Le dangereux parti de la pitié et des bonnes intentions

Dans cette lettre de novembre 1704, que Boisguilbert envoie à Nicolas Desmarets, conseiller du Contrôleur général Chamillart, il insiste sur le danger que le parti de l’amour ou de la pitié du pauvre, celui des bonnes intentions, fait courir à la prospérité publique. C’est le procès de la démagogie et des bons sentiments aveugles, dressé par un penseur conscient de la force des lois économiques.       B.M.


Lettre de Boisguilbert à Desmarets, novembre 1704

[Archives nationales, G7 721. — Pierre de Boisguilbert ou la naissance de l’économie politique, vol. I, INED, p. 335. — Boislisle, Correspondance des contrôleurs généraux, vol. II, p. 548]

Monsieur,

Je me donne l’honneur de vous envoyer l’extrait d’un traité que j’ai fait de la nature et de l’intérêt des blés[1], tant par rapport à la nourriture des hommes qu’au revenu du royaume, dont ils composent la partie la plus essentielle, qui donne même la vie et le maintien à tous les autres. Si cette doctrine n’avait pas été absolument ignorée, depuis très longtemps, de tout le monde, hormis de M. le Contrôleur général et de vous, je ne serais pas excusable de vous avoir soupçonné de la même erreur, dont vous me convainquîtes du contraire d’une façon si authentique, lorsque je vous saluai chez ce ministre, que ce serait désormais une extrême injustice de croire que vous ignoriez rien du détail, non plus que lui, qui s’y est rendu très accompli : de sorte que tout ce que j’ai fait jusqu’ici, et que je ferai à l’avenir, n’est qu’un commentaire de ses vues, dont il jeta les premiers fondements lors de son arrivée en Normandie, tant à l’égard des tailles que des aides. Sur ce compte, trouvez bon, s’il vous plaît, Monsieur, que je prenne la hardiesse de vous demander l’honneur de votre protection et celui d’un commerce avec vous, au moins sur les blés, desquels vous avez accepté de vous charger en présence de M. le Contrôleur général. Le rétablissement des véritables intérêts de cette denrée primitive et de la nécessité absolue vous coûtera peu du côté de la chose, puisque, outre la véritable idée que vous en possédez parfaitement, vous trouverez un bon second en la nature, qui, tendant toujours à la perfection, achèvera puissamment ce que vous aurez une fois établi. Mais vous me permettrez de vous dire qu’il n’en ira pas tout à fait de même quand il sera question de faire voir clair à ceux qui ont été jusqu’ici dans les ténèbres sur une matière si essentielle. L’amour-propre, surtout lorsqu’il est placé dans un lieu éminent, ne prend pas plaisir que l’on lui fasse concevoir qu’il a été très longtemps dans une erreur très grossière. C’est par cette raison que Sénèque dit que, presque dans toutes les contestations ou disputes, non quaerimus doceri, sed non cedere. Ce qu’il y a de plus fâcheux est que le parti contraire prétend avoir de son côté l’amour ou la pitié du pauvre et les plus justes mesures pour éviter les sinistres effets d’une stérilité violente, pendant que c’est le moyen le plus certain de tomber dans l’un et l’autre de ces fâcheux accidents, comme l’expérience ne l’a que trop montré, ainsi que l’exemple de nos voisins, qui n’ont jamais rien souffert d’approchant, parce qu’ils ont suivi et suivent tous les jours des routes toutes opposées. Étrange fatalité de la monarchie, de n’avoir, pour être riche et heureuse, qu’à se défendre du zèle et des bonnes intentions de ceux qui la régissent ! M. le Contrôleur général et vous étant les uniques qui vous soyez sauvés de l’inondation, me fera souffrir cette expression. Si ce précis que je me donne l’honneur de vous envoyer est assez heureux pour se trouver de votre goût, je prendrai la même liberté pour tout l’ouvrage, dans lequel je fais voir invinciblement qu’empêcher la sortie et le commerce libre des blés en tout temps, hors ceux de cherté extraordinaire, qui portent leurs défenses avec eux, est la même chose que poignarder, toutes les années, une infinité de monde. Vous excuserez, s’il vous plaît, ma main, quoique très mauvaise, attendu les matières, qui n’admettent point de secrétaire, en ayant un qui peint fort bien. M. le Contrôleur général m’accorde la même grâce. Je suis, avec un fort grand respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Boisguillebert.

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[1] Mémoire qui fait voir que c’est avec très grande raison que Monsieur le Contrôleur général est plus porté à permettre l’enlèvement des grains hors le royaume que l’on ne l’était ci-devant [Service historique de l’armée, papiers de M. de Chamlay, vol. XIV, A1 2469, n°89]. Ce mémoire deviendra, après quelques retouches, le Mémoire qui fait voir en abrégé que plus les blés sont à vil prix, plus les pauvres sont misérables, ainsi que les riches, qui seuls les font subsister, et que plus il sort des grains du Royaume, et plus on se garantit d’une cherté extraordinaire publié dans le recueil Factum de la France, en 1707.

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