Les limites de l’intervention de l’État en matière d’assurances

Réunion du 5 août 1894 de la Société d’économie politique, sur le thème : Quelles sont les limites de l’intervention de l’État en matière d’assurances ?


Société d’économie politique

Réunion du 5 août 1894

 

La réunion adopte comme sujet de discussion la question suivante présentée par le secrétaire perpétuel et posée par M. Alfred Thomereau, ancien rédacteur en chef du Moniteur des assurances :

QUELLES SONT LES LIMITES DE L’INTERVENTION DE L’ÉTAT EN MATIÈRE D’ASSURANCES ?

Le président donne la parole à M. Thomereau.

L’assurance a de bien nombreuses applications, et l’État a bien des manières d’y intervenir.

Il serait difficile de résumer un sujet aussi vaste s’il ne présentait pas de grandes divisions naturelles.

C’est ainsi que je crois pouvoir écarter, ou pour mieux dire vider tout d’abord, mais en peu de mots, la question de ce qu’on appelle les assurances ouvrières.

Cette question, encore si nouvelle, et qui déjà encombre notre fin de siècle, est, sans contredit, la plus importante de toutes celles qui touchent aux assurances, mais c’est, avant tout, une de ces questions politiques et sociales qui peuvent donner naissance à de nobles et généreuses inspirations, mais qui, trop souvent, ne sont qu’un prétexte aux déclamations des rhéteurs.

Accidents du travail, invalidité, vieillesse, tout cela, vous le savez, Messieurs, a suscité beaucoup de projets dont la plupart se traduiraient par des conséquences financières plus ou moins redoutables.

Il est clair que quand de pareils problèmes ont été posés (pas toujours par les véritables intéressés) un gouvernement ne mériterait pas son nom s’il ne s’en emparait pour canaliser le flot tumultueux des idées, repousser les utopies les plus dangereuses et sauvegarder, autant que possible, les finances de l’État.

Introduire plus de justice dans les affaires de ce monde, améliorer progressivement la condition de ceux qu’on appelle, un peu abusivement peut-être, les travailleurs (car, aujourd’hui, combien peu de gens ne sont pas des travailleurs !), cela est bon, cela est nécessaire, mais encore faut-il ne pas tourner le dos au progrès, ne pas ressusciter les anciennes castes en créant des privilèges au profit d’une catégorie quelconque de citoyens : car alors on divise au lieu d’unir. Singuliers privilèges, d’ailleurs, qui vont, la plupart du temps, contre leur but. Je n’en citerai qu’un exemple : que dire de cette disposition du projet de loi sur les accidents du travail qui oblige le patron, en cas d’accident mortel, à servir une pension aux enfants de la victime, pension qui peut s’élever à un chiffre égal au salaire total du père ? C’est très philanthropique, je ne dis pas non, mais que pourrait-on imaginer de mieux si l’on voulait travailler à la diminution des mariages et à la dépopulation de la France ?

Caveant Consules ! C’est au gouvernement à dégager et à faire prévaloir, s’il en est encore temps, des solutions raisonnables et conformes à notre génie national.

À dire vrai, je crains bien qu’il ne soit déjà trop tard. Le socialisme d’État nous tient, il ne nous lâchera plus. La loi du 29 juin dernier sur les Caisses de secours et de retraites des ouvriers mineurs est un nouveau jalon dans la voie de cette déplorable politique interventionniste, si faussement humanitaire, dont nous aurions bien dû laisser à d’autres le soin de poursuivre la triste expérience.

J’ai hâte de quitter ce terrain brûlant et d’aborder les régions plus calmes où les principes conservent une autorité moins discutée.

L’État, je le disais en commençant, a bien des manières d’intervenir dans les assurances :

Il peut se réserver d’autoriser les sociétés et leur imposer certains modes d’opérer et certaines limites

Il peut se constituer le contrôleur des sociétés et conséquemment être ou paraître le garant de leurs opérations

Enfin il peut se faire assureur lui-même.

Ces trois modes d’intervention gouvernementale ont été pratiqués en France dans le cours de ce siècle ; tous trois ont donné de mauvais résultats.

I. — La première société d’assurance qui s’est formée après la Révolution était une société mutuelle contre la grêle, créée à Toulouse en 1802. Son fondateur en avait soumis les statuts au ministre de l’Intérieur, Chaptal, qui leur avait accordé une approbation bénévole. L’autorisation obligatoire n’existait pas encore.

Édictée par le code de commerce (1807) pour les sociétés anonymes, cette autorisation fut encore déclarée nécessaire pour les associations de la nature des tontines, par un avis du Conseil d’État du 1er vril 1809, et pour les associations d’assurances mutuelles contre les ravages de la grêle et des épizooties par un autre avis du 30 septembre de la même année. Ce dernier avis se fondait sur ce que « les engagements des associés et leur exécution pouvaient, par leur mesure comme par leur mode, intéresser l’ordre public ».

Dix ans plus tard, une circulaire du ministre de l’Intérieur, du 25 octobre 1819, explique que « les assurances mutuelles sont soumises à l’approbation et à la surveillance du gouvernement, non pas simplement à cause de l’article 37 du Code de commerce et comme assimilées aux compagnies anonymes dont elles empruntent, en effet, quelques formes, mais principalement pour le fond et pour l’objet même de l’association, dont la nature est telle que l’autorité a dû se réserver d’en prendre connaissance et de les approuver. Un système d’assurance mal combiné, appliqué soit aux propriétés, soit à la vie, pourrait compromettre la sûreté publique et même encourager certains crimes… ».

Si l’on songe qu’il s’agissait alors d’expérimenter des nouveautés on comprend assez bien ces théories d’un pouvoir autoritaire. Elles n’en ont pas moins eu pour effet, dans la pratique, de retarder d’un demi siècle le développement des assurances sur la vie en prolongeant jusque nos jours l’existence des tontines, qui sont précisément un système d’assurances mal combiné, dont la concurrence a nui énormément aux véritables assurances.

Ce n’est pas tout : elles ont eu le même résultat pour les assurances agricoles, que l’on assujettit à deux conditions qui les paralysaient entièrement. On posa en principe, pour les sociétés d’assurances contre la grêle ou contre la mortalité du bétail : 1° qu’en mutualité les contributions des associés devaient être toutes égales ; 2° que « les propriétés assurées devant être connues de tous les intéressés, afin que chacun puisse y surveiller de ses yeux l’existence et la valeur des objets, la vérité et l’intensité des accidents, on ne pouvait approuver aucune société qu’on voudrait rendre générale ou étendre à une vaste circonscription ».

La première de ces conditions reposait sur une hypothèse toute contraire à la vérité : on supposait que les risques couverts par chaque société pouvaient et devaient être identiques, tandis qu’en réalité les risques étant presque toujours très différents, même lorsqu’ils sont situés à peu de distance les uns des autres, l’égalité ne peut être établie entre les associés que par des cotisations proportionnées aux risques et non par des cotisations uniformes.

Quant à la seconde condition, en n’admettant que d’étroites circonscriptions, on allait à l’encontre de la plus essentielle nécessité de toute assurance, qui est la division des risques.

L’État n’est pas infaillible, hélas ! et ses erreurs sont plus redoutables que celles des particuliers.

II. — Voyons maintenant l’État contrôleur et tuteur des compagnies d’assurances : c’est l’attitude qu’il a prise ostensiblement, dès l’origine, à l’égard des compagnies d’assurances sur la vie. L’État a approuvé, autant dire rédigé les statuts ; il a approuvé, autant dire élaboré les tarifs et, après avoir assisté, comme une fée bienfaisante, à la naissance des compagnies, il a laissé dire qu’il les surveillait, avec une vigilance toute paternelle, durant le cours de leur existence.

Qu’a produit cette prétendue tutelle administrative ? Une catastrophe — heureusement unique — la scandaleuse faillite du Crédit viager (ex-Impériale). Jusqu’à la dernière heure, le Crédit viager a pu, en dépit de la notoriété du péril, continuer tranquillement, dans ses prospectus, à se dire « placé sous le contrôle du gouvernement, sous la surveillance directe de l’État ».

La ruine accomplie il s’est trouvé que l’État n’avait entendu donner que ce qu’on appelle, par antiphrase, une garantie morale. Il avait souscrit, comme Ninon, un billet à La Châtre[1].

Il est vrai que si l’État a échappé, dans cette circonstance, aux conséquences matérielles de ce qu’on a appelé plus justement sa complicité morale, c’est peut-être simplement parce qu’aucun pot de terre n’a osé se heurter à ce pot de fer.

Une créance sur l’État est excellente quand il veut bien payer, mais d’un recouvrement très laborieux quand il fait la sourde oreille !

Le cas du Crédit viager est, à la vérité, de tous points exceptionnel et ne saurait se renouveler, j’en suis convaincu, mais un régime qui a laissé se produire un pareil malheur est jugé et condamné.

III. — Si, en troisième et dernier lieu, nous voulons voir ce que vaut l’État-assureur, nous en avons un échantillon dans les Caisses d’assurances en cas de décès et en cas d’accidents, créées par la loi du 11 juillet 1868. Ces établissements, vous le savez, Messieurs, ont trouvé le moyen de donner des résultats à la fois nuls et onéreux.

Le nombre de leurs clients est resté dérisoirement petit, en dépit des sacrifices de l’État. La Caisse des assurances en cas de décès se distingue, la Commission supérieure le reconnaît, « par une insuffisance de plus en plus grande des réserves qui lui sont indispensables ».

Quant à la Caisse des retraites pour la vieillesse, elle a déjà coûté plus de 100 millions et son avenir n’est rien moins qu’assuré. Lorsqu’une entreprise ne répond pas à ses prévisions, un particulier se hâte d’y mettre fin par une liquidation ; il y est, au besoin, contraint par la loi. L’Etat, lui, peut poursuivre indéfiniment, avec l’argent des contribuables, une expérience malheureuse.

Les faits que je viens de rappeler ne suffisent-ils pas à montrer que, jusqu’à présent, l’État n’a rapporté de ses incursions sur le terrain de l’assurance ni honneur ni profit ? Cette constatation n’est pas faite pour étonner ceux qui savent qu’en raison des conditions vitales de son fonctionnement, l’assurance est, de toutes les industries, celle qui a le plus besoin de liberté. Si elle a fait de grands progrès, c’est sans l’État et presque malgré lui, malgré le dédain qu’il lui a toujours témoigné, malgré les impôts dont il l’a frappée à tort et à travers.

On peut donc affirmer, en thèse générale (et sous certaines réserves en ce qui concerne les assurances sur la vie), que moins l’État intervient dans les assurances, mieux cela vaut pour lui et pour le public.

Cette vérité tend-elle à se dégager ou à s’obscurcir ? Je crois, quant à moi, qu’elle apparaît chaque jour plus clairement.

Sans doute on voit encore se produire des projets qui tendent à remonter le courant, témoin une récente proposition de loi, la centième peut-être, « ayant pour but de conférer à l’État le monopole des assurances contre l’incendie ».

Grâce à Dieu nous n’en sommes plus à discuter cette vieille erreur. Lorsque, pour la première fois, l’idée d’attribuer à l’État le monopole des assurances parut au moment de prendre corps, sous le second Empire, la Société d’économie politique lui consacra une séance (celle du 5 septembre 1857) et dans la discussion, à laquelle prirent part nos éminents collègues, MM. Gustave du Puynode, Frédéric Passy et A. Courtois, cette conception ne rencontra guère que des adversaires déterminés. Elle fut, d’ailleurs, peu de temps après, jugée et repoussée par le Conseil d’État, contrairement au désir de l’Empereur.

Est-il nécessaire, en effet, d’insister ici sur l’incapacité industrielle de l’État, sur la cherté exorbitante de ses services, sur les inconvénients majeurs des monopoles, surtout lorsqu’ils sont exploités directement, sur le respect dû à la propriété privée et aux droits acquis ?

Mais, au fait, billevesées que tout cela ! Il s’agit de donner au Trésor, qui, paraît-il, en a grand besoin « pour suffire aux dépenses nécessitées par l’application des principes démocratiques, un revenu qu’on peut évaluer bien au-delà de 100 millions… surtout par l’adjonction des assurances sur la vie, contre les accidents, contre la grêle, etc. » Et, par dessus le marché, « d’élever l’étiage moral de la nation… de constater que la prévoyance est une vertu française, etc. ».

L’auteur ne s’aperçoit pas que si, en effet, la prévoyance est une vertu tant qu’elle est libre, elle n’en sera plus une le jour où elle figurera sur la feuille des impositions. Oui, la prévoyance est une vertu française ; pourquoi faut-il que l’on s’acharne à la détruire sous prétexte de la glorifier ! À dire vrai, les propositions de cette espèce ne me paraissent pas bien dangereuses parce qu’on voit trop clairement ce qu’il y a au fond de tout cela.

Et je prétends que l’assurance contre l’incendie, en particulier, a le droit de vivre librement, sous la protection des lois, simplement parce qu’elle existe, parce que, comme le dit naïvement notre auteur, « elle s’est constituée de sa propre initiative sans demander à l’État aucune concession », parce qu’elle est à la hauteur de sa mission (car elle couvre 80 ou 85% des valeurs assurables), parce qu’enfin on n’a pas plus le droit de l’assassiner que d’assassiner la députation du Jura.

Un projet qui me chagrine beaucoup plus, parce que je suis obligé de le prendre plus au sérieux, en raison de sa provenance, c’est celui qu’a déposé récemment le ministre de l’Agriculture sur les assurances agricoles, projet qui consiste dans l’organisation d’un vaste réseau de caisses cantonales et départementales, reliées à une caisse nationale, pour l’assurance mutuelle contre les risques de la grêle, de la gelée et de la mortalité du bétail, avec le concours des fonctionnaires de l’État du haut en bas de l’échelle.

Les représentants les plus qualifiés de l’agriculture et aussi quelques spécialistes assez compétents et, en tout cas, absolument désintéressés, avaient protesté d’avance contre la création d’un nouveau rouage administratif. Le ministre a cru devoir passer outre. Encore faut-il lui savoir gré d’avoir restreint le champ d’opérations des futures caisses, de ne pas l’avoir étendu à tous les risques agricoles sans distinction, dont beaucoup sont inassurables, comme aussi d’avoir borné le concours financier de l’État en n’affectant auxdites caisses que le fonds de secours spéciaux institué par la loi du 19 vendémiaire an VI, mais comment n’a-t-il pas vu que son projet, destructif de toutes les œuvres de l’initiative privée, conduirait tout droit à l’assurance obligatoire, à l’assurance par l’État. Peut-être est-il encore temps de rappeler à l’honorable ministre de bien éloquentes paroles, et surtout bien judicieuses, qui ont été prononcées sur ce sujet, et que voici :

« L’État ne doit pas intervenir dans les affaires concernant les intérêts particuliers des individus, ni s’exposer aux contestations sans nombre résultant de l’évaluation et du règlement des sinistres.

« Il est trop impersonnel pour entreprendre des opérations de cette nature. Ses agents n’ont pas les qualités voulues pour défendre ses intérêts, surtout lorsqu’ils risquent de se trouver en présence d’influences étrangères, dont ils peuvent redouter d’irriter les susceptibilités. Sa mission est plus haute : elle consiste à s’occuper des intérêts généraux du pays, et, comme le développement des institutions de prévoyance revêt ce caractère d’une façon indiscutable, l’État doit évidemment intervenir pour les favoriser, mais non pour les faire fonctionner lui-même. »

Quand je vous aurai dit, Messieurs, que cette théorie si correcte, si lumineuse, émane de l’honorable ministre de l’agriculture, en personne, et que je l’emprunte à l’exposé des motifs de son projet, je crois que vous serez, comme moi, bien embarrassés d’apercevoir aucun lien entre ces prémisses et la conclusion.

Favoriser les institutions de prévoyance ? Mais le projet de loi ne fait même pas allusion à celles qui existent, et il réserve la totalité du concours financier de l’État aux futures caisses de l’État ; elles seules, au mépris de l’égalité devant la loi, seront exemptes des droits de timbre et d’enregistrement.

Je m’arrête, Messieurs, puisque ce n’est pas une discussion complète, mais seulement un exposé très succinct que vous attendez de moi.

Je ne voudrais donc pas me répéter et j’ai déjà dit que l’intervention de l’État peut être funeste quand elle se trompe de direction : telle une distraction d’un aiguilleur sur le chemin de fer.

J’ai gardé pour la fin la partie la plus délicate de cet exposé, celle qui concerne les assurances sur la vie. On est généralement d’accord, en principe, sur la nécessité, pour l’État, d’intervenir en cette matière, mais comment et dans quelle mesure ? Grave question, qui est controversée chaque jour depuis vingt ans et qui divise les meilleurs esprits.

La loi du 24 juillet 1867 porte, art. 67 : « Les sociétés d’assurances sur la vie, mutuelles ou à primes, restent soumises à l’autorisation et à la surveillance du gouvernement ».

Pas de difficulté fondamentale en ce qui concerne l’autorisation. Cette formalité était exigée avant 1867, elle continue à l’être, et j’estime, quant à moi, qu’elle a rendu de grands services, malgré la façon arbitraire et incohérente dont elle a été appliquée. Si Bossuet vivait de nos jours il pourrait écrire l’histoire des variations de l’Église administrative en matière d’autorisation[2]. Parmi toutes nos compagnies il en est une qui peut ajouter aux emplois de fonds ordinaires tous placements autorisés par l’assemblée générale des actionnaires, à la majorité des deux tiers ; une autre qui peut escompter des effets de commerce ; deux qui peuvent faire des emprunts et hypothéquer leurs immeubles, une qui a le monopole des assurances à tirages, quelques-unes celui des prêts viagers, etc. Les conditions imposées aux nouvelles sociétés depuis 1877 ont été beaucoup plus rigoureuses que celles auxquelles sont assujetties les anciennes, notamment en ce qui concerne l’amortissement des frais de premier établissement et des commissions escomptées. Que devient, au milieu de ces anomalies, le grand principe de l’égalité devant la loi ? N’aurait-il pas dû être entendu qu’une faculté accordée à une compagnie s’étendrait de plein droit à toutes les autres ?

Malgré tout, l’examen préalable du Conseil d’État, qui porte non seulement sur la rédaction des statuts, mais aussi sur la constitution financière des sociétés et sur la moralité de leurs fondateurs, a le grand mérite, à mes yeux, de défendre, autant que possible, la plus recommandable des institutions contre les entreprises des flibustiers.

Mais, en admettant ce point comme acquis, il faut aborder la question de la surveillance, et c’est là que l’on cesse de s’accorder. Deux systèmes principaux sont en présence : le système anglais, qui repose presque entièrement sur la publicité des comptes, et le système en vigueur aux États-Unis et en Suisse, qui comporte l’existence d’une surveillance officielle et directe confiée soit à un seul fonctionnaire, qualifié en Amérique de surintendant des assurances, soit à une réunion de fonctionnaires, telle que le bureau fédéral de Berne.

Le système anglais me parait le meilleur et peut-être le seul applicable en l’état de notre législation.

Consultons, en effet, les textes et leurs interprétations les plus autorisées.

Les ordonnances ou décrets d’autorisation des compagnies ont prescrit l’envoi, tous les six mois, d’un état de situation au ministère du Commerce, au préfet de la Seine, au préfet de police, à la Chambre de commerce et au greffe du Tribunal de commerce. Rien de plus.

Appelée, en 1886, à s’expliquer sur l’exécution de cette prescription, la section du commerce du Conseil d’État déclara « que le gouvernement avait le droit et le devoir d’examiner cet état de situation, mais que cette surveillance doit être limitée dans le double but de ne pas imposer au gouvernement une trop grande responsabilité et de ne pas gêner les sociétés dans l’administration de leurs affaires ; que la liberté d’action des administrateurs, condition nécessaire d’une bonne gestion, ne doit avoir pour limites que l’observation des statuts et l’exécution des conditions auxquelles l’autorisation a été accolée, … enfin qu’une loi qui établirait une surveillance permanente et comporterait des vérifications sur place amènerait le gouvernement à s’immiscer dans les opérations des sociétés, qu’il engagerait ainsi sa responsabilité… ». La section du Conseil d’État concluait « que l’obligation d’une publicité imposée aux sociétés arriverait plus directement peut-être au but recherché ; que ce système paraîtrait répondre beaucoup mieux au rôle que le gouvernement doit conserver et qui est de faciliter à chacun le moyen de surveiller ou de faire surveiller ses propres intérêts, sans que l’administration s’en charge elle-même. »

La question lui ayant été de nouveau soumise, le Conseil d’État posa en principe, à la date du 14 mars 1880, que, « si le ministre peut, sans excéder ses pouvoirs, prescrire la remise à l’administration, suivant des modèles donnés par elle, des éléments constitutifs de l’état de situation, il ne reste pas dans ses pouvoirs d’organiser un contrôle exercé par des agents de surveillance au moyen de la vérification directe des comptes et opérations ».

C’est également à la publicité des comptes que M. Jules Siegfried demandait la solution du problème, dans son rapport sur le budget de 1891. « Chacun, disait-il, reste ainsi dans son rôle. L’assuré ne se désintéresse pas de ses propres affaires et le gouvernement n’intervient pas dans l’administration d’affaires qui, en définitive, n’intéressent pas la collectivité des citoyens, mais seulement quelques-uns. C’est dans cet esprit qu’a été rédigé l’article 88 du projet de loi sur les sociétés par actions voté par le Sénat en janvier 1890… »

Ce qui manquait jusqu’ici pour donner à cette théorie, incontestablement juste en soi, une sanction pratique, c’était le moyen de mettre en œuvre cette publicité et de la rendre efficace. Deux faits récents et décisifs viennent en aide à ce desideratum.

Le premier est la fondation, à la date du 30 mai 1890, de l’association dite Institut des actuaires français, dont le but est « d’encourager et de développer l’étude des mathématiques financières et de mettre des actuaires compétents à la disposition des associations de prévoyance et des sociétés financières ou industrielles de toute nature ».

Le second est l’établissement, par les soins de cet Institut, sur la demande du ministre du Commerce, des tableaux que les Compagnies devront annexer désormais à leurs comptes rendus annuels, tableaux qui, ainsi que l’a dit le ministre, « fourniront aux assurés les éléments nécessaires pour juger en connaissance de cause les opérations des Compagnies, tout en n’exigeant que la production des éléments indispensables pour que le contrôle institué par la loi s’exerce dans les limites tracées par le Conseil d’État ».

Il n’est pas besoin d’une loi pour que toutes les Compagnies s’empressent de se conformer à ce mode d’exécution de la loi de 1867. Celle qui penserait s’y dérober se condamnerait elle-même. Plus que toutes autres entreprises, les Compagnies d’assurances sur la vie ont besoin de la confiance publique, et le crédit sans lequel elles ne pourraient subsister ne s’accommode que de la pleine lumière. Cette lumière, elles l’ont toujours et hautement réclamée, repoussant seulement les mesures inquisitoriales et vexatoires.

L’Institut des actuaires français est naturellement appelé à occuper une place importante dans le régime nouveau, mais son rôle ne saurait être celui que lui destine une proposition de loi déposée, il y a quelques jours, par son président, l’honorable M. Paul Guieysse. Cette proposition tend à instituer auprès du ministre du Commerce un comité consultatif dont l’Institut des actuaires serait l’âme et la cheville ouvrière. Or, la plupart de ces messieurs sont attachés à telle ou telle Compagnie ; on créerait donc je ne sais quelle situation fausse. Nos actuaires sont des savants, n’en faisons pas des mandarins. Une investiture officielle n’ajouterait rien à leur autorité personnelle. Libres, leur concours sera recherché de toutes parts et leurs talents auront largement à s’employer. Mais il convient de laisser les Compagnies courir d’elles-mêmes, comme elles ne manqueront pas de le faire, au-devant d’un contrôle dont les voies et moyens n’existaient pas hier encore et étaient impatiemment attendus.

La loi anglaise, à laquelle il est assez naturel de se rapporter à priori, puisque c’est l’Angleterre qui a la plus vieille expérience des assurances sur la vie, ne se borne pas à exiger des Compagnies la publication de leurs comptes et à en former un recueil pour faciliter les comparaisons, elle leur impose une seconde obligation, celle de faire faire une vérification de leur situation financière par un actuaire, dans une forme prescrite par la loi, et cela au moins tous les dix ou tous les cinq ans, suivant qu’elles sont antérieures ou postérieures à la loi du 9 avril 1870. Je crois qu’il y aura émulation entre nos Compagnies pour vouloir quelque chose de semblable, abstraction faite de toute injonction officielle.

Je demande donc, au résumé, que tout au moins à titre transitoire, on expérimente, avec ou sans loi nouvelle, un régime de liberté sous le bénéfice de la publicité désormais organisée. Dans cette hypothèse, le gouvernement n’aurait à intervenir que dans un cas de fraude ou de violation des statuts.

On fait une objection. Les Anglais sont beaucoup plus avancés que nous dans le maniement de la publicité ; nous ne sommes pas encore mûrs pour le système de nos voisins. Je réponds : On n’acquiert l’expérience qu’à ses dépens ; comment notre éducation s’achèvera-t-elle si nous n’en courons pas les risques ? Et quels risques, d’ailleurs, pourrons-nous courir ayant désormais sous la main les moyens de nous éclairer de la façon la plus complète ?

Il me reste à parler de la très délicate question des Compagnies étrangères d’assurances sur la vie. Remarquons d’abord qu’en fait c’est des Compagnies américaines qu’il s’agit. Les Compagnies des autres pays, qui, en petit nombre, opèrent ici, sans publicité tapageuse et sans procédés agressifs, bénéficient, il est vrai, de notre large hospitalité, mais il ne faut pas oublier qu’à leur tour nos Compagnies travaillent librement en Belgique, en Hollande et dans d’autres pays.

C’est depuis peu que d’importantes sociétés des États-Unis ont eu l’idée — bien américaine — de se livrer à l’exportation en grand des assurances sur la vie dans le monde entier, avec l’intention, hautement avouée, de supplanter les Compagnies européennes. Elles n’ont pas à craindre que celles-ci portent la guerre sur leur propre terrain, que rendent inabordable les conditions imposées par la législation des États-Unis.

Voilà donc ces Sociétés installées chez nous. En fait de progrès elles n’ont apporté dans leurs bagages qu’une nouvelle forme de la tontine sous le nom de police d’accumulation. Quel sera pour elles, c’est-à-dire pour leur clientèle, le résultat final de cette gigantesque invasion ? L’avenir seul le dira. Y’a-t-il quelque péril en la demeure, comme semblent le penser les auteurs de plusieurs propositions de loi déposées récemment sur le bureau de la Chambre ? Je ne sais. Toujours est-il que, pour parer à un danger possible, on propose de soumettre les Compagnies étrangères, pour leurs opérations en France, aux mêmes prescriptions que les Compagnies françaises, en ce qui touche l’autorisation et la surveillance. Elles auraient, en outre, à fournir un cautionnement et à tenir en dépôt, à la Caisse des Dépôts et Consignations, le montant total des réserves afférentes aux opérations faites en France.

L’intention qui a dicté ces propositions est louable, mais est-elle d’une réalisation si facile ?

Les Sociétés étrangères opèrent chez nous en vertu de la loi du 30 mai 1857, aux termes de laquelle les sociétés anonymes autorisées dans leur pays d’origine peuvent exercer leurs droits et ester en justice en France, en se conformant aux lois du pays. On sait que cette loi de 1857 ne s’appliquait d’abord qu’à la Belgique, mais que son effet a été étendu, par quatorze décrets successifs, à la plupart des pays civilisés. Avec l’Angleterre, la question a été réglée, non par décret, mais par le traité diplomatique du 30 avril 1862.

Le dernier des décrets rendus en vertu de la loi de 1857 est précisément celui qui concerne les États-Unis : il est du 6 août 1882. L’état de choses actuel, qui constitue un libre-échange unilatéral, un libre-échange sans véritable réciprocité, c’est-à-dire une duperie, est consacré par ce malencontreux décret, que les sociétés d’assurance américaines ont célébré, non sans motifs, comme une victoire personnelle.

Eh bien, en cet état de la législation, croit-on que la loi qui promulguerait les exigences nouvelles dont il est question pourrait être envisagée comme une loi de police et de sûreté, ayant un effet rétroactif, et devant s’appliquer aux Compagnies étrangères qui fonctionnent actuellement en France ? J’en doute. Mais, alors, ira-t-on jusqu’à abroger la loi de 1857 et à dénoncer la convention de 1862 ? Je ne le pense pas.

Il me semble que ces questions préliminaires n’ont pas été suffisamment étudiées au point de vue juridique, et que, provisoirement, nous devons rester dans le statu quo à l’égard des Compagnies étrangères.

On parle de l’éducation du public en matière d’assurances sur la vie. Eh oui, tâchons, comme je le disais tout à l’heure, de compléter rapidement cette éducation : dès qu’elle sera à point, dès que la partie la plus éclairée du public sera familiarisée avec le mécanisme des assurances, la question des Compagnies étrangères (dont l’honorabilité n’est pas ici mise en cause) se résoudra peut-être d’elle-même en faveur de nos Compagnies nationales.

M. Eugène Rochetin n’a pris connaissance qu’au dernier moment de l’ordre du jour, et il souscrit à la plupart des appréciations émises par l’honorable M. Thomereau.

Il se contentera de faire quelques réserves au sujet de celles qui concernent spécialement les sociétés étrangères.

En principe, dit M. Rochetin, je suis d’avis que l’intervention de l’État en matière d’assurances n’a jamais été suivie de très heureux effets et n’a donné que de médiocres résultats, au point de vue de la diffusion des assurances. Cela, nous l’avons constaté toutes les fois que l’État a voulu se lancer dans cette voie, c’est-à-dire opérer sur le terrain de ce que Fourier appelait, de son temps, le garantisme.

En 1868, comme l’a fait remarquer M. Thomereau, l’État a créé une Caisse des assurances en cas de décès et une Caisse des assurances contre les accidents qui, jusqu’ici, ont été loin de justifier les espérances qu’on avait fondées sur elles. Les résultats n’en sont pas des plus brillants. Pourquoi ? Parce que ces Caisses si intelligemment que soient dirigées leurs opérations, manquent du premier élément exigé pour assurer leur réussite : ce que j’appellerai le stimulant de la concurrence. Nos fonctionnaires ont le pain assuré ; rien ne les pousse à réaliser un chiffre d’affaires qui, par le profit donné, soit le prix des efforts déployés et du temps dépensé.

Il est clair que nos Compagnies ont, à cet égard, une supériorité marquée. La lutte est âpre sur le terrain de la production. On cherche à offrir aux assurés des avantages supérieurs à ceux promis par le voisin : de là une émulation qui, en même temps qu’elle facilite la récolte des contrats, développe l’esprit de prévoyance parmi les masses et fait sentir partout son heureuse influence.

Selon moi l’intervention de l’État ne saurait se justifier que dans une seule circonstance : c’est dans le cas, par exemple, où nos méthodes d’assurances se trouvant améliorées, il y aurait lieu de faire profiter les travailleurs des avantages du système de la coopération.

Et voici comment je comprendrais cette intervention. Il serait possible d’organiser une vaste association mutuelle à laquelle tout le monde pourrait adhérer, qui, moyennant des primes réduites, selon le système américain pour les opérations en cas de décès, offrirait l’assurance au prix coûtant.

Il n’entre pas dans mon intention, Messieurs, de faire le procès à nos Compagnies nationales ; je ne veux pas rechercher si leur système est inférieur ou supérieur à celui des Compagnies américaines, si elles se sont attardées ou non en des errements nullement favorables aux intérêts des assurés. Cela m’entraînerait trop loin ; mais on peut se demander, en présence des résultats acquis par quelques-unes des plus importantes Compagnies aux États-Unis, lesquelles, à l’heure actuelle, assurent près de 35 milliards de capitaux par le système mutuel, si une tentative telle que celle que j’indique ne serait pas appelée à une certaine réussite.

En ce cas, puisqu’il s’agirait d’une association privée, pourquoi ladite association ne proposerait-elle pas à l’État d’intervenir en faveur de ceux des travailleurs qui désireraient recourir à ses contrats. Il resterait à déterminer dans quelle mesure cette intervention pourrait se produire. L’Etat a de nombreux frais d’assistance publique ; il est évident que si les masses ouvrières étaient à même de profiter des bienfaits de l’assurance, ces frais d’assistance diminueraient dans des proportions considérables. L’État trouverait ainsi, en quelque sorte, une compensation aux sacrifices qu’il aurait été obligé de consentir, ou plutôt il s’établirait une transformation des subsides alloués : les dons, les secours charitables réapparaîtraient sous la forme de primes destinées à garantir le service des assurances. Là s’arrêterait l’intervention de l’État.

Et quand je dis que l’État serait obligé de faire des sacrifices, je me trompe ; ces sacrifices ne seraient qu’apparents, car, d’après le système américain, il ne serait simplement tenu qu’à garantir éventuellement la portion de la prime destinée à faire face aux éventualités de mortalité anormale. Ces éventualités ne se produisent presque jamais. Aujourd’hui nous voyons, par les tableaux de statistique, que la mortalité ne varie pour ainsi dire pas ; elle tend plutôt à descendre, en raison de l’amélioration de nos méthodes thérapeutiques, des règles de l’hygiène, etc.

Vous savez, Messieurs, que la prime est composée de trois éléments : l’élément mortalité résultant des calculs des tables, à chaque âge ; l’élément frais généraux et l’élément capitalisation (qui est la partie consacrée à l’opération placement devant assurer en quelque sorte la fixité de la prime entière) ; c’est cet élément que certaines Compagnies américaines — et non des moins importantes — ont mis de coté, le considérant comme superflu et onéreux pour l’assuré, puisqu’il a été prouvé que, jusqu’ici, la prime d’entrée, c’est-à-dire la partie qui constitue l’élément mortalité, avait suffi pour faire face au risque couru.

De fait, Messieurs, nos Compagnies n’ont jamais eu recours, depuis 1819, époque où elles se sont fondées, à la partie capitalisée dans le but que je viens d’indiquer. On ne saurait citer aucun exemple qui justifie cette précaution coûteuse. Il est scientifiquement prouvé, au contraire, que l’élément mortalité seul est suffisant pour garantir le risque de décès.

Je suis grand partisan des assurances mutuelles. On a cherché, par tous les moyens, à déprécier le système pratiqué par certaines Compagnies américaines, aujourd’hui des plus prospères et des plus puissantes. On a parlé de faillites, de liquidations forcées, de krach, etc. On a même dressé une liste des Compagnies qui, durant une certaine période d’années, ont dû cesser leurs opérations.

Vous le savez, aux États-Unis, il y a les Compagnies autorisées et celles qui ne le sont pas ; celles-ci sont innombrables ; ce sont des sortes de Sociétés de secours mutuels constituées surtout par les loges maçonniques et qu’on a appelées dédaigneusement, « assurances de cimetière ». Il en naît et il en meurt à chaque instant ; c’est ce que j’appellerai les éphémères de l’assurance. Il en existe aussi quelques-unes en Angleterre.

Lorsqu’une de ces minuscules associations cesse d’opérer elle est signalée aussitôt aux Compagnies de notre continent, et ce sont des commentaires peu bienveillants pour leurs concurrentes d’au-delà de l’Atlantique. C’est comme si on allait assimiler nos Sociétés de secours mutuels — si nombreuses dans nos centres urbains — à nos Compagnies d’assurances. Ce serait parfaitement injuste.

Certainement, de plus importantes Compagnies ont cessé leurs opérations, jadis : mais depuis qu’une réglementation est intervenue dans les divers États, qu’une surveillance étroite a été imposée (et cette surveillance est bien plus efficacement exercée qu’en France, où nos Compagnies ne sont tenues qu’au dépôt, tous les six mois, de leurs états de situation au ministère du Commerce, comme le disait M. Thomereau), aucune Compagnie autorisée n’a encouru le moindre blâme. Dès que l’une d’elles s’écarte des règles tracées elle est aussitôt frappée d’un avertissement qui suffit à la faire rentrer dans le droit chemin.

Pour me résumer je crois que si l’intervention de l’État se produisait dans la limite que j’indiquais tout à l’heure, étant admis que le système pratiqué serait celui des Compagnies américaines, les masses ouvrières y trouveraient une source de bienfait.

Je pars de ce principe que l’État, représentant la collectivité sociale, doit une assistance aux déshérités de la vie, qui ont lutté pendant de nombreuses années sur nos champs de bataille industriels ; ce sont les soldats d’une armée glorieuse entre toutes. Or, nous n’avons rien fait encore pour nos invalides civils, si ce n’est de leur distribuer quelques maigres secours dans leur vieillesse malheureuse. Je crois qu’il serait plus digne — et pour eux et pour nous — que les frais d’assistance cessassent d’être une aumône et se convertissent désormais en encouragements à l’épargne et à l’esprit de prévoyance.

M. Thomereau insiste sur la nécessité d’un accord entre le ministère et les compagnies et ajoute que le contrôle de l’État deviendra plus facile.

M. Rochetin ne veut pas rechercher si le mode de surveillance proposé par nos députés produira tous les effets désirés ; il se contentera d’insister sur le peu d’efficacité de la surveillance actuellement exercée au ministère du Commerce.

On a voulu s’assurer si les Compagnies se conformeraient strictement à leurs statuts ; il n’est pas du tout question du contrôle des opérations proprement dites.

En tous cas il est certain que si cette surveillance avait été effective, la faillite du Crédit viager ne se serait pas produite, car on aurait su, par la vérification des écritures, en quelle situation se trouvait la Compagnie. C’est la démonstration évidente de l’inutilité du service fonctionnant actuellement au ministère du Commerce et qu’il s’agit de réformer.

M. Thomereau a parlé aussi des abus sans nombre, des incorrections commises par certaines Compagnies américaines. Les actes qu’il signale doivent remonter assez loin. Je me permettrai de lui faire remarquer, dit M. Rochetin, — et du reste j’en ai déjà dit un mot — que la surveillance exercée aujourd’hui aux États-Unis est des plus étroites, que des pénalités très rigoureuses sont encourues par celles des compagnies qui s’écartent des règles imposées. Je n’énumérerai pas les formalités auxquelles elles sont astreintes, mais elles sont nombreuses et inflexiblement exigées. Je pourrais lui fournir une série d’exemples à ce sujet.

Mon honorable collègue a paru également constater de très faibles différences entre le système mutuel et le système à primes fixes, tels qu’ils sont pratiqués par les Compagnies. Ces différences sont cependant essentielles, au point de vue du modus procedendi surtout. Il se peut qu’au point de vue de la répartition des profits, lorsqu’une Société civile, notamment, a été constituée à coté de la Société mutuelle, dans le but de faire face à ses frais d’administration au moyen d’une sorte d’abonnement, les bénéfices répartis soient à peu près les mêmes (si les uns vont à des actionnaires, les autres vont à la direction ou à quelques intéressés) ; mais il faut considérer qu’il ne se constitue plus guère de mutualité usant de ce système d’abonnement. C’était bon il y a trente ou quarante ans ; aujourd’hui tout s’est modifié, j’ajouterai presque moralisé.

Quant à ce que j’appellerai la technique de l’assurance dans les Sociétés mutuelles sur la vie, elle comporte aussi des différences sensibles avec celle employée dans les Compagnies à primes fixes. On a dit que, dans les Compagnies à primes fixes, le principe de la mutualité était parfois appliqué, que la Compagnie se substituait à l’action mutuelle exercée par les assurés eux-mêmes, prenait simplement pour elle toutes les mauvaises chances, en échange d’une partie des bénéfices. C’est là une erreur. Le principe de la mutualité comporte une répartition égale des charges aussi bien que des bénéfices entre les associés, tandis que, dans les Compagnies à primes fixes, si les charges incombent à ces établissements, les bénéfices aussi sont retenus par eux. Il n’y a pas coopération mutuelle dans le sens strict du mot. D’ailleurs, les Compagnies vraiment mutuelles d’assurances sur la vie se passent de l’élément capitalisation, alors que les Compagnies à capital-actions en font la base de leur système. Les unes sont de véritables établissements de prévoyance, les autres se livrent en grande partie à des opérations de placement et de banque.

M. Claudius Nourry n’avait pas l’intention de prendre la parole dans ce débat. Cependant il croit ne pas pouvoir laisser les assertions de M. Rochetin sans réponse.

M. Rochetin réclame l’intervention de l’État en matière d’assurances au profit des catégories intéressantes de citoyens auxquels l’État doit, selon lui, aide et assistance.

On a, jusqu’ici, parlé de l’assurance en France, en Angleterre et aux États-Unis. Cependant l’intervention de l’État ne s’est pas manifestée dans ces divers pays aussi bien qu’en Allemagne et en Autriche où fonctionne l’assurance obligatoire contre les accidents et contre la maladie. C’est donc là surtout qu’il importe d’observer les effets de l’intervention de l’État. Or que s’y passe-t-il ? Sur les six catégories de caisses, ce sont les caisses de fabriques et les caisses mutuelles, dues les unes et les autres à l’initiative privée et s’administrant en dehors de l’État, qui distribuent les secours les plus importants par tête d’assuré et cela pendant le plus grand nombre de jours. La différence avec les caisses locales se traduit par une proportion, pour ces dernières, de 50% en moins.

L’intervention de l’État, dans ces conditions, n’est donc pas utile à ceux que l’on qualifie de « masses intéressantes ». L’individu tire deux fois plus de profits de son initiative individuelle en matière d’assurances qu’en recourant au concours de l’État. Cette constatation est la condamnation de l’intervention de l’État en matière d’assurances.

M. Rochetin a dit encore que l’on devrait aider à l’organisation, sous le contrôle et la garantie de l’État, d’une vaste Société mutuelle d’assurances. Mais, si l’on se rendait à son désir, ne préparerait-on pas simplement la mainmise de l’État sur cette Société et l’établissement de l’assurance obligatoire par l’État ?

Le contrôle effectif des membres d’une Société mutuelle ne peut s’exercer sérieusement que si cette Société a son siège assez près et une comptabilité peu compliquée. Dans la grande Société nationale, ce contrôle serait impossible. On déléguerait la surveillance à l’État. Mais tout le monde se dirait que si l’État est le contrôleur indispensable, il n’a pas de raisons pour n’être pas l’administrateur indispensable.

Du reste, que produisent les Sociétés mutuelles d’assurances quand leur champ d’opérations est étendu ?

M. Claudius Nourry cite le cas de son père assuré contre la mortalité des bestiaux, en 1881, à une Société dont le siège est à Paris, mais qui compte de nombreux membres dans le reste de la France et surtout dans le nord. Chaque membre avait statutairement le droit de contrôle. Mais on n’en usait pas à cause des distances. Cependant, quand une vache de 4 à 500 francs mourait, l’assuré sociétaire ne touchait que de 40 à 50 francs. Par contre le directeur et les administrateurs touchaient de plantureux appointements. Quant à la comptabilité, elle était très douteuse. Mon père, dit M. Claudius Nourry, le constata en usant de son droit de contrôle. Il quitta sans retard la Société un an à peine après y être entré. La Société existe encore, mais on ne peut pas dire que ce soit pour le plus grand profit de ses membres.

Ce fait montre que le contrôle effectif de chaque membre est utile au bon fonctionnement d’une Société d’assurances mutuelles. Mais pour que ce contrôle soit possible il faut que la Société soit une petite Société locale comme il en existait il y a deux ans quelques-unes en Seine-et-Oise. Ces Sociétés doivent exister encore, car elles produisaient d’excellents résultats : quand une bête mourait, le propriétaire en était indemnisé intégralement. Mais le contrôle effectif et mutuel excluait la spéculation trop fréquente sur les décès.

Que prouvent tous ces faits ? Que l’individu n’a pas besoin du concours de l’État pour se prémunir contre les risques auxquels il est exposé et qu’il a tout profit à ne pas recourir à l’intervention de l’État en matière d’assurances.

M. Rochetin réplique que ce fait isolé n’altère en rien la valeur du principe mutuel. Nous avons, dit-il, de très solides et de très puissantes sociétés d’assurances mutuelles étendant partout leurs ramifications et qui n’ont jamais encouru le moindre reproche au sujet de leur mode de règlement. Elles ont la réputation, au contraire, de régler leurs sinistres presque sans contestation. Il s’agit là sans doute, je le répète, d’un fait isolé en matière de bétail. Ce qui assure en tous cas la vitalité et la prospérité des sociétés mutuelles, c’est le nombre considérable des affiliés. Une petite société locale n’aura jamais la puissance d’action d’une grande association s’adressant à la masse des intéressés.

M. Rochetin tient en outre à faire remarquer qu’il n’a pas proposé le moins du monde la création d’une institution d’État (il aura certainement été mal compris), mais qu’il a parlé simplement d’une « association privée » à laquelle l’État, si nos méthodes étaient améliorées, pourrait assurer la classe des participants ouvriers à laquelle il s’intéresse et en raison des frais d’assistance publique dont il a la charge. Par conséquent, aucune action de l’État ; celui-ci n’aurait qu’à faire face éventuellement au risque de mortalité anormale. Il n’a été question ni de « contrôle » ni de « garantie ». Au surplus, notre collègue doit savoir, ajoute M. Rochetin, qu’une association mutuelle est contrôlée et gérée en quelque sorte par ses propres adhérents. Le « contrôle de chaque membre » existe de fait et s’exerce sur les divers services de la Compagnie.

Tout en s’associant aux principes si bien posés par M. Alfred Thomereau en matière d’intervention de l’État à propos des assurances, M. Alph. Courtois tient à réclamer contre l’opinion que le Français a un génie autre que l’Allemand ou l’Anglais qui le rend moins propre à user de son initiative pour la gestion de ses intérêts. Il se rappelle que jadis on regardait le Français comme casanier et incapable de savoir se servir des chemins de fer tout au plus bons pour desservir la banlieue des grandes villes. On sait combien maintenant le Français a de peine à résister au plaisir de voyager. Qui eût dit, avant 1830, qu’il eût colonisé non seulement l’Algérie, mais le Tonkin. Nous cultiverons bientôt les environs de Tombouctou, comme nous le faisons dans la Tunisie actuellement. Ce qui nuit à notre expansion intellectuelle et physique c’est la centralisation administrative qui nous étouffe. Que le Français soit amené à diriger, à ses risques et périls, les affaires départementales ou communales, sans entraves comme sans lisières, et vous le verrez, en peu de temps, aussi apte que l’Anglais à comprendre les bienfaits de l’association en matière d’assurances et autres. L’intérêt personnel le dirige comme il dirige l’Anglo-Saxon, l’Allemand ou tout autre citoyen du monde civilisé ou barbare. Émancipé, il ne sera inférieur à aucun de ses voisins ; peut-être ses qualités lui donneront-elles alors une supériorité que la centralisation administrative ne lui permet pas aujourd’hui de manifester. On a usé, pour ne pas dire abusé, de la tutelle de l’État, et on voit le résultat piteux de cette intervention. Qu’on essaye de la liberté administrative. C’est une expérience qui vaut la peine d’être faite.

M. Thomereau demande à dissiper un malentendu, En faisant allusion à notre génie national, il n’a pas dit, ni voulu dire que, s’il y a une différence entre nous et nos voisins, cette différence consisterait en ce que nous serions moins aptes que les Allemands à user de notre initiative pour la gestion de nos intérêts. Il pense, au contraire, qu’il serait, heureusement, plus difficile en France qu’ailleurs d’enrégimenter, de confisquer cet esprit d’initiative.

M. Yves Guyot fait observer à M. Alph. Courtois que les Français sont très capables d’épargne et de prévoyance, seulement, au lieu d’aller à des Compagnies d’assurance, beaucoup trouvent mieux d’acheter de la terre, qu’ils connaissent, à laquelle ils ont travaillé et vers laquelle ils retournent volontiers.

La séance est levée à 11 heures.

***

Monsieur le Président,

Je regrette de ne pouvoir assister à la séance de samedi, devant partir ce jour pour la Russie. J’aurais voulu dire quelques mots du Congrès d’Anvers, où nous avons bataillé ferme, Yves Guyot, Ducret, Strauss, Lourdelet, etc., contre le socialisme sous toutes ses formes (protectionnisme, bimétallisme, intervention dans le contrat de travail). J’espère que notre collègue Yves Guyot se chargera de vous en parler.

Sur le terrain de la question en discussion je me serais placé au point de vue des inconvénients résultant :

1° Pour la production nationale d’une surcharge de frais généraux provenant de l’assurance obligatoire. La répercussion sur les salaires, prévue et annoncée par Fawcett, se réalise aujourd’hui. Quelques sociétés industrielles payent en Prusse autant en contributions d’assurances qu’à leurs actionnaires

2° Au point de vue moral, à celui de l’apaisement social, l’assurance obligatoire a eu l’inconvénient de faire naître des espérances, des appétits qui restent inassouvis, — de créer des illusions, de permettre aux socialistes de dire : « Voyez la concession arrachée au gouvernement bourgeois ; nous autres nous vous donnerons davantage et gratuitement ».

Enfin, comme toute atteinte au sentiment de la responsabilité, l’assurance obligatoire contre la maladie, fonctionnant bureaucratiquement, a augmenté dans des proportions effroyables le nombre des faux malades. Comme la loi des pauvres en Angleterre avant sa réforme, il y a cinquante ans, elle démoralise.

Agréez, etc.

ARTHUR RAFFALOVICH.

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