Lors des insurrections de 1848, l’action de Bastiat et de Molinari fut importante. Elle n’a pourtant pas beaucoup attiré l’attention des historiens. Elle a pris la forme d’un journal, Jacques Bonhomme, une feuille libérale très vindicative, publiée parmi tant d’autres, au milieu des insurrections de juin 1848. Ce journal éphémère s’étalait sur deux pages seulement, destinées à être vendues ensemble comme un numéro, ou placardées au mur séparément, pour être lues dans la rue. On comprendra dès lors pourquoi le style des articles qui y sont contenus est si relâché, si plaisant et si enfantin.
Le journal n’eut que quatre numéro, et, étant apparu le 11 juin, il disparut pour toujours le 13 juillet 1848.
Il avait couvert la politique nationale de la France, avec un œil résolument et ouvertement libéral. Il avait critiqué Louis-Napoléon Bonaparte autant que Ledru-Rollin ou le général Cavaignac.
Il portait un nom étrange, qu’il convient d’expliquer. Jacques Bonhomme était l’équivalent au dix-neuvième siècle de Monsieur Toulemonde, comme les Anglais ont eu John Bull et les Américains John Does. Il s’agit de l’homme moyen, le quidam, l’individu quelconque. En choisissant ce titre, Bastiat, Molinari et les autres tâchaient de signifier qu’ils parleraient pour le Français moyen ; qu’ils chercheraient ses véritables intérêts ; surtout, qu’ils combattraient pour lui.
Dans un ouvrage, nous avons réédité l’ensemble des articles des quatre différents numéros de Jacques Bonhomme, auxquels nous avons eu accès grâce à l’amabilité du professeur David Hart, que nous tenons à remercier ici.
Chacun des numéros a en outre été retranscrit comme dans l’original, et rendu disponible en format A3 sur le site de l’Institut Coppet. De sorte qu’il est possible d’imprimer soi-même les numéros sur une feuille recto verso, et de découvrir ces articles dans des conditions proches de celles du parisien moyen qui cherchait le réconfort du bon sens au milieu des pagailles de la révolution de 1848.
Le premier numéro commençait ainsi :
Histoire de Jacques Bonhomme.
Comment est venue à Jacques Bonhomme l’idée écrire un journal.
Et d’abord Jacques Bonhomme vous dira qui il est et pourquoi on l’a baptisé du nom de Jacques Bonhomme.
Il y a bien longtemps de cela — bien des centaines d’années — des seigneurs grands et petits étaient les maîtres du pays. Comme ces gens-là passaient leur vie à se chamailler entre eux, comme ils ne travaillaient aucunement ni de la pioche, ni de la bêche, ni du marteau, leur nourriture et leur entretien se trouvaient à la charge de ceux qui travaillaient. Et le fardeau était lourd, croyez-moi ! car on ne ménage pas son beurre quand on va le chercher dans le garde-manger du voisin. Cependant, les gens de travail ne se plaignaient pas trop ; pourvu qu’on leur laissât de quoi vivre, eux, leurs femmes et leurs enfants, ils payaient sans mot dire les redevances, et ils faisaient les corvées. C’était un bon peuple, bien doux, bien inoffensif, et qui se consolait vite de ses peines lorsqu’on lui disait le mot pour rire. Voyant cela, ceux qui le grugeaient et qui le tondaient à ras lui avaient donné le nom de Jacques Bonhomme. Avaient-ils envie de faire cadeau d’une parure à leurs femmes ou de doter leurs filles — ils s’adressaient à Jacques Bonhomme. — Jacques, mon bon Jacques, lui disaient-ils, donne-nous un peu plus de blé, un peu plus d’huile, un peu plus de vin sur ta récolte ; et si Jacques lui répondait : — Mais je vous en donne déjà pas mal, de mon blé, de mon huile et de mon vin, — ils répliquaient : — Jacques, mon ami Jacques, tu t’égares ; c’est dans ton intérêt que nous te demandons un supplément de blé, d’huile et de vin ; cela fera aller le commerce, et tu finiras toi-même par en profiter. L’impôt est le meilleur des placements.
Jacques Bonhomme, qui n’était pas un sot, quoiqu’en ce temps-là il sût à peine lire, Jacques Bonhomme trouvait bien que le raisonnement louchait un peu ; cependant il payait tout de même. Il était si bien nommé Jacques Bonhomme !
D’autres fois on lui disait : Jacques, mon ami Jacques, sais-tu bien ce qui vient d’arriver ? Un étranger a osé dire que ton seigneur et maître, le roi de France, vit avec une c… ; Jacques, il faut punir l’insolent : donne-nous ta vache avec son veau et envoie ton fils aîné à la frontière. — Et si Jacques s’avisait là-dessus de raisonner, et de demander qu’au moins on lui laissât son veau, — on lui répondait encore : — Jacques, mon ami Jacques, vous voulez donc laisser insulter impunément l’honneur national ! Jacques, mon ami Jacques, vous êtes un factieux ! Mais prenez-y garde : si vous refusez au roi l’impôt qui lui est dû, le roi vous enverra ramer sur ses galères.
Et comme Jacques Bonhomme se souciait peu d’aller ramer sur les galères du roi, il vendait sa vache avec le veau, en donnait le prix au collecteur et il envoyait son fils à la frontière. Puis, de grand matin, jusque bien avant dans la soirée, il se remettait à piocher son coin de terre.
Un jour pourtant, Jacques Bonhomme se fatigua de piocher toujours sans pouvoir rien garder dans sa pauvre escarcelle ; il déposa sa pioche, prit un fusil, et se mit à faire des révolutions.
Il en fit une, deux, trois, puis il déposa son fusil et recommença à piocher.
Mais, après avoir fait ses trois révolutions, voici que Jacques Bonhomme s’aperçoit que les choses, au lieu de tourner de mal en bien, vont de mal en pis, et Jacques Bonhomme, dont la famille a grossi, et avec elle les soucis du jour, Jacques Bonhomme est fort inquiet, Jacques Bonhomme se gratte l’oreille, Jacques Bonhomme cherche un moyen honnête de se tirer d’affaire.
Comme bien vous pensez, Jacques Bonhomme ne manque pas d’amis ; car, enfin, Jacques, malgré les révolutions, a bien encore un peu de blé dans son grenier et quelques litres de vin dans son cellier, et tous ses amis lui donnent à l’envi des conseils. — Jacques, lui dit l’un, Jacques, mon ami, vois-tu bien, tu as fait un pas de clerc : brise ton fusil, rappelle ceux que tu as chassés, laisse-les te conduire comme ils l’entendront, et paie leur l’impôt sans mot dire ! Vois-tu bien, Jacques, ton rôle, à toi, c’est de payer. — Tu as payé, tu paies et tu paieras. Remets donc les choses comme devant. Tu payais beaucoup alors, c’est vrai ; mais si les choses continuent à aller comme elles vont, vois-tu bien, si peu qu’on te demande, Jacques, tu ne le pourras donner, car tu n’auras plus rien.
— N’écoute pas, Jacques, lui crie un autre. Jacques, mon ami, tu n’as pas fait trois révolutions pour n’en tirer aucun profit. Jacques, mon ami, reprends ton fusil, et au besoin ta hache ou ta faux, et continue à faire la guerre aux aristocrates, jusqu’à ce qu’il n’en demeure plus un seul debout. Alors, crois-moi, tu deviendras riche et tu seras heureux.
— Jacques, mon ami Jacques, que vas-tu faire ? N’écoute pas ces hommes à ceinture rouge. Ne fais point la guerre aux aristocrates, Jacques ; il y a d’autres moyens de te tirer d’affaires. Il y en a un surtout qui est infaillible… c’est moi qui l’ai inventé. Il ne te coûtera pas cher, Jacques, et il t’enrichira pour sûr…
Jacques, qui était bien décidé à ne pas revenir au temps passé, mais qui répugnait fort à reprendre son fusil, Jacques prêtait une oreille attentive aux paroles de son troisième ami, et il était sur le point de conclure le marché, lorsqu’on le tira par sa blouse pour lui offrir un autre remède non moins infaillible, — puis un second, — puis un troisième ; si bien que Jacques ne savait plus auquel entendre.
Alors il poussa une idée à Jacques Bonhomme. Mes amis, pensa-t-il, s’occupent beaucoup de mes affaires, si je m’en occupais aussi, moi ? Si je cherchais où va mon argent ; si je m’occupais de savoir pourquoi on ne me permet pas de faire ceci ou cela à ma guise ; pourquoi on m’oblige d’acheter cher ici mon pain, ma viande, mon chauffage et mes outils, tandis que je pourrais les avoir à bon marché un peu plus loin ; pourquoi on me prend chaque année mes enfants les plus robustes pour en faire des soldats, quand j’aurais plus de profit à en faire des laboureurs ou des artisans ; pourquoi on m’oblige à payer de gros appointements par ci, de gros appointements par là, absolument comme sous l’Ancien régime ; pourquoi, enfin, on me soutire autant et plus d’argent qu’on m’en soutirait autrefois.
Ayant fait ces réflexions, Jacques Bonhomme se mit à étudier le budget de la république et à lire des livres d’économie politique ; de tout cela, il retira grand fruit ; il commença à voir jour dans les affaires, et voulant que tout le monde y pût voir comme lui, il se mit à raconter ce qu’il avait appris.
Maintenant, mes chers amis, prêtez attention, je vous prie, aux discours de Jacques Bonhomme. C’est un homme de bonne humeur et de bon esprit, un démocrate de la vieille souche, et, grands et petits, vous aurez tous profit à l’écouter.
La Liberté
J’ai beaucoup vécu, beaucoup vu, observé, comparé, étudié, et je sais arrivé à cette conclusion :
« Nos pères avaient raison de vouloir être LIBRES, et nous devons le vouloir aussi. »
Ce n’est pas que la liberté n’ait des inconvénients ; tout en a. Arguer contre elle de ces inconvénients, c’est dire à un homme qui est dans le bourbier : N’en sortez pas, car vous ne le pouvez sans quelque effort.
Ainsi il serait à souhaiter qu’il n’y eût qu’une foi dans le monde, pourvu que ce fût la vraie. Mais où est l’autorité infaillible qui nous l’imposera ? En attendant qu’elle se montre, maintenons la liberté d’examen et de conscience.
Il serait heureux que le meilleur mode d’enseignement fût universellement adopté. Mais qui le possède, et où est son titre ? Réclamons donc la liberté d’enseignement.
On peut s’affliger de voir des écrivains se complaire à remuer toutes les mauvaises passions. Mais entraver la presse, c’est entraver la vérité aussi bien que le mensonge. Ne laissons donc jamais périr la liberté de la presse.
C’est une chose fâcheuse que l’homme soit réduit à gagner son pain à la sueur de son front. Il vaudrait mieux que l’État nourrît tout le monde ; mais c’est impossible. Ayons du moins la liberté du travail.
En s’associant, les hommes peuvent tirer un plus grand parti de leurs forces. Mais les formes de l’association sont infinies ; quelle est la meilleure ? Ne courons pas la chance que l’État nous impose la plus mauvaise, cherchons à tâtons la bonne et réclamons la liberté d’association.
Un peuple a deux manières de se procurer une chose : la première, c’est de la faire ; la seconde, c’est d’en faire une autre et de la troquer. Il vaut certainement mieux avoir l’option que de ne l’avoir pas. Exigeons donc la liberté de l’échange.
Je me mêle aux débats publics, je m’efforce de pénétrer dans la foule pour prêcher toutes les libertés dont l’ensemble forme la liberté.
***
Laissez faire ! — Je commence par dire, pour prévenir toute équivoque, que laissez faire s’applique ici aux choses honnêtes, l’État étant institué précisément pour empêcher les choses déshonnêtes.
Cela posé, et quant aux choses innocentes par elles-mêmes, comme le travail, l’échange, l’enseignement, l’association, la banque, etc., il faut pourtant opter. Il faut que l’État laisse faire ou empêche de faire.
S’il laisse faire, nous serons libres et économiquement administrés, rien ne coûtant moins que de laisser faire.
S’il empêche de faire, malheur à notre liberté et à notre bourse. À notre liberté, puisque empêcher c’est lier les bras : à notre bourse, car pour empêcher, il faut des agents, et pour avoir des agents, il faut de l’argent.
À cela les socialistes disent : Laissez faire ! mais c’est une horreur ! — Et pourquoi, s’il vous plaît ? — Parce que, quand on les laisse faire, les hommes font mal et agissent contre leurs intérêts. Il est bon que l’État les dirige.
Voilà qui est plaisant. Quoi ! vous avez une telle foi dans la sagacité humaine que vous voulez le suffrage universel et le gouvernement de tous par tous ; et puis, ces mêmes hommes que vous jugez aptes à gouverner les autres, vous les proclamez inaptes à se gouverner eux-mêmes !
(La suite du premier numéro, et l’intégralité des trois autre numéros, est disponible gratuitement sur le site des éditions de l’Institut Coppet.)
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