La Chine, modèle de tolérance de Voltaire

La Chine, modèle de tolérance de Voltaire

par Benoît Malbranque

 (extrait de Benoît Malbranque, Les origines chinoises du libéralisme, Institut Coppet, 2021, p. 53-63.)

Voltaire n’a jamais cessé de s’occuper de la Chine, et parmi les sinophiles il occupe peut-être le premier rang. Sa passion éclatante se ressent aisément à la lecture de ses œuvres. « Je n’ai jamais été à la Chine, écrit-il une fois, mais j’ai vu plus de vingt personnes qui ont fait ce voyage, et je crois avoir lu tous les auteurs qui ont parlé de ce pays ». [1] Avant les physiocrates, il a d’ailleurs déjà des attitudes de passionné, qui le trahissent : ainsi confectionna-t-il en chacun de ses châteaux une chambre de Confucius, où il plaça son portrait — en novembre 1760, quand il reçut Turgot, c’est dans cette pièce qu’il le fit coucher. [2] On peut certainement le tenir pour informé, tant de la Chine, que de Confucius, dont il a dit parallèlement : « J’ai lu ses livres avec attention, j’en ai fait des extraits. »[3] Cette passion, Voltaire la rencontra dès le tout début de sa carrière d’écrivain : certains commentateurs, comme Song, en ont donné la preuve par l’examen de ses premières œuvres. [4] Cela, d’ailleurs, ne surprend guère : le jeune Voltaire avait été éduqué chez les jésuites (au collège Louis-le-Grand, de 1704 à 1711), qui naturellement s’intéressaient fort à la Chine et la défendaient même ardemment contre le front uni de leurs adversaires traditionnels.

L’exemple de la Chine chez Voltaire intervient à plusieurs niveaux. Le premier, et peut-être le plus insignifiant, se rapporte à sa participation dans les grandes controverses qui s’étaient ouvertes au sujet de cet empire lointain. Ainsi, lorsque la chronologie chinoise bouscule la chronologie biblique, et force à choisir son camp, Voltaire jubile, quoiqu’en jouant souvent une position conservatrice et aisée. L’histoire chinoise lui inspire confiance et plutôt que de témoigner abruptement de son choix de la Chine plutôt que de Moïse, pour reprendre les termes du dilemme posé par Pascal, il se contente d’arguer en faveur de la solidité historique chinoise. « Point d’histoire chez eux avant celle de leurs empereurs, soutient-il ; presque point de fictions, aucun prodige, nul homme inspiré qui se dise demi-Dieu, comme chez les Égyptiens et chez les Grecs ; dès que ce peuple écrit, il écrit raisonnablement. »[5] De ce fait même, condamner l’antiquité chinoise comme douteuse, pour sauver l’histoire biblique, lui paraît malhonnête, et cela d’autant que cette entreprise de réfutation vient d’Occident, d’hommes qui n’en savent rien et prétendent décider de choses qui les dépassent. « Ce n’est pas à nous, dit Voltaire, au bout de notre Occident, à contester les archives d’une nation qui était toute policée quand nous n’étions que des sauvages. »[6] Et il répète ce motif plusieurs fois, convaincu de sa force. « De quoi nous avisons-nous, nous autres, au bout de l’Occident, de disputer avec acharnement et avec des torrents d’injures pour savoir s’il y avait eu quatorze princes, ou non, avant Fo-hi [伏羲], empereur de la Chine, et si ce Fo-hi vivait trois mille ou deux mille neuf cents ans avant notre ère vulgaire ? »[7] Et pour vaincre tout à fait ceux qui se refusaient à accorder de la créance à l’existence ou au récit des touts premiers rois des annales chinoises, Voltaire rétorquait : « Disputez tant qu’il vous plaira sur les quatorze princes qui régnèrent avant Fo-hi, votre belle dispute n’aboutira qu’à prouver que la Chine était très peuplée alors, et que les lois y régnaient. Maintenant, je vous demande si une nation assemblée, qui a des lois et des princes, ne suppose pas une prodigieuse antiquité ? » [8] En effet il n’ignore pas le poids que la chronologie chinoise pèse dans le débat sur la valeur de l’Évangile comme document historique et sur la supériorité du christianisme sur toutes les autres religions. Aussi y apporte-t-il toujours un soutien intéressé.

La controverse des rites ne manque pas non plus de l’occuper, et il y répond fréquemment par un mouvement semblable. Rappelons qu’il s’agissait de savoir si les Jésuites avaient eu raison ou tort d’autoriser le peu des Chinois convertis à conserver le culte voué à leurs ancêtres et à Confucius, à se servir de tel ou tel vocable pour parler de Dieu, ou même à prononcer la messe en latin, plutôt qu’en chinois. Voltaire se libérait du détail de ces controverses, dans lesquelles, tout avide lecteur qu’il était des relations de la Chine, il ne saurait y argumenter solidement, et il déclarait plutôt que « le grand malentendu sur les rites de la Chine est venu de ce que nous avons jugé de leurs usages par les nôtres : car nous portons au bout du monde les préjugés de notre esprit contentieux. Une génuflexion, qui n’est chez eux qu’une révérence ordinaire, nous a paru un acte d’adoration ; nous avons pris une table pour un autel : c’est ainsi que nous jugeons de tout. » [9]

Contre les récits de certains marchands, qui ayant rencontré des expériences insatisfaisantes en trafiquant dans certains ports reculés de la Chine, s’étaient vengé de la plus vile des façons, en déversant un flot d’injures sur la nation toute entière, Voltaire croyait encore devoir se prononcer. « Tous les vices existent à la Chine comme ailleurs, note-t-il, mais certainement plus réprimés par le frein des lois, parce que les lois sont toujours uniformes. » [10] Là encore, cette déplaisante manie de l’Europe de juger du monde d’après ses propres conceptions, toutes bornées fussent-elles, l’agaçait et le fatiguait. Il l’écrivit à Frédéric II : « L’empereur de la Chine ne se doute certainement pas que sa nation va être jugée en dernier ressort en Europe, et que des personnes qui n’ont jamais mis le pied à Pékin, décideront de la réputation de son empire. » [11] Lui-même pourtant participait à ce procès, en qualité d’avocat de la défense.

Une autre grande affaire l’occupa encore : la proscription des Jésuites par l’Empereur de la Chine, un acte qui participa, en Europe, à développer un sentiment sinophobe qui sera finalement vainqueur. Pour Voltaire, la position des Jésuites était intenable : qu’espéraient-ils obtenir, demandait-il, en autorisant ou en interdisant des rites civils chinois, ou en contestant par exemple le sens des mots de l’Empereur lui-même ? Dans le tableau qu’il traçait de cette affaire, Voltaire présentait les Jésuites dans le plus grand ridicule, comme ce Père appelé à la Cour et qui « fut admis à son audience. Il savait très peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au dessus de son trône. Maigrot n’en put lire que deux ; mais il soutint que les mots king-tien, que l’empereur avait écrits lui-même sur des tablettes, ne signifiaient pas adorez le seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer que c’était précisément le sens de ces mots. » [12] L’inflexibilité des Jésuites causa finalement leur perte, et cependant l’Empereur, rappelle Voltaire, resta magnanime, et face au Père qui représentait la compagnie, lui « qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de le bannir. » [13] Il édicta la proscription des Jésuites, mais s’assura de leur sécurité. « L’empereur, raconte Voltaire, confirma l’arrêt, et ordonna, par son édit, qu’on renvoyât les missionnaires à Macao, accompagnés d’un mandarin pour avoir soin d’eux dans le chemin, et pour les garantir de toute insulte. Ce sont les propres mots de l’édit. »[14] Ce récit renversait la charge sur les Jésuites, accusés d’être faiseurs de troubles, et maintenait la figure tolérante et paternelle de l’Empereur de la Chine. Pour renforcer cet argument, Voltaire se référait encore aux évènements survenus au Japon un siècle auparavant, où les Jésuites avait été similairement expulsés. Or, soulignait-il, « jamais on ne persécuta au Japon la religion de Confucius quoique apportée par un peuple dont les Japonais sont jaloux et auquel ils ont souvent fait la guerre. »[15] Dans ce pays comme ailleurs, la religion chrétienne ne fut proscrite que parce qu’elle se rendit impossible et troubla gravement l’ordre public. « Nous ne savons que trop les maux horribles que vous avez causés au Japon, fait dire Voltaire à son Empereur de la Chine, dans un dialogue qu’il invente pour défendre sa cause. Douze religions y florissaient avec le commerce, sous les auspices d’un gouvernement sage et modéré ; une concorde fraternelle régnait entre ces douze sectes : vous parûtes, et la discorde bouleversa le Japon ; le sang coula de tous côtés ; vous en fîtes autant à Siam et aux Manilles ; je dois préserver mon empire d’un fléau si dangereux. Je suis tolérant, et je vous chasse tous, parce que vous êtes intolérants. Je vous chasse, parce qu’étant divisés entre vous, et vous détestant les uns les autres, vous êtes prêts d’infecter mon peuple du poison qui vous dévore. Je ne vous plongerai point dans les cachots, comme vous y faites languir en Europe ceux qui ne sont pas de votre opinion. Je suis encore plus éloigné de vous faire condamner au supplice, comme vous y envoyez en Europe ceux que vous nommez les hérétiques. Nous ne soutenons point ici notre religion par des bourreaux ; nous ne disputons point avec de tels arguments. Partez, portez ailleurs vos folies atroces, et puissiez-vous devenir sages ! Les voitures qui vous doivent conduire à Macao sont prêtes. Je vous donne des habits et de l’argent : des soldats veilleront en route à votre sûreté. Je ne veux pas que le peuple vous insulte ; allez, soyez dans votre Europe un témoignage de ma justice et de ma clémence. » [16] Le modèle de la tolérance à la chinoise restait donc indemne pour Voltaire, et quoiqu’une proscription des chrétiens ait effectivement été édictée, il ne lui semblait pas moins possible de maintenir que cette nation, ainsi que nous le verrons, présentait à l’Europe un modèle de bon gouvernement.

Avant d’y venir, je signalerais qu’on retrouve dans les œuvres de Voltaire tout le panorama de l’apologétique en faveur de la Chine. Puisé directement à la source des Jésuites, il n’a guère pour lui le mérite de l’originalité ; cependant il témoigne d’une conviction forte, qu’il n’est pas inutile de faire sentir. Car en effet Voltaire ne se limite pas à tracer de la nation chinoise un portrait flatteur : il l’élève plus haut que le ciel, rabaisse sa propre histoire, et trace, de la comparaison des deux, des leçons dignes d’être entendues. Ainsi, la richesse chinoise n’est pas seulement supérieure et plus ancienne que celle de l’Europe, elle se place sur un tout autre niveau. « Il faudrait avouer, écrit-il, qu’ils avaient des maisons vernies plusieurs siècles avant que nous eussions des cabanes où nous logions avec notre bétail, comme on fait encore en Vestphalie. »[17] Similairement, la culture des terres depuis la haute antiquité offrait de l’économie chinoise un portrait digne d’intérêt, quand la moitié des terres de la France étaient en friche, qu’on arrachait les vignes et que le paysan souffrait de famines récurrentes. En Chine, « la culture des terres, poussée à un point de perfection dont on n’a pas encore approché en Europe, fait assez voir que le peuple n’était pas accablé de ces impôts qui gênent le cultivateur : le grand nombre d’hommes occupés de donner des plaisirs aux autres montre que les villes étaient florissantes autant que les campagnes étaient fertiles. » [18] Enfin les qualités intrinsèques du modèle chinois, comme cette grande méritocratie tant vantée, ne manquaient pas, naturellement, d’être remarquées et employées par Voltaire. « Il n’est rien dans l’Asie qui ressemble à la noblesse d’Europe, écrit-il dans l’un de ses meilleurs écrits : on ne trouve nulle part en Orient un ordre de citoyens distingués des autres par des titres héréditaires, par des exemptions et des droits attachés uniquement à la naissance. Les Tartares paraissent les seuls qui aient dans les races de leurs mirzas quelque faible image de cette institution : on ne voit ni en Turquie, ni en Perse, ni aux Indes, ni à la Chine, rien qui donne l’idée de ces corps de nobles qui forment une partie essentielle de chaque monarchie européenne. »[19]

Sur ces différents points, la Chine donnait des leçons à l’Europe, et Voltaire faisait le choix de prêter l’oreille. Non sans doute pour plaquer arbitrairement ses conceptions dans la Chine, mais pour la sonder, pour entendre ce que cette nation lointaine, si proche de son idéal, pouvait avoir à lui enseigner. En philosophe avisé, sortant de son laboratoire, il entrait en contact, par la Chine, avec la tolérance réelle, l’État de droit réel, le bon gouvernement réel. La Chine avait cet usage commode et précieux.

La Chine devint surtout chez Voltaire le modèle d’une société où la religion, sage et tranquille, était tenue à sa place, et où la tolérance dominait dans les lois.

Avide lecteur des missionnaires jésuites, Voltaire comprit très vite combien cette société constituait de ce point de vue un modèle. Le Père Trigault écrivait déjà, au début du siècle précédent, que « de toutes les sectes des ethniques dont au moins notre Europe a eu connaissance, je n’en ai jusqu’à présent lu aucune qui soit tombé en moins d’erreurs qu’on lit le peuple de la Chine être tombé ès premiers siècles de son antiquité. Car je lis en leurs livres que les Chinois dès le commencement ont adoré une suprême et seule déité, qu’ils appelaient Roi du Ciel, ou d’un autre nom Ciel et Terre… Nous ne lisons nulle part que les Chinois aient publié ces monstres de vices de cette suprême déité et des esprits ministres d’icelle que nos Romains, Grecs et Égyptiens ont divulgués. »[20] Et Matteo Ricci rapportait similairement des Chinois qu’« ils ne crurent jamais du Roi du Ciel et des autres esprits, ses ministres, des choses aussi indécentes [cose tanto sconcie] que firent nos Romains, les Grecs, les Égyptiens et autres nations étrangères. »[21]

Voltaire n’eut qu’à reprendre leur témoignage et jusqu’à leurs mots, pour tracer de la Chine le portrait qui en ferait une mise en pratique, à taille réelle, de la société idéale au point de vue de la religion. Là, le religieux ne dominait pas les autres sphères, et la religion, raisonnable, demeurait sous le contrôle des lois. « Presque tous les peuples ont sacrifié des enfants à leurs dieux, commente-t-il ; donc ils croyaient recevoir cet ordre dénaturé de la bouche des dieux qu’ils adoraient. Parmi les peuples qu’on appelle si improprement civilisés, je ne vois guère que les Chinois qui n’aient pas pratiqué ces horreurs absurdes. La Chine est le seul des anciens États connus qui n’ait pas été soumis au sacerdoce ; car les Japonais étaient sous les lois d’un prêtre six cents ans avant notre ère. Presque partout ailleurs la théocratie est si établie, si enracinée, que les premières histoires sont celles des dieux mêmes qui se sont incarnés pour venir gouverner les hommes. »[22] Cette absence de théocratie se mêlait à la sagesse des dogmes, pour faire de la religion chinoise un plus séduisant modèle que toutes les sociétés passées et présentes. C’est en Chine, répète inlassablement Voltaire, qu’il faut aller trouver ce modèle ; et à cette aune, la grande Égypte même fait pâle figure. « Qu’il me soit permis, écrit-il, de préférer un peuple adorateur pendant quatre mille ans du Dieu du Ciel et de la terre, à un peuple qui se prosternait devant des bœufs, des chats et des crocodiles, et qui finit par aller dire la bonne aventure à Rome, et par voler des poules au nom d’Isis. »[23] Au contraire, la religion des lettrés chinois paraissait parfaite — sage, raisonnable et presque philosophique. « La religion des lettrés, encore une fois, est admirable, dit Voltaire. Point de superstitions, point de légendes absurdes, point de ces dogmes qui insultent à la raison et à la nature, et auxquels des bonzes donnent mille sens différents, parce qu’ils n’en ont aucun. Le culte le plus simple leur a paru le meilleur depuis plus de quarante siècles. Ils sont ce que nous pensons qu’étaient Seth, Énoch et Noé ; ils se contentent d’adorer un Dieu avec tous les sages de la terre, tandis qu’en Europe on se partage entre Thomas et Bonaventure, entre Calvin et Luther, entre Jansénius et Molina. »[24]

Ce qui paraissait le plus digne de remarque pour Voltaire, était que cette religion raisonnable parvenait à vivre en harmonie avec un grand nombre d’autres sectes religieuses diverses, et que cette cohabitation se produisait dans la paix la plus totale. « Si on voulait jeter les yeux sur l’Asie entière, écrit-il, on verrait les États musulmans remplis de chrétiens et d’idolâtres également paisibles, plusieurs religions établies dans l’Inde, à la Chine, et ailleurs, sans avoir jamais pris les armes. » [25] Contrairement à l’Europe chrétienne, la Chine se tenait d’ailleurs dans un isolement qui, du point de vue religieux, revenait à étendre la tolérance aux relations internationales. « On ne vit jamais les peuples de l’Inde, non plus que les Chinois et les Gangarides, sortir de leur pays pour aller exercer le brigandage chez d’autres nations. »[26] Ce thème revient fréquemment. « Rendons justice, lit-on ailleurs, à ceux que notre industrie et notre avarice ont été chercher par-delà le Gange ; ils ne sont jamais venus dans notre Europe pour gagner quelque argent ; ils n’ont jamais eu la moindre pensée de subjuguer notre entendement, et nous avons passé des mers inconnues pour nous rendre maîtres de leurs trésors, sous prétexte de gouverner leurs âmes. »[27] Et dans Le Siècle de Louis XIV, Voltaire répète encore que « cette fureur des prosélytes est une maladie particulière à nos climats ; ainsi qu’on l’a déjà remarqué, elle a toujours été inconnue dans la haute Asie. Jamais ces peuples n’ont envoyé de missionnaires en Europe, et nos nations sont les seules qui aient voulu porter leurs opinions, comme leur commerce, aux extrémités du globe. » [28]

L’exemple de la Chine prouvait à l’Europe que l’esprit missionnaire et intransigeant d’une religion avide de conquérir le monde seyait mal aux principes d’une société juste et civilisée. Voltaire recourait, à ce propos, à une remarque pleine de sens et de sel, trouvée dans les relations de la Chine. Aux jésuites qui le pressaient de les tolérer malgré leur ardeur missionnaire et les querelles qu’ils faisaient naître, l’empereur Yongzheng (雍正) avait répondu : « Si j’envoyais dans vos provinces d’Europe des bonzes, vos princes ne le permettraient pas. »[29] Voltaire en fit usage plusieurs fois. « Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays ? Comment les recevriez-vous ? » note-t-il par exemple dans ses Entretiens chinois. [30] « Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leurs dogmes ? » lit-on encore ailleurs. [31]

À l’ambition européenne s’opposait le pacifisme asiatique. Pour Voltaire, la grande muraille de Chine matérialisait cette grande pensée des Chinois, que la tolérance au-dedans devait se joindre à une attitude pacifique au-dehors, et qu’il ne s’agissait pas de traquer les nations barbares et de repousser les frontières de l’empire, mais plutôt de cultiver sereinement son jardin, à l’abri des insultes des pirates environnants. « Il faut convenir que la grande muraille de Chine est un des monuments qui fait le plus d’honneur à l’esprit humain, écrit Voltaire. Il fut entrepris trois cents ans avant notre ère : la vanité ne le construisit pas comme elle bâtit les pyramides. Les Chinois n’imitèrent point les Huns, qui élevèrent des palissades de pieux et de terre pour s’y retirer après avoir pillé leurs voisins. L’esprit de paix seul imagina la grande muraille. Il est certain que la Chine, gouvernée par les lois, ne voulut qu’arrêter les Tartares, qui ne connaissaient que le brigandage. » [32]

Toute cette politique chinoise de tolérance et de non-intervention, celle d’une vie solitaire et tranquille, retranchée dans les bornes de sa propre sagesse, devait frapper les esprits européens, qui souffraient tant de la maladie toute contraire. La Chine, à ce point de vue encore, était source de corrections et d’apprentissage, à la condition naturellement de l’entendre et d’accepter la réformation. De ceci Voltaire se permettait de douter : « Nous avons apporté à la Chine notre sainte religion, écrit-il, et nous n’y avons pas réussi. Nous aurions pu prendre ses lois en échange, mais nous ne savons peut-être pas faire un tel commerce. »[33] Cependant ce commerce, il le proposait, et personnellement il l’avait déjà enrichi.

Sur tous ces aspects, Voltaire cherchait dans la Chine l’exemple de l’application d’une société tolérante. Sa curiosité, naturelle pour un humaniste, se trouvait aiguisée par l’intérêt naturellement très fort que peut offrir à un philosophe, à un théoricien, l’exemple d’une nation effectivement fondée sur des principes qu’il défend dans le pur domaine des idées. Sans doute ne cherche-t-il pas dans la Chine une simple confirmation, ou un exemple utile à des fins de rhétorique : je crois sincèrement qu’il l’examine pour ce qu’elle est, c’est-à-dire l’exemple pratique d’une société proche de celle qu’il travaille dans la théorie. Il s’intéresse à la comparaison entre la théorie et la pratique : et qui, honnêtement, n’y trouverait pas de l’intérêt ?

La véracité de ceci est renforcée par l’examen du traitement qu’il conduit de certains des aspects plus difficiles que pose la question même de la tolérance. Car si l’absence de persécution ne peut pas l’étonner, non plus que la sorte de déisme des lettrés chinois, Voltaire doit voir avec curiosité comment en Chine se résout le problème des limites de la tolérance : car doit-on tout tolérer ? Doit-on tolérer les intolérants, les factieux, les violents ? Doit-on tolérer les religions absurdes ? Sur toutes ces questions, la Chine vient au renfort de la pensée de Voltaire, pour participer à la réflexion et l’aider à se fixer.

Au-delà même du cas de la proscription des Jésuites, Voltaire remarque que la tolérance religieuse en Chine ne va pas jusqu’à la passivité et le manque de protection pour la sûreté publique. Il en tire une leçon. « L’esprit de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les bonzes séduire le peuple, note-t-il ; mais, en s’emparant de la canaille, on les empêcha de la gouverner. On les a traités comme on traite les charlatans : on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques ; mais s’ils ameutent le peuple, ils sont pendus. »[34] L’exemple de la Chine lui indique que la paix publique peut être une borne à la tolérance religieuse et il marque ici son accord.

En ce qui concerne les religions rejetées comme stupides ou aberrantes, Voltaire constate encore qu’en Chine elles sont tolérées, à la limite toujours qu’elles ne dérangent pas l’ordre public. Il le rapporte ainsi : « Le bas peuple fut sot et superstitieux à la Chine comme ailleurs. Il adora dans les derniers temps des dieux ridicules. Il s’éleva plusieurs sectes depuis environ trois mille ans, le gouvernement sage et tolérant les a laissé subsister : uniquement occupé de la morale et de la police, il ne trouva pas mauvais que la canaille crût des inepties, pourvu qu’elle ne troublât point l’État, et qu’elle obéît aux lois. »[35] Ici Voltaire analyse particulièrement l’exemple des bouddhistes, adorateurs de Bouddha ou Fo (佛), qui avaient été très dépréciés dans les écrits missionnaires. Et son questionnement est réel, relativement à cette religion : « Le dieu Fo ne m’en impose pas davantage, quoiqu’il ait eu pour père un éléphant blanc, et qu’il promette une vie immortelle. Ce qui me déplaît surtout, c’est que de telles rêveries sont continuellement prêchées par les bonzes qui séduisent le peuple pour le gouverner ; ils se rendent respectables par des mortifications qui effrayent la nature. Les uns se privent toute leur vie des aliments les plus salutaires, comme si on ne pouvait plaire à Dieu que par un mauvais régime. Les autres se mettent au cou un carcan, dont quelquefois ils se rendent très dignes ; ils s’enfoncent des clous dans les cuisses, comme si leurs cuisses étaient des planches ; le peuple les suit en foule. Si un roi donne quelque édit qui leur déplaît, ils vous disent froidement que cet édit ne se trouve pas dans le commentaire du dieu Fo, et qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. Comment remédier à une maladie populaire si extravagante, et si dangereuse ? Vous savez que la tolérance est le principe du gouvernement de la Chine, et de tous ceux de l’Asie : mais cette indulgence n’est-elle pas bien funeste, quand elle expose un empire à être bouleversé pour des opinions fanatiques ? »[36]

Ici la Chine l’interroge et il est amené à réfléchir. La pratique chinoise l’intéresse, et doit l’intéresser, car il n’est pas au bout de sa réflexion sur ces sujets. Ce qu’il constate en Chine, c’est la tolérance de l’absurde et même du ridicule, et il suit cette opinion. Il met dans la bouche de l’empereur Yongzheng cette phrase : « L’erreur n’est point un crime. Dieu n’est point offensé qu’on l’adore d’une manière ridicule »[37]. Cette maxime lui convient, et il donne la Chine en exemple.

On peut fournir encore une dernière illustration de la manière avec laquelle la Chine, comme l’Orient et l’Asie en général, exerce son emprise sur la pensée philosophique de Voltaire. La polygamie règne en maître dans ces pays : que vaut-elle ? Je pense qu’il est difficile de croire que sans l’exemple donné par ces pays, Voltaire eût souscrit facilement à cette idée, et en aurait parlé comme il l’a fait. Il est clair encore ici que la Chine le motive et le convainc, voire même lui place des mots dans la bouche. Voici par exemple ce qu’il écrit en faveur de la polygamie : « Considérez surtout que l’adultère est très rare dans l’Orient, et que dans les harems, gardés par des eunuques, il est impossible. Voyez au contraire comme l’adultère marche la tête levée dans notre Europe ; quel honneur chacun se fait de corrompre la femme d’autrui ; quelle gloire se font les femmes d’être corrompues ; que d’enfants n’appartiennent pas à leurs pères ; combien les races les plus nobles sont mêlées et dégénérées. Jugez après cela lequel vaut le mieux, ou d’une polygamie permise par les lois, ou d’une corruption générale autorisée par les mœurs. »[38]

Voltaire fait plein usage de ce miroir qu’offre la Chine pour l’Europe. Toutes les pratiques de cet Empire prospère, lettré et raisonnable, sont scrutées par lui ; il puise à pleines mains dans les lois et les usages qui lui paraissent bons ; il affine sa pensée au contact de ce pays voltairien très réel, et en use pour la défense de ses combats. Que serait Voltaire sans la Chine ? Quelle force aurait son message sans elle ? C’est une autre manière de comprendre la place du modèle chinois chez lui.

 

 

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[1] L’A, B, C, dix-sept dialogues traduits de l’anglais de Monsieur Huet, 1768 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 65A, p. 224.

[2] Lettre à Turgot, 1er décembre 1760 ; Correspondance, éd. Pléiade, t. VI, p. 113.

[3] Questions sur l’Encyclopédie, « De la Chine », 1770 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 40, p. 63.

[4] Shun-Ching Song, Voltaire et la Chine, 1989, p. 236.

[5] « Philosophie de l’histoire », 1765 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 59, p. 153.

[6] Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chapitre I ; Œuvres complètes, Oxford, t. 22, p. 26.

[7] Dictionnaire philosophique, article « De la Chine » ; Œuvres complètes, Oxford, t. 35, p. 534.

[8] Ibid., p. 536.

[9] Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chapitre II ; Œuvres complètes, Oxford, t. 22, p. 59-60.

[10] Ibid., chapitre I, p. 46-47.

[11] Lettre à Frédéric II, 10 janvier 1776, D 19854 ; Correspondance, éd. Pléiade, t. XII, p. 1065.

[12] Le Siècle de Louis XIV, chapitre 39 ;Œuvres complètes, Oxford, t. 13D, p. 156.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p. 159.

[15] Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chap. 196 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 26C, p. 301.

[16] Relation du bannissement des Jésuites de la Chine par l’auteur du Compère Mathieu, 1768 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 67, p. 121.

[17] Fragments sur l’histoire générale, 1773 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 27, p. 442.

[18] Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chap. 195 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 26C, p. 288.

[19] Ibid., chap. 197, p. 325.

[20] Nicolas Trigault, Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, 1617, p. 85.

[21] Pasquale d’Elia, Fonti Ricciane. Documenti originali concernenti Matteo Ricci e la storia delle prime relazioni tra l’Europa e la Cina (1579-1615), vol. I, p. 109.

[22] « Philosophie de l’histoire », 1765 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 59, p. 119.

[23] Lettres chinoises, indiennes et tartares ; Œuvres complètes, Oxford, t. 77B, p. 164.

[24] Dictionnaire philosophique, article « De la Chine » ; Œuvres complètes, Oxford, t. 35, p. 543-544.

[25] Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, chap. 138 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 26A, p. 85.

[26] Ibid., chap. 3 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 22, p. 82.

[27] Fragments sur l’histoire générale, 1773 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 27, p. 447.

[28] Le Siècle de Louis XIV, chap. 39 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 13D, p. 160-161.

[29] Lettre d’Antoine Gaubil du 21 juillet 1727 ; Correspondance de Pékin, 1722-1759, éd. 1970, p. 142.

[30] Entretiens chinois, 2entretien ; Œuvres complètes, Oxford, t. 49A, p. 437.

[31] Lettres chinoises, indiennes et tartares ; Œuvres complètes, Oxford, t. 77B, p. 158.

[32] Fragments sur l’histoire générale, 1773 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 27, p. 444.

[33] L’A, B, C, dix-sept dialogues traduits de l’anglais de Monsieur Huet, 1768 ;Œuvres complètes, Oxford, t. 65A, p. 224.

[34] Relation du bannissement des Jésuites de la Chine par l’auteur du Compère Mathieu, 1768 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 67, p. 100.

[35] Dieu et les hommes, par le docteur Obern, 1769 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 69, p. 290.

[36] Dictionnaire philosophique, « Catéchisme chinois » ; Œuvres complètes, Oxford, t. 35, p. 460-461.

[37] Relation du bannissement des Jésuites de la Chine par l’auteur du Compère Mathieu, 1768 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 67, p. 120.

[38] Fragments sur l’histoire générale, 1773 ; Œuvres complètes, Oxford, t. 27, p. 446.

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