« Ayons des jours périodiques de repos légal, car ils sont indispensables à l’ordre civil des sociétés ; félicitons-nous de pouvoir, dans leur désignation, concilier avec les conseils de la science économique le respect dû aux préceptes religieux ; encourageons, propageons et pratiquons l’obéissance à des règles dont la vie de tout le monde doit se trouver bien ; mais reconnaissons qu’il n’est, à ces fins, ni juste, ni utile de pousser la loi à sortir de sa sphère, et d’ériger en délits ou contraventions des actes dont il serait sage de s’abstenir, mais qui, considérés en eux-mêmes, n’apportent à la liberté et aux droits de personne ni blessure ni entrave. »
CHÔMAGE DES DIMANCHES ET JOURS FÉRIÉS
par Charles Renouard
(Journal des économistes, novembre 1865.)
Notre nature ne nous permet pas de travailler sans intervalle ni relâche : il faut qu’à de certains moments le corps fasse trêve à ses fatigues, que l’esprit se détende et se divertisse, que l’âme se recueille, médite et prie.
Laissé à sa liberté, chacun se repose quand et comme il le veut. La loi économique qui reconnaît, non seulement l’utilité, mais même la nécessité de certains repos, ne possède aucune règle propre à en déterminer l’époque avec fixité ; cette détermination, si on ne consulte que les forces, les besoins, les convenances de chaque individu, est essentiellement variable.
Il importe cependant que la jouissance des jours de repos, besoin et droit de tous, soit établie pour tous avec uniformité. Si chacun les choisissait selon son caprice, et les variait à son gré, il nuirait aux travaux d’autrui destinés à se coordonner avec les siens ; les relations courantes de la vie sociale seraient perpétuellement en souffrance par le défaut de coïncidence des instants de chômage.
Les jours de repos interrompent et suspendent un grand nombre des actes de la vie civile ordinaire. Les administrations publiques, les tribunaux, la bourse, les caisses particulières sont fermés ; on ne dresse pas de protêts, on ne signifie pas d’exploit. Si chaque bureau administratif, chaque tribunal, chaque maison de commerce, chaque étude de notaire ou d’huissier, s’ouvrait et se fermait arbitrairement, sans généralité ni stabilité, à tel jour pour l’un, à tel jour pour l’autre, le désordre serait inextricable, et l’exécution d’une multitude de formalités légales deviendrait impossible.
Un impérieux besoin de bonne police commande donc d’instituer, pour l’interruption régulière du cours général de la vie civile et civique, certains jours d’un repos officiel et légal. Il faut que ces jours soient fixés et connus d’avance ; que leur retour soit périodique, que leur uniformité s’étende à la généralité des transactions publiques et même privées. Le bon sens, l’intérêt de tous, le maintien de l’ordre, l’exécution des lois, ne permettent pas qu’il en soit autrement.
Le chômage de jours déterminés n’est pas seulement un besoin et un droit de notre nature physique et morale, un conseil économique, un nécessaire arrangement de police ; c’est aussi l’obéissance à un précepte par lequel toutes les religions ont consacré certains jours à des pratiques spéciales de leur culte, ménageant ainsi à leurs fidèles des instants de recueillement où l’interruption des travaux manuels aide les âmes à se retremper dans des méditations pieuses.
Il ne faudrait pas, pour se dispenser de tenir grand compte de ces nécessités religieuses, alléguer que la loi civile n’a point à s’immiscer dans leur pratique, ni que son rôle n’est pas de prêter main-forte à la loi religieuse, ni que la confusion de leurs règles et de leurs pouvoirs, funestes à tous deux, n’est plus de notre temps. Leur conciliation est grandement désirable et hautement utile lorsqu’elle s’opère sans diminution ni souffrance d’aucun de leurs droits respectifs. Les sociétés ne se gouvernent pas par un seul ordre de rapports ; elles doivent veiller à la conservation et au développement de tous ceux qui proviennent de justes causes et aboutissent au bien.
La division du temps adoptée par le plus grand nombre des nations, dès l’antiquité la plus reculée, est celle qui le partage en semaines, ou périodes de sept jours, avec repos au septième. La célébration religieuse du jour de repos est commandée par la discipline chrétienne comme elle l’était par la loi de Moïse, avec fixation au dimanche pour les chrétiens, au samedi pour les juifs.
Les législations des pays chrétiens, ayant à déterminer les jours de repos civil, ont choisi le dimanche, consacré au Seigneur, et les anniversaires affectés à la célébration des grandes fêtes religieuses. Unir aux besoins du culte suivi par la majorité des citoyens les habitudes légales du repos civil est un acte de bon arrangement et de bon sens, en même temps qu’un juste hommage de respect envers la religion. La destination, même purement civile, des jours de repos étant de fortifier les esprits et les âmes, la vérité et la sagesse commandent de les aider dans l’observance et la pratique des devoirs religieux, siège principal de leur force.
Les édits et ordonnances sur les fêtes et dimanches sont nombreux dans notre ancienne législation et remontent jusqu’aux premiers temps de la monarchie. La Révolution française ne se borna pas à les abolir. L’un de ses torts, celui qui a engendré la plupart des autres et qui les a aggravés tous, a été son intolérance irréligieuse. Soustraire la loi civile à la sujétion envers la loi religieuse, et relever la dignité de toutes deux en garantissant leur mutuelle indépendance, était une bonne et raisonnable entreprise ; mais ériger l’incrédulité en dogme public, poursuivre la religion dans ses cérémonies, son culte, ses ministres, dans les traditions et les usages, dans les mœurs et la langue, mêler les dérèglements du persiflage aux emportements de la haine, c’était une démence coupable dont l’invention des décadis a été l’une des impuissantes et ridicules manifestations,
Après les tâtonnements de plusieurs décrets qui se remplacèrent rapidement les uns les autres, le premier jour de la première année de l’ère républicaine fut fixé et reporté au 22 septembre 1792.
Nous nous abstiendrons d’entrer dans l’histoire du calendrier nouveau, de son établissement, de ses vicissitudes. Notre sujet ne nous conduit qu’à indiquer ce qui concerne la détermination des jours de repos.
Dans une instruction officielle, publiée à la suite de l’un des décrets qui se succédèrent en l’an II, celui du 4 frimaire, on lit ce qui suit : « La loi laisse à chaque individu à distribuer lui-même ses jours de travail et de repos, à raison de ses besoins, de ses forces et selon la nature de l’objet qui l’occupe. Mais comme il importe que les fonctionnaires, les agents publics, qui sont comme autant de sentinelles placées pour veiller aux intérêts du peuple, ne quittent leur poste que le moins possible, la loi ne tolère de vacances pour eux qu’au dernier jour de chaque décade. Les caisses publiques, les postes et messageries, les établissements publics d’enseignement, les spectacles, les rendez-vous de commerce, comme bourse, foires, marchés, les contrats et conventions, tous les genres d’agence publique qui prenaient leurs époques dans la semaine ou dans quelques usages qui ne concorderaient pas avec le nouveau calendrier, doivent désormais se régler sur la décade, sur le mois ou sur les sans-culotides… C’est au peuple français tout entier à se montrer digne de lui-même en comptant désormais ses travaux, ses plaisirs, ses fêtes civiques sur une division du temps créée pour la liberté et l’égalité, créée par la révolution même qui doit honorer la France dans tous les siècles. »
La loi du 7 vendémiaire an IV, sur l’exercice et la police extérieure des cultes, contient les dispositions suivantes : « Art. 2. Il est défendu, sous les peines portées en l’article précédent (amende de 50 à 500 livres ; emprisonnement d’un mois à deux ans), à tous juges et administrateurs d’interposer leur autorité, et à tous individus d’employer les voies de fait, les injures ou les menaces, pour contraindre un ou plusieurs individus à célébrer certaines fêtes religieuses, à observer tel ou tel jour de repos, ou pour empêcher lesdits individus de les célébrer ou de les observer, soit en forçant à ouvrir ou fermer les ateliers, boutiques, magasins, soit en empêchant les travaux agricoles, ou de telle autre manière que ce soit. » — Art. 3. « Par la disposition de l’article précédent il n’est point dérogé aux lois qui fixent les jours de repos des fonctionnaires publics, ni à l’action de la police pour maintenir l’ordre et la décence dans les fêtes civiques.»
Les mœurs nationales s’opiniâtraient à préférer le dimanche au décadi. Le Directoire, fort enclin à considérer comme contre-révolutionnaire tout attachement à des habitudes pieuses ou à des sentiments religieux, entreprit de convertir en injonction de police les conseils des lois précédentes relatifs à l’observation des jours de repos.
Un arrêté du 14 germinal an VI prescrivit des mesures pour la stricte exécution du calendrier républicain. On lit dans son préambule : « Considérant que le calendrier républicain, le seul que reconnaissent la constitution et les lois, est une des institutions les plus propres à faire oublier jusqu’aux dernières traces du régime royal, nobiliaire et sacerdotal, et qu’on ne saurait par conséquent trop s’occuper des moyens de faire cesser les résistances qu’il éprouve encore de la part des ennemis de la liberté et de tous les hommes liés, par la force de l’habitude, aux anciens préjugés. »
Une loi du 17 thermidor an VI, dont la proclamation fut entourée de solennités particulières, attacha des peines à l’inobservation du repos des décadis et jours de fêtes nationales, et ordonna la fermeture des boutiques, magasins et ateliers. Une autre loi, du 13 fructidor de la même année, organisa la célébration des décadis : « Art. 1er. Chaque décadi, l’administration municipale, avec le commissaire du directoire exécutif et le secrétaire, se rendent, en costume, au lieu destiné à la réunion des citoyens, et y donnent lecture des lois et actes de l’autorité publique, adressés à l’administration pendant la décade précédente. — 2. Le directoire exécutif donnera les ordres nécessaires pour la publication et l’envoi à chaque administration municipale d’un bulletin décadaire des affaires générales de la République. Ce bulletin fera connaître en même temps les traits de bravoure et les actions propres à inspirer le civisme et la vertu. Il contiendra de plus un article instructif sur l’agriculture et les arts mécaniques. Il en sera donné lecture à la suite de celle des lois. — 3. La célébration des mariages n’a lieu que le décadi, dans le local destiné à la réunion des citoyens. — 5. Le décadi, il est donne connaissance aux citoyens des naissances et des décès, ainsi que des actes ou jugements portant reconnaissance d’enfants nés hors du mariage, des actes d’adoption et des divorces qui ont eu lieu durant la décade. — 6. Les instituteurs et institutrices d’écoles, soit publiques, soit particulières, sont tenus de conduire leurs élèves, chaque jour de décadi ou de fête nationale, au lieu de la réunion des citoyens. — 7. Le Directoire exécutif prendra les mesures nécessaires pour établir, dans chaque chef-lieu de canton, des jeux et exercices gymnastiques, le jour de la réunion décadaire des citoyens. »
Le Consulat ne débuta pas par une brusque rupture avec le décadi, mais il s’empressa de s’associer au mouvement de l’opinion qui réclamait le retour vers l’exercice public des cultes. Un arrêté du 7 nivôse an VIII rendit aux communes la possession des édifices originairement destinés à l’exercice d’un culte, et non aliénés. Un autre arrêté du même jour est ainsi conçu : « Les consuls de la République, vu l’avis motivé du conseil d’État ; instruits que quelques administrations, forçant le sens des lois qui constituent l’annuaire républicain, ont, par des arrêtés, ordonné que les édifices destinés au culte ne seraient ouverts que les décadis ; considérant qu’aucune loi n’a autorisé ces administrations à prendre de pareilles mesures ; arrêtent ce qui suit : 1. Lesdits arrêtés sont cassés et annulés. Les lois relatives à la liberté des cultes seront exécutées selon leur forme et teneur. » Un arrêté du 2 pluviôse suivant témoigne du même esprit de tolérance timide qui voulait détruire les actes de l’impiété révolutionnaire, sans se brouiller trop ouvertement avec elle. « 1. Les édifices remis par l’arrêté du 7 nivôse à la disposition des citoyens pour l’exercice des cultes, et qui, antérieurement à l’époque de cet arrêté, servaient à la célébration des cérémonies décadaires, continueront de servir à cette célébration comme à celles des cérémonies des cultes. — 2. Les autorités administratives règleront les heures qui seront données à l’exercice du culte et aux cérémonies civiles, de manière à prévenir leur concurrence : elles prendront les mesures nécessaires pour assurer le maintien du bon ordre et de la tranquillité dans le temps consacré au culte et aux cérémonies civiles. » Un arrêté du 7 thermidor de la même année maintient officiellement les décadis, sans les rigueurs de la loi du 17 thermidor an VI ; il ne nomme pas les dimanches, mais en permet implicitement la jouissance. On y lit : « 1. Les jours de décadi sont les seuls jours fériés, reconnus par l’autorité nationale. — 2. L’observation des jours fériés n’est d’obligation que pour les autorités constituées, les fonctionnaires publics et les salariés du gouvernement. — 3. Les simples citoyens ont le droit de pourvoir à leurs besoins et de vaquer à leurs affaires tous les jours, en prenant du repos suivant leur volonté, la nature et l’objet de leur travail. » Un autre arrêté du même jour fixe au décadi, non plus la célébration, mais la publication des mariages.
La loi du 18 germinal an X, 8 avril 1802, contenant les articles organiques pour l’exécution du concordat avec le Pape Pie VII, fit franchement retour aux traditions chrétiennes et nationales et dit par son article 57 : « Le repos des fonctionnaires publics sera fixé au dimanche. » La même loi a voulu prévenir l’abus de la multiplication des jours fériés, de ces jours dont La Fontaine disait : On nous ruine en fêtes. L’art. 41 est ainsi conçu : « Aucune fête, à l’exception du dimanche, ne pourra être établie sans la permission du gouvernement. » L’indult du 9 avril 1802 a fixé quatre jours de fête comme devant être célébrés en France outre les dimanches : Noël, l’Ascension, l’Assomption, la Toussaint. Un arrêté du 13 floréal an X reporta au dimanche les publications de mariage conformément à l’article 3, section 2, de la loi du 20 septembre 1792 sur l’état civil des citoyens.
Outre les jours fériés religieusement, il en est aussi qui sont déclarés fériés par la loi civile. Ceux-ci ont varié avec les gouvernements. Un décret du 16 février 1852 a statué comme il suit : « Considérant que la célébration des anniversaires politiques rappelle le souvenir des discordes civiles, et que, parmi les fêtes, c’est un devoir de choisir celle dont la consécration tend le mieux à réunir tous les esprits dans le sentiment commun de la gloire nationale ; décrète : 1. À l’avenir sera seul reconnu et célébré comme fête nationale l’anniversaire du 15 août. — 2. Toutes les dispositions des lois antérieures contraires au présent décret sont abrogées. » Le 15 août, étant le jour de l’Assomption, se trouvait déjà être une férie religieuse.
Le 1er janvier est compté parmi les fêtes de famille par la grande majorité des Français. Des instructions furent données en l’an XIII par le gouvernement pour qu’il fût considéré comme une fête et observé comme tel. Un avis du conseil d’État, du 13 mars 1810, approuvé le 20 par l’Empereur, dispose : « Est d’avis que le 1er janvier doit être considéré comme une des fêtes auxquelles s’applique l’art 162 du code de commerce ; et qu’en conséquence lorsqu’il y aura refus de payement d’un effet de commerce échu la veille, cet effet ne pourra être protesté que le 2 janvier ; qu’à l’égard des protêts qui ont déjà eu lieu dans le même cas depuis l’an XIII, ceux du 1er janvier, ainsi que ceux du 2, doivent être également reconnus valables. »
La correspondance de Napoléon Ier, tome XII, page 468, rapporte une note curieuse, datée d’Ostende, le 5 mars 1807 :
« Il est contraire au droit divin d’empêcher l’homme, qui a des besoins le dimanche comme les autres jours de la semaine, de travailler le dimanche pour gagner son pain.
« D’ailleurs, le défaut du peuple en France n’est pas de trop travailler. La police et le gouvernement n’ont donc rien à faire là-dessus.
« Dieu a fait aux hommes une obligation du travail puisqu’il n’a pas permis qu’aucun des fruits de la terre lui fût accordé sans travail. Il a voulu qu’ils travaillassent chaque jour, puisqu’il leur a donné des besoins qui renaissent tous les jours. Il faut distinguer, dans ce qui est prescrit par le clergé, les lois véritablement religieuses et les obligations qui n’ont été imaginées que dans la vue d’étendre l’autorité des ministres du culte.
« La loi religieuse veut que les catholiques aillent tous les dimanches à la messe ; et le clergé, pour étendre son autorité, a voulu qu’aucun chrétien ne pût, sans sa permission, travailler le dimanche. Cette permission, il l’accordait ou la refusait à son gré pour constater son pouvoir ; et l’on sait que dans beaucoup de pays, on l’obtenait avec de l’argent. Encore une fois, ces pratiques étaient superstitieuses, et plus faites pour nuire à la véritable religion que pour la servir.
« N’est-ce pas Bossuet qui disait : « Mangez un bœuf et soyez chrétien »? L’observation du maigre le vendredi, et celle du repos le jour du dimanche, ne sont que des règles très secondaires et très insignifiantes. Ce qui touche à l’ordre social, c’est de ne pas faire de mal à son prochain, c’est de ne pas abuser de la liberté. Il ne faut pas raisonner, mais se moquer des prêtres qui demandent de tels règlements.
« Puisqu’on invoque l’autorité sur cette matière, il faut donc qu’elle soit compétente. Je suis l’autorité ; et je donne à mes peuples, et pour toujours, la permission de ne point interrompre leur travail.
« Si je devais me mêler de ces objets, je serais plutôt disposé à ordonner que le dimanche, passé l’heure des offices, les boutiques fussent ouvertes, et tous les ouvriers rendus à leur travail. »
L’opinion que les dispositions pénales de la loi du 17 thermidor an VI avaient été abolies prévalait dans la jurisprudence antérieure à 1814. Ainsi un arrêt de la Cour de cassation, du 3 août 1809, annule un jugement du tribunal de police du canton de Guise par lequel un sieur Lhoste avait été condamné à une amende de trois journées de travail pour avoir travaillé le dimanche pendant l’heure des offices : « Attendu qu’une conséquence du principe de la liberté des cultes, consacré par les constitutions de l’empire, est que les citoyens ont le droit de travailler lorsqu’ils le jugent à propos ; qu’ils ne doivent compte qu’à leur conscience de la transgression des règles de discipline du culte catholique qui prescrivent de s’abstenir de tout travail les dimanches et fêtes ; que le gouvernement, pour conserver aux citoyens, dans toute leur latitude, les droits qui résultent du principe de la liberté des cultes, a cru devoir déclarer expressément, dans son arrêté du 7 thermidor an VIII, qu’ils ont celui de pourvoir à leurs besoins et de vaquer à leurs affaires tous les jours indistinctement, en prenant du repos, suivant leur volonté, la nature et l’objet de leur travail, et a restreint l’obligation d’observer les jours fériés aux seuls membres des autorités constituées, aux fonctionnaires publics et à ses salariés ; que la loi organique du concordat n’a point dérogé à ces dispositions ; qu’elle les a, au contraire, évidemment confirmées, en substituant le dimanche au décadi, par ces expressions de l’art. 57 : Le repos des fonctionnaires publics sera fixé au dimanche ; qu’il en résulte que le tribunal de Guise, en punissant d’une peine arbitraire une action qui n’est pas qualifiée de délit par la loi, et qui même était autorisée par un acte du gouvernement, a commis un double excès de pouvoir qu’il est indispensable de réprimer : Casse. »
La Charte de 1814 contient les dispositions suivantes : « Art. 5. Chacun professe sa religion avec une égale liberté et obtient par son culte la même protection. » — « Art 6. Cependant la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de l’État. » On prétendit que les anciens règlements sur les fêtes et dimanches revivaient de plein droit. Une ordonnance du préfet de police de la Seine fut rendue en ce sens. L’opinion publique s’émut, et prodigua contre l’ordonnance les protestations, les épigrammes, les caricatures. Le gouvernement jugea que l’intervention législative était nécessaire. Ce fut alors que parut la loi du 18 novembre 1814, ainsi conçue :
« Art 1er. Les travaux ordinaires seront interrompus les dimanches et jours de fête reconnus par la loi de l’État.
« Art. 2. En conséquence, il est défendu lesdits jours : 1° aux marchands d’étaler et de vendre, les ais et volets de boutiques ouverts ; 2° aux colporteurs et étalagistes de colporter et d’exposer en vente leurs marchandises dans les rues et places publiques ; 3° aux artisans et ouvriers de travailler extérieurement et d’ouvrir leurs ateliers ; 4° aux charretiers et voituriers employés à des services locaux de faire des chargements dans les lieux publics de leur domicile.
« Art. 3. Dans les villes dont la population est au-dessous de 5 000 âmes, ainsi que dans les bourgs et villages, il est défendu aux cabaretiers, marchands de vin, débitants de boissons, traiteurs, limonadiers, maîtres de paume et de billard, de tenir leurs maisons ouvertes et d’y donner à boire et à jouer lesdits jours pendant le temps de l’office.
« Art. 4. Les contraventions aux dispositions ci-dessus seront constatées par procès-verbaux des maires et adjoints, ou des commissaires de police.
« Art. 6. Elles seront jugées par les tribunaux de police simple, et punies d’une amende qui, pour la première fois, ne pourra pas excéder 5 francs.
« Art. 6. En cas de récidive, les contrevenants pourront être condamnés au maximum des peines de police.
« Art. 7. Les défenses précédentes ne sont pas applicables : 1° aux marchands de comestibles de toute nature, sauf cependant l’exécution de l’art. 3 ; 2° à tout ce qui tient au service de santé ; 3° aux postes, messageries et voitures publiques ; 4° aux voituriers de commerce par terre et par eau, et aux voyageurs ; aux usines dont le service ne pourrait être interrompu sans dommage ; 6° aux ventes usitées dans les foires et fêtes dites patronales, et au débit des menues marchandises dans les communes rurales, hors le temps du service divin ; 7° au chargement des navires marchands et autres bâtiments du service maritime.
« Art. 8. Sont également exceptés des défenses ci-dessus, les meuniers et les ouvriers employés : 1° à la moisson et autres récoltes ; 2° aux travaux urgents de l’agriculture ; 3° aux constructions et réparations motivées par un péril imminent, à la charge, dans ces deux derniers cas, d’en demander la permission de l’autorité municipale.
« Art. 9. L’autorité administrative pourra étendre les exceptions ci-dessus aux usages locaux.
« Art. 10. Les lois et règlements de police antérieurs, relatifs à l’observation des dimanches et fêtes, sont et demeurent abrogés. »
Le principe de cette loi fut quelquefois, sous l’empire de la Charte de 1814, l’objet de critiques et d’attaques ; mais les tribunaux n’hésitèrent jamais à l’appliquer. Si d’assez nombreuses contestations s’élevèrent, ce fut seulement sur le sens et la portée de ses dispositions de détail.
Le débat fut plus vif sous la Charte de 1830, qui qualifiait la religion catholique, non plus comme religion de l’État, mais comme professée par la majorité des Français. On dirigea contre la loi de novembre 1814 des attaques de deux ordres. On en proposa législativement la révocation à laquelle les chambres se refusèrent ; on soutint qu’elle était virtuellement abrogée, mais les tribunaux déclarèrent qu’elle demeurait en vigueur.
C’est ce que la Cour de cassation a décidé par arrêts du 22 novembre 1838 et 6 décembre 1845. On lit dans les deux arrêts de 1845 : « Attendu que la loi du 18 novembre 1814 n’a point été expressément abrogée ; que l’abrogation de l’article 3 de ladite loi ne peut s’induire, ni de la suppression de l’article 6 de la Charte de 1814, ni de l’article 5 de la Charte de 1830 portant que chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection ; que cette suppression et cette disposition n’ont rien d’incompatible et peuvent facilement se concilier avec l’article 3 de la loi de 1814 ; qu’en effet, si la religion catholique, apostolique et romaine a cessé d’être la religion de l’État, il est proclamé qu’elle est celle de la majorité des Français ; que l’article 3 de la loi précitée ne contient aucune prescription qui soit contraire à la liberté religieuse ; que la protection promise à tous les cultes légalement reconnus n’exclut pas le respect dont la loi civile est partout empreinte pour les cultes chrétiens en général, et en particulier pour la religion professée par la majorité des Français ; qu’ainsi, par l’article 57 de la loi du 18 germinal an X, le repos du fonctionnaire public est fixé au dimanche : que les articles 63, 781, 1037 du code de procédure civile, et 162 du code de commerce interdisent tout exploit, tout protêt, toute signification et exécution, les jours de fêtes légales ; que les prohibitions portées par l’article 3 de la loi du 18 novembre témoignent du même respect pour la religion chrétienne ; qu’elles ont été dictées par les mêmes considérations de haute convenance, et qu’il n’appartient qu’au pouvoir législatif d’en changer ou d’en modifier les dispositions. »
Le projet de loi porté de la Chambre des pairs à la Chambre des députés sur le travail des enfants dans les manufactures disait que les enfants ne pourraient être employés pendant les jours fériés prescrits par la loi. L’art. 4 de la loi du 22 mars 1841 est conçu dans les termes suivants, proposés par la commission de la Chambre des députés : « Les enfants au-dessous de 16 ans ne pourront être employés les dimanches et jours de fêtes reconnus par la loi. » Je motivais ainsi l’article dans le rapport présenté à cette chambre au nom de la commission :
« La loi serait incomplète si elle se bornait à assurer le repos de chaque journée. Il fallait aussi qu’elle garantît le repos hebdomadaire ; il fallait même que, sans se contenter de dire qu’il y aura pour les enfants un jour de repos par semaine, elle spécifiât ce jour.
« Deux ordres d’idées différents se sont, dans la législation de tous les peuples, prêté constamment appui pour faire désigner certains jours de repos. De ces deux intérêts, l’un est purement matériel : il est fondé sur la nécessité de ménager les forces humaines, qui se briseraient si elles étaient tendues sans relâche ; l’autre intérêt appartient à l’ordre moral : il consiste à réserver plus spécialement certains jours à l’accomplissement des pratiques et instructions religieuses. Dans l’un comme dans l’autre de ces deux ordres d’idées, aucune hésitation n’est possible sur le choix du jour de repos.
« Alors même que l’on se dirigerait, ce que votre commission n’a pas fait, par des considérations tirées exclusivement de l’intérêt matériel et hygiénique, et du meilleur ordre à observer pour la plus facile exécution des lois de police, il faudrait faire coïncider le jour du repos des enfants avec le jour qui est, en France, celui du repos général de la population ; il faudrait choisir le dimanche. Mais l’autre intérêt ne pouvait pas être relégué au second rang. Préoccupés, avant tout, de l’avenir des enfants et de la volonté de leur assurer les bienfaits de l’instruction religieuse, nous devions choisir comme le jour de repos celui que le christianisme consacre plus particulièrement à la pratique des devoirs religieux. C’était là un second motif, plus puissant que le premier, pour faire ce même choix du dimanche.
« L’existence de la loi du 18 novembre 1814 rend-elle cette disposition superflue ? Évidemment non. Cette loi ordonne que les travaux ordinaires seront interrompus les dimanches et jours de fêtes reconnus par la loi de l’État : elle prohibe, en conséquence, sous des peines de police et moyennant certaines exceptions, tout acte extérieur de commerce et de travail. Cette loi, qui n’atteint que les actes extérieurs, ne suffirait pas pour empêcher le travail dans l’intérieur des ateliers…
« L’observation du dimanche ne gêne la conscience de personne. Elle conseille les pratiques religieuses, elle ne les commande pas. »
Après la révolution de Février, les hostilités contre la loi de 1814 se rouvrirent. Une circulaire ministérielle du 24 mars 1848 déclare que la loi de 1814 était devenue sans application, et que les arrêtés pris par l’autorité municipale pour l’observation de cette loi étaient illégaux et nuls. Des protestations furent adressées à l’Assemblée nationale ; et une circulaire ministérielle du 18 septembre 1848 demanda aux préfets si l’on verrait des inconvénients à maintenir ou à modifier cette loi. Une note insérée au Moniteur du 9 juin 1852 s’exprime ainsi : « Quelques journaux ont attribué au gouvernement le projet de proposer une loi pour interdire le travail et même la vente les dimanches et autres jours fériés. Jamais le gouvernement n’a eu cette pensée. Il désire que la loi religieuse soit respectée ; il a prescrit aux entrepreneurs des travaux qu’il fait exécuter de ne pas y employer les ouvriers pendant les jours que la religion consacre au repos ; mais là s’arrêtent son devoir et son droit ; il n’appartient au pouvoir civil d’intervenir que par l’exemple qu’il donne dans une affaire de conscience. »
La Cour de cassation persévéra néanmoins dans sa jurisprudence par arrêts des 21 décembre 1850, 6 décembre 1851, 16 février et 2 juin 1854, 28 juillet 1855. Le dernier de ces arrêts est ainsi conçu : « Attendu que la loi du 18 novembre 1814 n’a été abrogée ni expressément ni tacitement par aucune disposition constitutionnelle ou législative, et que son abrogation ne saurait légalement se déduire de ce que son exécution aurait été plus ou moins négligée dans une localité quelconque ; que les dispositions de cette loi sont générales et obligatoires par elles-mêmes, sans qu’il soit besoin que les arrêtés administratifs viennent en rappeler l’exécution ; attendu néanmoins que le jugement attaqué, après avoir constaté, en fait, que l’inculpé avait donné à boire un dimanche pendant l’office, l’a relaxé des poursuites, par le motif qu’en admettant que la loi de 1814 ne fût pas abrogée depuis la Charte de 1830, le prévenu devait se croire autorisé à tenir son établissement ouvert, parce que ce fait s’accomplit généralement et publiquement depuis nombre d’apnées sans donner lieu à aucune plainte, et sans qu’il soit intervenu aucune décision administrative qui le prohibe ; attendu qu’en statuant ainsi, le tribunal a formellement méconnu la force obligatoire de la loi du 18 novembre 1814 et en a violé les dispositions : Casse. »
La Cour de cassation a plusieurs fois pris soin de dire que les prohibitions de la loi de 1814 doivent être entendues dans un sens limitatif. C’est ce que, par exemple, on peut voir par deux arrêts des 4 et 19 juin 1857, dont l’un n’applique qu’aux voituriers et charretiers domiciliés dans la commune l’interdiction d’y faire des chargements, dont l’autre déclare non obligatoire un arrêté municipal qui, sans égard à la disposition de l’article 8 en faveur des moissons et récoltes, avait défendu de vendanger le dimanche. Un arrêt du 28 juillet 1864 a également déclaré sans caractère légal et obligatoire un arrêté du maire de Réville qui avait fait défense aux habitants de récolter, les jours de dimanches et fêtes, sur le territoire de la commune, les herbes marines connues sous les noms de goëmon, sart ou vareck, et notamment le goëmon d’épaves.
Retenir ainsi la loi dans ses limites, c’est affirmer qu’elle reste en vigueur.
Tandis que, dans certains pays, en Angleterre et en Amérique, par exemple, le respect du dimanche est fortement entré dans les mœurs, et y est poussé jusqu’à une rigidité qui parfois même suspend trop la vie civile, en France au contraire, ni les conseils et les ordres de la religion, ni l’existence d’une loi impérative de police, ni la persistance des tribunaux à donner force et crédit à cette loi, ni les sévérités intermittentes de l’administration et des autorités municipales pour en procurer l’exécution, ne sont parvenus à ménager dans nos habitudes une suffisante place à cette observance salutaire.
Le mauvais vouloir contre le dimanche ne détruit pas la nécessité du repos, mais il amène à prendre ses indispensables repos capricieusement, sans règle ni mesure, sans une fraternelle et utile harmonie entre les besoins multiples de la communauté sociale. L’abus s’est montré aves ses dangers dans une funeste coutume, celle du chômage du lundi, qui a envahi la population ouvrière. Les meilleurs amis des travailleurs leur ont bien souvent adressé à ce sujet de pathétiques conseils et de vives objurgations, qu’il faut malheureusement sans cesse renouveler.
Le chômage du lundi est l’approbation et l’adoption du repos hebdomadaire, avec exclusion du dimanche. Or, cette exclusion est aussi condamnable dans ses motifs que pernicieuse dans ses effets. Affecter de se livrer au travail pendant les jours où le travail est défendu, et choisir pour ses divertissements un jour promis et engagé au travail, ce n’est pas seulement la puérile bravade qui s’imagine faire acte d’indépendance en narguant les prohibitions de la loi, c’est aussi une protestation et comme une révolte contre le respect pour les pratiques et les habitudes religieuses auxquelles le dimanche se trouve particulièrement consacré. Un autre tort est l’abandon et le dédain des plaisirs de la famille. La réunion a plus de chances d’être au complet le dimanche ; la femme et les enfants seront là ; leur présence impose de la retenue, et les distractions prises en tel milieu sont celles qui se régularisent le plus aisément. Quand, au contraire, on fuit les siens, ne se sentant à l’aise qu’en dehors d’eux, quand, par une scission égoïste, on rompt cette communauté de satisfactions et de délassements si naturelle et si bonne, quand on secoue l’obligation de donner des exemples salutaires, quand on raille et brave les cérémonies du culte et les hommages à Dieu, peu de chemin reste à faire pour que le plaisir dégénère en débauche et tourne en désordre et en ruine. Ennemi de la famille, excitateur de l’ivresse et de l’orgie, le lundi brise les affections régulières, mine la santé, paralyse l’esprit d’épargne. À n’envisager mème que les résultats purement matériels, c’est une erreur de prétendre que le travail du dimanche compense le chômage du lundi. On travaille mal le jour où la généralité des citoyens se repose, où les ateliers sont incomplets, où la surveillance est détendue et imparfaite. À un dimanche mal rempli, les dissipations du lendemain viennent ajouter un jour de perte, un gaspillage du temps, et trop souvent, par suite de ces excès, ainsi que l’expérience le démontre, la perte aussi du jour suivant.
Un grand progrès sera fait dans les mœurs lorsque ces considérations, si pratiquement utiles, si moralement saines, seront comprises par ceux qu’elles intéressent le plus.
De l’exposé qui précède sort la constatation de plusieurs points essentiels qui, entre esprits sérieux, ne sont plus thèses à controverse. On peut tenir pour démontré qu’il faut : procurer aux esprits et aux corps le rafraichissement d’un jour de repos ; en déterminer périodiquement le retour ; choisir, dans l’intérêt des relations sociales et des commodités de la vie, un même jour pour tout le monde ; fixer dans les sociétés en majorité chrétienne ce choix sur le dimanche. L’accord sur ces propositions a son prix, mais n’épuise pas, à beaucoup près, les difficultés à résoudre. Tout n’est pas dit non plus quand, allant plus loin et entrant dans les applications pratiques, on est conduit à reconnaître l’opportunité et la convenance d’une intervention de la loi, et la nécessité où elle se trouve placée de procurer officiellement à l’administration publique et à l’accomplissement des actes légaux certains moments de repos déterminés d’avance et accommodés aux exigences de la vie courante et aux besoins généraux des citoyens. Une réponse reste à faire à l’importante question de savoir dans quelle mesure, à quel titre, à quelle fin la loi interviendra. Deux systèmes s’offrent à son option. Elle peut, se bornant à régler les conditions et conséquences publiques inhérentes à l’établissement officiel du jour de repos, et en prenant les précautions nécessaires pour que nul n’ait à en pâtir ni à être gêné ou troublé, laisser, quant au reste, et en ce qui se rapporte à la conduite privée de chacun, les individus libres d’agir à leur guise ; elle peut, procédant par injonctions obligatoires, commander aux actes individuels la pratique, sinon intérieure, du moins extérieure, du repos officiel, et attacher des sanctions pénales à l’inobservation de ses commandements.
On a vu que, se modelant sur de longues traditions nationales et étrangères, et sur les dispositions impératives de nos anciennes lois, notre législation actuelle a fini, après beaucoup de tâtonnements et nonobstant de graves protestations, par s’arrêter au second parti. La loi du 17 thermidor an VI, en haine des habitudes religieuses auxquelles la majorité des populations s’obstinait à rester fidèle, a prononcé des peines de police contre un certain nombre d’infractions aux jours décadaires officiellement chômés. Dans un esprit diamétralement opposé, mais par les mêmes procédés et avec les mêmes effets, ces peines ont été, sauf de légères modifications de détails, renouvelées par la loi du 18 novembre 1814 contre les infractions au chômage des fêtes et dimanches. Nous avons dit comment une jurisprudence constante n’a pas cessé d’affirmer l’existence de cette loi et son maintien en vigueur.
Cette législation est-elle bonne ? Doit-elle être conservée ?
Il serait difficile de méconnaître que, malgré sa rigueur, et peut-être à cause de sa rigueur, elle n’a pas exercé une influence décisive sur l’amélioration de cette partie des habitudes populaires. Son inefficacité est un argument contre sa nécessité ; et les plaintes mêmes par lesquelles on gémit sur l’insouciance de ce côté de nos mœurs donnent à présumer qu’il y aurait sagesse à chercher ailleurs le remède.
L’indifférence de la population pour la loi de 1814, et le peu d’importance qu’on met à lui obéir, ne permettent guère d’invoquer en faveur de son maintien sa problématique utilité. L’utilité, d’ailleurs, n’est pas la cause de la légitimité des lois ; elle en est le contrôle et la preuve ; elle vient d’elle-même, lentement quelquefois, mais infailliblement, à la suite de la justice, comme sa naturelle récompense.
L’infraction du repos dominical constitue une contravention, puisqu’elle viole l’injonction expresse d’une loi positive. Considérée en elle-même, en dehors et abstraction faite de toute disposition législative, est-elle un acte répréhensible, méritant d’être prohibé et puni ?
Elle n’est point un délit, car un délit n’existe qu’en cas de lésion d’un droit appartenant à une personne individuelle ou collective autre que nous, et investie d’une liberté aussi respectable que la nôtre. Ouvrir sa boutique, étaler et vendre ses marchandises, les colporter dans les rues et places, travailler extérieurement, se rendre dans des ateliers ou y laisser accès, charger des voitures, ce sont là des actes licites en eux-mêmes, et qui ne font de mal à personne. Quant à l’acte de donner à boire ou à jouer, il se peut qu’il y ait des cas où certains délits s’y mêlent, et que des précautions soient bonnes à prendre ; mais le choix du jour n’y fait rien ; et c’est à des règles d’un autre ordre qu’on pourra devoir recourir.
Le tort moral d’agir à contre-temps, ou de négliger des devoirs purement personnels n’est à compter que vis-à-vis de soi-même. La qualification de délit et l’application d’une peine ne doivent pas atteindre les personnes dont la faute se borne à mal user de leurs propres droits.
L’infracteur du dimanche cause, dit-on, du scandale ; il provoque à suivre son mauvais exemple, en donne la tentation, en fournit les moyens ; il incite à mal agir. Ces reproches, alors même qu’ils n’auraient rien d’exagéré, n’aboutissent ni à un délit, ni à une provocation à un délit ; ils ne peuvent, par conséquent, pas fonder une pénalité. La distinction entre les torts moraux et les faits délictueux est importante à conserver. La loi pénale, lorsqu’elle les confond, sort, à grand péril, de sa sphère, et excède imprudemment ses pouvoirs. Les manquements à la morale, tant qu’ils ne vont pas jusqu’à attenter expressément à des droits positifs, relèvent du juge intérieur, de la conscience ; ils n’ont de juge extérieur que dans les sentences de l’opinion.
Ce n’est donc pas de l’acte en lui-même, ni de l’usage plus ou moins intelligent ou honnête qu’on y fait de la liberté, que naît le caractère de criminalité attaché à l’infraction du repos dominical, ce n’est pas de la désobéissance à la loi religieuse dont il n’appartient pas à des peines temporelles d’être la légitime sanction ; c’est uniquement de la désobéissance à une loi positive. Or, nous examinons ici, non la valeur des jugements obligés à punir cette désobéissance tant que la loi subsiste, mais la valeur de la loi et la convenance de sa réforme.
À mon avis, elle doit être abrogée. Quelque peu d’exagération se mêle à un fond de vérité dans les boutades de la note impériale de 1807, mais il n’y a rien à redire à la note du Moniteur de 1852, et à sa déclaration qu’il n’appartient au pouvoir civil d’intervenir dans une affaire de conscience que par l’exemple qu’il donne.
Le reproche qu’on adresse à la loi de 1814 d’offenser la liberté des cultes n’est pas ce qui me détermine, car je ne le considère pas comme fondé ; et il n’est pas vrai qu’elle prescrive ou proscrive quelque pratique religieuse que ce soit. Son tort est de punir un acte non punissable ; un acte qui, devant la loi civile, ne porte préjudice qu’à l’infracteur par l’isolement où le place le refus de se plier aux convenances de la coutume générale ; un acte qui, si la loi n’existait pas, ne serait répréhensible qu’à titre de péché contre la loi religieuse, sans compétence sur la pénalité. Là est la vraie raison de droit. Punir un acte comme délit par cela seul que la loi le déclare tel, c’est l’office du juge ; se décider sur son caractère parce que la loi a parlé, lorsqu’il s’agit précisément de savoir si elle a eu de légitimes raisons pour le faire, ce serait trancher la question par la question.
À cette démonstration on oppose que la loi de 1814 n’a point érigé en délits les infractions à ses dispositions ; qu’elle ne les qualifie que comme contraventions à de simples mesures de police ; que les lois de police, répressives des troubles apportés au bon ordre des sociétés, ont une sphère plus large et une compétence plus étendue que les lois pénales proprement dites. Une telle réponse remplace les choses par des mots. Il y aurait beaucoup à dire contre notre distinction légale entre les contraventions et les délits, et contre les conséquences que la loi en a tirées en étendant aux contraventions de toutes sortes la privation du bénéfice de la question intentionnelle. Mais tout en laissant de côté ces considérations, malgré leur importance, ce qui demeure certain, c’est que les pouvoirs de police, quelque latitude qu’on leur accorde, n’ont de prise légitime que sur les troubles réels causés à l’ordre matériel, et non sur les troubles d’opinion ; ceux-ci ne sont atteignables que lorsqu’ils vont jusqu’au délit. Les lois de police sont mal faites lorsqu’elles punissent les fautes volontaires ou involontaires nées de contraventions dont la construction artificielle n’était pas nécessaire au maintien du bon ordre.
L’ordre que la loi de 1814 a en vue de maintenir ne touche point à la police, car il n’intéresse en rien la paix, la sécurité, la circulation, la salubrité ; c’est l’ordre à mettre dans les idées, les habitudes, les pratiques religieuses, morales et économiques. Rien de cela n’est du domaine de la police ni de la loi.
Parmi les objets sur lesquels la loi de 1814 statue, un seul intéresse réellement la police, c’est celui qui concerne les débits de boissons et les jeux. Mais, à cet égard, le juste pouvoir de la police dérive d’attributions plus générales, dont cette loi se borne à faire une application particulière, et qu’il ne s’agit point ici d’examiner.
J’ai insisté, autant que je l’ai pu, sur l’utilité des chômages régulièrement institués à des jours certains, et sur la convenance d’en mettre le règlement en harmonie avec l’exercice du culte que la majorité des citoyens professe. Mais je me reprocherais de mettre une moindre insistance à affirmer que la loi n’a ni la compétence, ni la force d’en assurer le succès. En ce point, comme en bien d’autres, c’est seulement de l’amélioration des mœurs par la conversion des volontés qu’on peut attendre la réformation des habitudes. L’heureuse contagion des bons exemples, la victorieuse propagation des saines doctrines, dependent, non de la loi, non de ses contraintes, non des peines, mais de la société tout entière et de ses œuvres.
La société se compose de nous tous. Convenons avec sincérité que la consécration du chômage nous laisse assez froids, et que, si notre raison l’approuve, nous ne nous sentons guère, à cette occasion, saisis de l’enthousiasme qui s’empare des âmes en présence des grandes questions destinées à émouvoir l’humanité. Il serait curieux de vérifier si, parmi les plus zélés partisans de la loi de 1814, beaucoup de ceux qui plaident le mieux pour son maintien se font un devoir de conscience d’obéir scrupuleusement à ses injonctions. Que l’on ne s’y trompe pas cependant ; le vrai contrôle de la légitimité des lois pénales, en dehors des accidents de la répression, est dans la honte intérieure qu’éprouvent, et dans le mépris extérieur qu’inspirent ceux qui commettent les actes réprouvés par elles. Il serait peut séant d’invoquer les rigueurs de la loi contre des pratiques auxquelles on se livre personnellement sans nul remords, et sans même prendre souci de se les pardonner.
Les moyens de réforme ne manqueraient pas, et toutes choses seraient mieux à leur place, si l’on prenait une autre voie.
Des marchands ont donné un exemple à la fois raisonnable et pratique : ils ont pris d’excellentes résolutions collectives pour s’interdire bénévolement et réciproquement, aux jours fériés, l’ouverture de leurs magasins et boutiques. De telles conventions, pour ne pas nuire à ceux qui les forment, ont besoin de prendre une extension qui empêche les concurrences malveillantes de s’en armer ; il faut aussi que les habitudes du public aient le bon sens de s’y prêter ; car il serait fâcheux que, par son insouciance, l’observation volontaire du repos légal devint une cause de perte pour ceux qui ont la bonne foi de s’y conformer.
Sur le chômage du lundi, la loi n’a pas de prise. Il est vrai qu’un père ne fait pas tort qu’à lui seul lorsqu’il déplace irrégulièrement le jour ménagé à son repos et aux satisfactions de la famille, lorsqu’il le troque contre un jour dépensé en honteuses et égoïstes fatigues, lorsqu’il ruine sa santé et ses mœurs, boit l’argent qui devrait nourrir, vêtir, loger sa femme et ses enfants ; et toutefois ces écarts de conduite échappent aux répressions de la loi, parce que le pouvoir de celle-ci ne s’étend jusqu’au règlement de la vie intérieure que dans les cas de méfaits assez graves pour autoriser exceptionnellement la suppression ou la restriction de la puissance maritale et paternelle. Mais ce que la loi ne peut pas, le maître de l’ouvrier le peut ; car il lui appartient de prendre la défense de son propre droit blessé par la violation des engagements contractés et par la désorganisation des ateliers : il y a place ici pour des sévérités de discipline intérieure et privée auxquelles on ne pourra qu’applaudir, et plus efficaces que les irritantes poursuites du ministère public.
Le gouvernement, par les bons exemples qu’il doit donner, resterait en possession d’une grande part d’influence, alors même qu’il cesserait d’être armé d’une action contre les contrevenants. Les administrations publiques peuvent beaucoup en tenant la main à ce que le repos dominical soit strictement observé dans les établissements et ateliers dont elles disposent ; et leur moindre relâchement à cet égard est pour les habitudes de la population une cause d’énervement qu’une longue série d’amendes et de peines ne compenserait pas. Puisqu’une fixation légale détermine les jours de repos, on doit obéir à cette désignation avec d’autant plus de scrupule qu’on est investi de plus d’autorité. Le silence du code pénal ne diminuerait en rien la nécessité de suivre la règle ; car c’est de la règle elle-même, non de la peine, que dérive l’obligation d’obéir. Une conclusion à tirer d’un système officiel de pénalités est que plus la loi positive se montre, comme celle qui nous régit, scrupuleuse et sévère, plus on est en droit de se scandaliser si, à côté d’elle, des infractions se commettent avec l’assentiment ou par la négligence des représentants de l’autorité. Malgré la bonne volonté de l’administration, trop fréquemment et trop énergiquement témoignée pour qu’on la mette en doute, des abus de ce genre ont, à bien des reprises, amené des réclamations. Les convenances commandent de se préserver soigneusement de ces inconséquences de conduite.
Les mêmes règles sont applicables dans les services des armées de terre et de mer. De nombreuses instructions y ont été données en ce sens, et sont fréquemment renouvelées. Leur utilité est incontestable ; et le maintien de leur exécution est un devoir.
C’est dans cet ordre d’idées qu’il est raisonnable de se placer quand on se trouve en présence d’un problème dont la solution consiste à agir sur les mœurs. La persuasion vaut alors mieux que la contrainte ; elle est légitime, et la contrainte ne l’est pas. Ce n’est pas désarmer la société et la dépouiller d’influence que s’abstenir de l’armer d’un droit excédant sa compétence et ses pouvoirs.
Supprimer des peines dont la légitimité est plus que douteuse, ne pas laisser subsister l’exemple d’une loi habituellement endormie, se réveillant capricieusement et par soubresauts, s’appliquant sans généralité ni constance, et perdant ainsi le cachet extérieur d’égalité et d’impartialité ; multiplier, d’une autre part, les exemples sensés et les obéissances volontaires ; éclairer les intérêts sur leurs vrais et durables moyens de succès ; éveiller dans les consciences un attachement sincère aux moindres devoirs moraux ; montrer ce que la raison acquiert de rectitude en ne refusant son respect à rien de ce qui est respectable ; plier les habitudes aux besoins de l’ordre général, et leur enseigner à se mettre en harmonie avec les convenances de tous : telle est la bonne voie, la seule utile à suivre.
Une dernière considération est de très haut prix à mes yeux. Il est impossible de se dissimuler que les traditions du passé, les débris de lois éteintes et d’institutions disparues, les illusions de l’esprit réglementaire, l’aspiration à déployer, en bas comme en haut, gravement ou puérilement, les vanités, l’appareil et la pompe du commandement, ont encombré notre législation d’un bagage de pénalités inutiles venant, à tout propos et sous toutes les formes, se mêler aux actes de notre vie. On serait effrayé si l’on dressait un catalogue des contraventions dans lesquelles le citoyen le plus inoffensif est exposé à tomber. Le bon sens des dépositaires de l’autorité laisse passer inaperçues et sans résultat la plus grande partie de ces menaces ; mais les personnes que leur profession met en rapports habituels avec la police publique évitent moins aisément les tracasseries et les blessures. Une législation a tort lorsqu’elle s’ingère dans les surperfluités d’injonctions et de défenses sans résultats réels et sérieux ; elle habitue ainsi les populations à l’éluder sans scrupule, et à entrer avec elle en lutte et en guerre, sans que le public s’en émeuve et attache à la méconnaissance des ordres qu’elle a intimés la sanction du blâme général. Elle gagnerait, en se simplifiant, de la gravité, du respect, de l’obéissance. Les lois pénales et de police ont besoin, comme toutes les autres, que leur raison d’être soit clairement aperçue et chaudement ratifiée par chaque conscience ferme et droite ; leur mission est de combattre et de flétrir le mal et le désordre, et non d’assujettir les sociétés à la stricte et minutieuse exécution de tels ou tels plans de conduite, conçus dans des intentions excellentes, mais indifférents à la protection et à la sauvegarde des droits de tous.
Ayons des jours périodiques de repos légal, car ils sont indispensables à l’ordre civil des sociétés ; félicitons-nous de pouvoir, dans leur désignation, concilier avec les conseils de la science économique le respect dû aux préceptes religieux ; encourageons, propageons et pratiquons l’obéissance à des règles dont la vie de tout le monde doit se trouver bien ; mais reconnaissons qu’il n’est, à ces fins, ni juste, ni utile de pousser la loi à sortir de sa sphère, et d’ériger en délits ou contraventions des actes dont il serait sage de s’abstenir, mais qui, considérés en eux-mêmes, n’apportent à la liberté et aux droits de personne ni blessure ni entrave.
Ch. RENOUARD, de l’Institut.
Laisser un commentaire