La République française, n°1, 26 février 1848

LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

JOURNAL QUOTIDIEN

Liberté. — Égalité. — Fraternité.

Justice. — Économie. — Ordre.


NUMÉRO 1. Samedi 26 Février 1848.


SOMMAIRE : Quelques mots sur le titre de notre journal — Notre programme — Les déboires du Trésor sont à résoudre par la baisse des dépenses — Calme et sang-froid de Parisiens — L’ordre et le travail, vrais moyens d’assurer la subsistance du peuple — Composition du gouvernement provisoire — Nomination des ministres du gouvernement provisoire — Soutien des troupes au gouvernement provisoire — Nouvelles diverses sur Léopold, roi des Belges, et l’ex-roi Louis-Philippe — Proclamation du chef d’état major provisoire — Bris de machine par des ouvriers — Formation de 24 bataillons par le gouvernement provisoire — Annonces du gouvernement provisoire.


Paris, 25 Février 1848.

Quelques mots d’abord sur le titre de notre journal.

Le Gouvernement provisoire veut la République, sauf ratification par le peuple. Nous avons entendu aujourd’hui le peuple de Paris proclamer unanimement le Gouvernement républicain du haut de ses glorieuses barricades, et nous avons la ferme conviction que la France entière ratifiera le vœu des vainqueurs de février. Mais, quoi qu’il advienne, alors même que ce vœu serait méconnu, nous conserverons le titre que nous ont jeté toutes les voix du peuple. Quelle que soit la forme de gouvernement à laquelle s’arrête la nation, la presse doit désormais demeurer libre ; aucune entrave ne saurait plus être apportée à la manifestation de la pensée. Cette liberté sacrée de la pensée humaine, naguère si impudemment violée, le peuple l’a reconquise, et il saura la garder. Donc, quoi qu’il advienne, fermement convaincus que la forme républicaine est la seule qui convienne à un peuple libre, la seule qui comporte le plein et entier développement de toutes les libertés, nous adoptons et nous maintiendrons notre titre de :

LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

***

Le temps et les événements nous pressent ; nous ne pouvons consacrer que quelques lignes à notre programme.

La France vient de se débarrasser d’un régime qui lui était odieux ; mais il ne suffit pas de changer les hommes, il faut changer aussi les choses.

Or, quelle était la base même de ce régime ?

La restriction, le privilège ! Non seulement la monarchie que les efforts héroïques du peuple de Paris viennent de renverser, s’appuyait sur un monopole électoral, mais encore elle s’attachait à elle par les liens invisibles du privilège une foule de branches de l’activité humaine. De là, la corruption qui souillait ce régime. Nous ne voulons plus de corruption, nous ne voulons plus de privilèges.

Nous voulons que le travail soit désormais pleinement libre ; plus de lois sur les coalitions, plus de réglementa qui empêchent les capitalistes et les travailleurs de porter ceux-là leurs fonds, ceux-ci leur travail dans les industries qui leur conviennent. La liberté du travail proclamée par Turgot et par l’Assemblée constituante doit être désormais la loi de la France démocratique.

Suffrage universel.

Plus de cultes salariés. Que chacun salarie le culte dont il se sert.

Liberté absolue de l’enseignement.

Liberté du commerce, autant que le comportent les besoins du fisc. Suppression des droits sur les denrées alimentaires comme sous la Convention. La vie à bon marché pour le peuple !

Plus de conscription ; recrutement volontaire.

Des institutions qui permettent aux ouvriers de connaître les lieux où le travail abonde, et qui leur apprennent jour par jour le taux des salaires sur toute l’étendue du territoire.

Respect inviolable de la propriété. Toute propriété a sa source dans le travail. Atteindre la propriété, c’est atteindre le travail.

Enfin, pour couronner l’œuvre de notre glorieuse régénération, nous demandons la clémence au dedans et la paix au dehors. Oublions le passé, élançons-nous vers l’avenir le cœur pur de toute haine, fraternisons avec tous les peuples de la terre, et bientôt sonnera l’heure où la liberté, l’égalité et la fraternité seront la loi du monde !

***

La France devra une reconnaissance éternelle aux hommes courageux qui ont accepté le fardeau des affaires publiques.

Car, outre les difficultés de la situation, il y a les inextricables difficultés dont les gouvernements antérieurs nous laissent le triste héritage.

Que d’abus à déraciner, par conséquent que d’intérêts à froisser !

Combien de taxes injustes, mal réparties, odieuses, impopulaires, mais qui, tout iniques qu’elles sont, n’en alimentent pas moins le trésor !

Comment supprimer ces taxes sans avoir préalablement pourvu aux besoins de la République ?

Elle n’est pas née des barricades pour chercher l’organisation par la désorganisation.

Citoyens, l’œuvre du courage est accomplie ; l’œuvre du bon sens et de la patience commence.

Nous avons choisi par acclamation les hommes du Gouvernement provisoire ; ayons confiance en eux. Nous voyons les obstacles semés sur leur route ; aidons-les à les vaincre.

Remarquez ceci : la monarchie de juillet nous laisse en déficit.

Plusieurs sources de revenus seront moins productives ; d’autres sont condamnées d’avance à tarir.

Il est donc certain que nos recettes vont diminuer.

Que faire ? imaginer d’autres impôts ? cela est impossible. En ce genre, les gouvernements passés ont épuisé le domaine de l’imagination elle-même.

Il n’y a donc qu’une ressource : diminuer les dépenses.

Mais il en est une à laquelle on ne peut toucher ; c’est la dette.

Il en est une autre pour laquelle la France ne peut plus prendre d’initiative, c’est celle qui est relative à la sécurité nationale.

Or, en ajoutant ces deux dépenses à celles qu’exigent rigoureusement les services publics, on voit d’un coup d’œil quelle est, en face du déficit et d’un affaiblissement certain des recettes, notre situation financière.

Ceci crée pour l’Europe entière un danger que nous nous efforcerons de lui signaler. Si elle suit les traditions de la vieille politique, si elle ne comprend pas sa position et la nôtre, le danger nous paraît inévitable, imminent, et tout-à-fait indépendant de la volonté de la France.

Nous appellerons là-dessus l’attention de nos lecteurs dans un prochain article.

***

Paris est calme. — Ce ne sont plus les gardes municipaux qui veillent au maintien de l’ordre public, c’est la Garde nationale, c’est le peuple lui-même, ce peuple qui en trois jours a su renverser un système formidable défendu par cent mille baïonnettes! Ces terribles combattants d’hier semblent aujourd’hui des vétérans blanchis dans la discipline. Le sang froid avec lequel ils exécutent les ordres du Gouvernement provisoire, prouve à la nation qu’ils sont aussi fermes après la réflexion qu’ils l’ont été au jour des barricades.

La physionomie de la ville est admirable. Une joie pure rayonne sur tous les fronts. C’est bien une véritable fête ; elle ne se terminera point comme celle du 23, par la trahison. Un fait digne de remarque, c’est que ni le combat, ni la fête n’ont été souillés par les excès trop fréquents dans de telles circonstances. Nous avons mémoire que le 22, vers onze heures du soir, un homme ivre s’étant approché d’un groupe de citoyens avec qui nous échangions quelques mots, fut ignominieusement chassé. « Va-t’en, lui cria-t-on, tu nous attristes ; on ne s’enivre pas dans un pareil jour. »

Pendant le combat comme après la victoire, le peuple, animé de cette haute probité qui le caractérise, a respecté la propriété, parce que le peuple est pénétré du sentiment de la justice, parce que le peuple se compose de travailleurs, et qu’il sait bien que la propriété est le résultat du travail.

Les caisses pour les secours aux blessés s’emplissent. Ceux qui n’ont pu contribuer à la victoire comprennent qu’il est de leur devoir de réparer autant qu’il est possible les pertes au prix desquelles elle a été obtenue.

À l’heure qu’il est, gardes nationaux, citoyens armés ou non armés, riches ou pauvres, échangent des paroles amicales, des poignées de mains fraternelles. Les distances sont comblées, et quand le commerce et le travail vont nous être rendus, le commerce et le travail garantis par la liberté, il n’y aura plus de pauvres en France. — Le Gouvernement provisoire sera maintenu, tout nous porte à le croire. Ceux qui le dirigent sont des hommes éprouvés par de longues années de lutte en des temps où la lutte finissait par quelque chose de plus cruel que la mort sur le pavé de Paris, par la mort dans l’exil ou sur la paille des prisons, éprouvés aussi par le talent, par l’expérience des affaires, éprouvés surtout, ne l’oublions pas, par la saine raison !

Vers le milieu de la journée, une affluence considérable de citoyens s’est rendue à l’Hôtel-de-Ville. Les salles ont été envahies, mais l’ordre le plus parfait n’a cessé de régner dans les rangs des citoyens. Plusieurs allocutions ont été prononcées ; le peuple y a répondu par les cris mille fois répétés de : « Vive la République ! » Le Gouvernement provisoire commence sous les plus heureux auspices ; il a été ratifié par quelque chose de plus significatif que le vote, par l’acclamation de toute la France.

Le temps nous manque pour écrire plus longuement. On comprend qu’une œuvre entreprise et exécutée en un jour, le lendemain d’une révolution, ne saurait de prime abord prendre tout son développement. Nous avons, comme le peuple, obéi à un mouvement spontané et fait en quelque sorte le coup de fusil de la pensée. « À chacun son œuvre! » comme disait Arago du haut des fenêtres du National. Demain nous suivrons les événements et nous prendrons comme eux une marche normale et régulière.

***

La tranquillité se rétablit comme par enchantement dans Paris ; les magasins se rouvrent, la confiance commence à renaître. Quelques personnes manifestent des craintes au sujet des subsistances ; ces craintes sont chimériques. Chacun sait que la récolte a été d’une extrême abondance cette année. Il semble que la Providence ait voulu bénir l’année de notre délivrance, car elle nous épargne la plus rude des épreuves qu’aient eu à traverser nos pères de 1789 ; elle nous épargne la disette. Cependant une condition est indispensable pour que les approvisionnements se fassent régulièrement, c’est que les citoyens continuent à maintenir l’ordre comme ils l’ont fait jusqu’à présent ; c’est aussi que chacun reprenne ses travaux accoutumés, à l’exception des citoyens que réclame le soin de la défense de la capitale. L’ordre et le travail, voilà les vrais moyens d’assurer la subsistance du peuple.

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[Pièces non reprises : Composition du gouvernement provisoire — Nomination des ministres du gouvernement provisoire — Soutien des troupes au gouvernement provisoire — Nouvelles diverses sur Léopold, roi des Belges, et l’ex-roi Louis-Philippe — Proclamation du chef d’état major provisoire] 

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Au milieu de l’ordre admirable de la population parisienne, on assure que quelques machines ont été brisées. Nous comptons assez sur le bon sens et les excellents sentiments des travailleurs pour croire que de si déplorables désordres ne se renouvelleront point. Les machines sont des outils perfectionnés. Briser les outils, n’est-ce pas rendre le travail impossible ?

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[Pièces non reprises : Formation de 24 bataillons par le gouvernement provisoire — Annonces du gouvernement provisoire.]


Les rédacteurs : FRÉD. BASTIAT, HIPPOLYTE CASTILLE, MOLINARI.

IMPRIMERIE DE NAPOLÉON CHAIX ET Cie, RUE BERGÈRE, 8.

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