La crainte des impôts au XVIIIe siècle, vue par Jean-Jacques Rousseau

La crainte des impôts au XVIIIe siècle, vue par Jean-Jacques Rousseau

(Les Confessions, 1782. — Partie I, livre IV (1732).)

 

Un jour entre autres, m’étant à dessein détourné pour voir de près un lieu qui me parut admirable, je m’y plus si fort et j’y fis tant de tours que je me perdis enfin tout à fait. Après plusieurs heures de course inutile, las et mourant de soif et de faim, j’entrai chez un paysan dont la maison n’avait pas belle apparence, mais c’était la seule que je visse aux environs. Je croyais que c’était comme à Genève ou en Suisse où tous les habitants à leur aise sont en état d’exercer l’hospitalité. Je priai celui-ci de me donner à dîner en payant. Il m’offrit du lait écrémé et de gros pain d’orge, en me disant que c’était tout ce qu’il avait. Je buvais ce lait avec délices, et je mangeais ce pain, paille et tout ; mais cela n’était pas fort restaurant pour un homme épuisé de fatigue. Ce paysan, qui m’examinait, jugea de la vérité de mon histoire par celle de mon appétit. Tout de suite, après m’avoir dit qu’il voyait bien que j’étais un bon jeune honnête homme qui n’était pas là pour le vendre, il ouvrit une petite trappe à côté de sa cuisine, descendit, et revint un moment après avec un bon pain bis de pur froment, un jambon très appétissant quoique entamé, et une bouteille de vin dont l’aspect me réjouit le cœur plus que tout le reste. On joignit à cela une omelette assez épaisse, et je fis un dîner tel qu’autre qu’un piéton n’en connut jamais. Quand ce vint à payer, voilà son inquiétude et ses craintes qui le reprennent, il ne voulait point de mon argent, il le repoussait avec un trouble extraordinaire ; et ce qu’il y avait de plaisant était que je ne pouvais imaginer de quoi il avait peur. Enfin, il prononça en frémissant ces mots terribles de Commis et de Rats-de-Cave. Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille, et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim. Tout ce qu’il me dit à ce sujet, et dont je n’avais pas la moindre idée, me fit une impression qui ne s’effacera jamais. Ce fut là le germe de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front, et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains.

 

COMMENTAIRES SIMILAIRES. « Il n’y a qu’un ordinaire de pain et d’eau qui puisse faire vivre un homme en sûreté de n’être pas la victime de son voisin, s’il lui voyait acheter un morceau de viande ou un habit neuf ; s’il a de l’argent par hasard, il faut qu’il le tienne caché, parce que, pour peu qu’on en ait le vent, c’est un homme perdu. » (Boisguilbert, Le Factum de la France, 1707 ; Œuvres, éd. INED, t. II, p. 894.) — « La crainte de ces disproportions fait souvent cacher aux taillables l’argent qu’ils ont amassé, et les empêche de le mettre en bestiaux et en commerce ; ils aiment même mieux payer les frais de contrainte que de payer sans frais, parce que s’ils payaient sans frais, on les chargerait de taille l’année suivante ; ils veulent passer pour insolvables ». (abbé de Saint-Pierre, Projet de taille tarifée, 1737, p. 27.) — Le paysan « laisse dépérir le peu de terre qu’il a, en ne la travaillant qu’à demi, de peur que si elle rendait ce qu’elle pourrait rendre étant bien fumée et cultivée, on n’en prît occasion de l’imposer doublement à la taille » (Vauban, Projet de dîme royale, 1707 ; Oisivetés de Monsieur de Vauban, éd. 2007, p. 768.)

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