viens d’indiquer, il aurait, en quelques années, un revenu annuel en truffes qui serait quelquefois égal à la valeur totale du sol, et il retrouverait toujours plus tard, lui ou ses enfants, les bois, qui auraient pris d’autant plus de valeur qu’ils auraient eu plus de moyens de développement. »

Le président du comice agricole de Carpentras, M. Loubet, s’exprime plus catégoriquement encore. Résumant l’ensemble des cultures de M. Rousseau (Puits-de-Plant), il en fait ressortir le mérite au point de vue de l’intérêt particulier, et propose les truffières artificielles comme un moyen non seulement économique, mais lucratif, d’opérer le reboisement de la région méridionale. « On ne saurait donc, s’écrie-t-il, mettre trop d’empressement à propager cette utile découverte, et multiplier le chêne truffier partout où le sol et le climat pourront le permettre. Ce serait, selon nous, le meilleur moyen de faire avancer cette grande question, si souvent agitée, et non encore résolue, du reboisement des montagnes. Ce qui a fait jusqu’ici reculer les propriétaires, c’est la perspective des avances considérables que nécessiterait le reboisement, jointe à l’incertitude des bénéfices futurs. Les plantations de chênes truffiers feraient disparaître ce premier obstacle, puisqu’elles assureraient aux propriétaires, dans un assez court délai, des revenus bien supérieurs à l’intérêt du capital consacré à l’opération. »

Après toutes ces autorités, M. Jacques Valserres cite un dernier témoignage qui doit être d’un grand poids dans la question. C’est celui d’un congrès forestier tenu à Carpentras en 1862. Ce congrès comprenait les agents des Bouches-du-Rhône, du Vaucluse, du Gard, de la Drôme et de l’Ardèche. Tous ces départements produisent de la truffe. Après avoir visité les plantations de M. Rousseau et y avoir discuté très longuement, la réunion déclara que le chêne truffier était appelé à jouer un très grand rôle dans le reboisement.

Cette décision, prise par des hommes compétents, est la meilleure sanction que l’on puisse donner aux extraits que nous venons de reproduire.

Ces citations, et d’autres encore que nous pourrions invoquer, montrent les relations intimes qui existent entre le reboisement et la trufficulture. Il faut savoir gré à M. Jacques Valserres d’avoir su les grouper entre elles, afin d’en faire mieux ressortir l’importance. Il est bien évident aujourd’hui que, avec une prime de 50 fr. par hectare, on déterminerait les propriétaires de terres incultes, dans le Midi, à les couvrir de plantations de chênes truffiers. Or, comme chaque année, le Trésor consacre 1 million au reboisement, avec cette faible somme employée aux primes, on pourrait, chaque année, planter 20 000 hectares, tandis que, avec le système actuel, c’est à peine si on en reboise 2 000 ou 3 000.

M. Jacques Valserres rapporte encore, dans son livre, que, sur le mont Ventoux, les agents forestiers, au lieu de semer du chêne, ont voulu semer des essences résineuses, et que ces semis n’ont point réussi. Pourquoi vouloir couvrir le sol d’arbres qui, avant un siècle, ne donneraient aucun produit, tandis que, en plantant du chêne, après dix années, on atteindra un revenu de 500 francs par hectare ? Il n’est point nécessaire que les agents forestiers fassent de l’art pour l’art. Dans l’intérêt général, il suffit que l’on couvre le sol dénudé d’essences qui le mettent à l’abri des inondations, et l’empêchent d’être brûlé par le soleil. Si je chêne truffier remplit ce double but, pourquoi, dès lors, ne point leur donner la préférence ? En plantant de chênes truffiers toutes les garrigues communales de Vaucluse, on créera, à bref délai, des ressources aux communes, tandis que, en les couvrant de bois résineux, avant un siècle elles n’auront pas le moindre revenu. Si au contraire, l’opération est faite par le gouvernement, elles se trouveront dépossédées de leurs garrigues, pendant un temps indéterminé, jusqu’à ce qu’elles aient pu rembourser le Trésor. Il est donc très important que le ministre des finances et le directeur général des forêts ne laissent point leurs agents s’engager dans une voie qui retarderait indéfiniment le reboisement des terres incultes dans le Midi, lorsque le système adopté par les particuliers lui serait éminemment favorable.

JOSEPH CLÉMENT.

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[1] Paris, Guillaumin, 1874, un vol. in-18.

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