Contre les libéraux de son temps, antireligieux pour les uns, et qui feraient pour les autres « bon marché du libre arbitre et des lois pour pouvoir dormir tranquilles dans leur lit », Tocqueville se place en libéral d’une espèce nouvelle, ami de la morale et de la religion, comme il l’explique à son ami Eugène Stöffels dans cette lettre rédigée à l’été 1836.
Lettre d’Alexis de Tocqueville à Eugène Stöffels
Berne, 24 juillet 1836[1]
[…] Tu es, en vérité, bien fou de croire que je trouverai mauvais ou ridicule le conseil que tu me donnes. Je ne suis pas encore assez grand garçon, Dieu merci, pour ne pas considérer comme un des plus grands biens à retirer de l’amitié les avis sincères et vrais des amis. Ta lettre m’aurait donc attaché davantage à toi, si je pouvais l’être. Quant à ta lettre elle-même, je te dirai franchement que je la trouve supérieure à toutes tes conversations et qu’elle me prouve de plus en plus ce que tu serais capable de faire si tu parvenais jamais à secouer cette maudite paresse misanthropique qui te dévore. Mais que Dieu nous soit en aide, et cela arrivera peut-être.
Je ne sais trop comment te répondre. Il faudrait le faire longuement pour être compris, et je n’ai pas le temps d’écrire longuement. Ne prends donc cette réponse que pour des à peu près fort vagues qui ont besoin d’être complétés. Tu me parais avoir bien compris les idées générales sur lesquelles repose mon programme. Ce qui m’a le plus frappé de tout temps dans mon pays, mais principalement depuis quelques années, ç’a été de voir rangés d’un côté les hommes qui prisaient la moralité, la religion, l’ordre ; et de l’autre ceux qui aimaient la liberté, l’égalité des hommes devant la loi[2]. Ce spectacle m’a frappé comme le plus extraordinaire et le plus déplorable qui ait jamais pu s’offrir aux regards d’un homme ; car toutes ces choses que nous séparons ainsi sont, j’en suis certain, unies indissolublement aux yeux de Dieu. Ce sont toutes des choses saintes, si je puis m’exprimer ainsi, parce que la grandeur et le bonheur de l’homme dans ce monde ne peuvent résulter que de la réunion de toutes ces choses à la fois. Dès lors j’ai cru apercevoir que l’une des plus belles entreprises de notre temps serait de montrer que toutes ces choses ne sont point incompatibles ; qu’au contraire, elles se tiennent par un lien nécessaire, de telle sorte que chacune d’elles s’affaiblit en se séparant des autres. Telle est mon idée générale. Tu la comprends très bien ; tu la partages. Il y a cependant une nuance déjà entre toi et moi. J’aime la liberté plus vivement, plus sincèrement que toi. Tu la désires, s’il est possible de l’obtenir sans peine, et tu es prêt à prendre ton parti de t’en passer. Ainsi d’une multitude d’honnêtes gens en France. Ce n’est pas là mon sentiment. J’ai toujours aimé la liberté d’instinct, et toutes mes réflexions me portent à croire qu’il n’y a pas de grandeur morale et politique longtemps possible sans elle. Je tiens donc à la liberté avec la même ténacité qu’à la moralité, et je suis prêt à perdre quelque chose de ma tranquillité pour l’obtenir[3].
À cette nuance près nous sommes d’accord sur le but. Mais tu prétends que nous différons prodigieusement sur les moyens : et je crois, en vérité, que c’est ici que tu ne me comprends qu’incomplètement.
Tu crois que je vais mettre en avant des théories radicales et presque révolutionnaires. En cela tu te trompes. J’ai montré et je continuerai à montrer un goût vif et raisonné pour la liberté, et cela pour deux raisons : la première, c’est que telle est profondément mon opinion ; la seconde, c’est que je ne veux pas être confondu avec ces amis de l’ordre qui feraient bon marché du libre arbitre et des lois pour pouvoir dormir tranquilles dans leur lit. Il y en a déjà assez de ceux-là, et j’ose prédire qu’ils n’arriveront jamais à rien de grand et de durable. Je montrerai donc franchement ce goût de la liberté, et ce désir général de la voir se développer dans toutes les institutions politiques de mon pays ; mais en même temps je professerai un si grand respect pour la justice, un sentiment si vrai d’amour de l’ordre et des lois, un attachement si profond et si raisonné pour la morale et les croyances religieuses, que je ne puis croire qu’on n’aperçoive pas nettement en moi un libéral d’une espèce nouvelle, et qu’on me confonde avec la plupart des démocrates de nos jours[4]. Voilà mon plan tout entier. Je te le développe à bâtons rompus, mais sans arrière-pensée aucune. Te dire par quels moyens je m’efforcerais de mettre en lumière ces idées, c’est ce qu’il me serait impossible de faire d’avance. Dieu seul sait si je serai jamais en état d’agir d’une manière quelconque sur mes contemporains, et c’est peut-être chez moi déjà une grande présomption que d’en avoir la pensée. Mais sois sûr que si j’agis jamais, ce sera successivement, avec prudence, en laissant conclure de ma conduite mes idées, plutôt que de les jeter toutes ensemble à la tête du public. Si j’ai montré jusqu’à présent une qualité quelconque, je crois que c’est l’esprit de conduite. J’espère continuer à en faire usage ; mais rappelle-toi toujours, mon cher ami, mon point de départ. Mon but serait de réunir, comme je le disais au commencement de ma lettre, les deux ou trois grandes choses que nous voyons séparées. Pour cela il faut d’abord que je montre ce qui est, c’est-à-dire que j’aime passionnément les unes et les autres. Tu t’en serais bien aperçu si tu avais été un démagogue. Tu m’aurais entendu plaider bien plus vivement la cause de la religion et de la morale que celle de la liberté. Mais tu es du nombre de ces braves gens que j’aime de tout mon cœur, et avec lesquels j’ai bien de la peine à raisonner de sang-froid, parce qu’ils ont dans leurs mains la destinée de leur pays et ne veulent pas s’en saisir. Si ces hommes purs et honnêtes voulaient aimer la liberté comme ils aiment la vertu, ces deux choses se réhabiliteraient l’une par l’autre, et nous serions sauvés.
Voilà en gros et fort à la hâte ce que j’ai à te dire. Loin de voir avec déplaisir des lettres semblables à celles que tu viens de m’écrire, je les regarderai toujours comme les fruits les plus précieux de notre amitié, et tu ne peux en resserrer plus sûrement les liens qu’en m’en écrivant souvent de semblables.
Dis-moi, si tu veux, que j’entreprends une œuvre téméraire, supérieure à mes facultés ; que c’est un rêve, une chimère, soit. Mais laisse-moi du moins la croyance que l’entreprise est une chose belle, grande et noble ; qu’elle mérite le temps, la fortune, la vie d’un homme ; et qu’il vaut mieux y échouer que de réussir d’une autre manière. Persuader aux hommes que le respect des lois divines et humaines est le meilleur moyen de rester libre, et que la liberté est le meilleur moyen de rester honnête et religieux, cela ne se peut pas, diras-tu ?
Je suis aussi tenté de le croire. Mais la chose est vraie pourtant, et à tout risque je tenterai de la dire […].
Je serai à Genève le 25 août […].
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[1] Cette lettre est citée par fragments dans l’édition de Beaumont (t. VI).
[2] Dans l’introduction de la Démocratie en Amérique, Tocqueville parle aussi de cette situation. « Les hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la liberté attaquent les religions. »
[3] Dans le brouillon, Tocqueville écrivait : « et je suis prêt à perdre quelque chose de ma tranquillité pour l’obtenir et à dire comme ce Polonais du XVe siècle : Malo periculosam libertatem quam quietum servitium. » [Je préfère les périls de la liberté à la quiétude de l’esclavage.]
[4] Tocqueville est plus dur dans son brouillon : « et qu’on me confonde avec les sales démocrates de nos jours ».
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