Tout à la fois philosophe, économiste et homme d’État, Daunou a eu une influence sensible sur le cours des évènements auxquels il fut mêlé : la Révolution française, le Directoire, l’Empire, les deux Restauration, et la Monarchie de Juillet.
Pierre Daunou : un libéral modéré au temps du fanatisme
par Gérard Minart [1]
(Laissons Faire, n°7, décembre 2013 ; n°8, janvier 2014)
Première partie d’une courte étude qu’a réalisée Gérard Minart, historien des idées, sur la vie et le combat de Pierre Daunou. Tout à la fois philosophe, économiste et homme d’État, Daunou a eu une influence sensible sur le cours des évènements auxquels il fut mêlé : la Révolution française, le Directoire, l’Empire, les deux Restauration, et la Monarchie de Juillet. Dans ce premier article, c’est à cette vie passionnante, toute consacrée à la défense des libertés, que nous nous intéresserons. Dans le suivant, qui paraîtra le mois prochain, sera évoqué son combat, très actuel, contre l’excès d’impôt, qualifié par Daunou de « brigandage contre les propriétés ».
L’histoire de la pensée économique ne se résume pas aux œuvres des seuls grands économistes. Beaucoup d’autres sources sont venues enrichir cette histoire. Ces autres sources sont représentées, soit par des notabilités qui ont été des acteurs de l’économie sans beaucoup écrire sur elle — l’exemple-type est Vincent de Gournay —, soit par des personnalités qui se sont illustrées dans d’autres spécialités de la vie intellectuelle mais ont laissé d’importants écrits, courts ou longs, touchant de près ou de loin à l’économie. Quelques exemples-types, parmi beaucoup d’autres : Condorcet, Benjamin Constant, Tocqueville.
Ainsi, vue d’un peu loin et d’un peu haut, l’histoire de la pensée économique ressemble à une magnifique forêt. Il y a ce qu’on voit : quelques très grands arbres — Turgot, Adam Smith, Jean-Baptiste Say, David Ricardo, Thomas Malthus et beaucoup d’autres, qui dominent, et parfois écrasent le paysage. Et il y a ce qu’on ne voit pas, ou que l’on voit moins : un riche et dense foisonnement de personnalités extrêmement diverses mais qui, elles aussi, chacune à sa façon, ont participé à l’approfondissement ou à l’enrichissement de la discipline. Daunou appartient à cette dernière catégorie.
Daunou n’est pas principalement ni essentiellement un économiste. Ses centres d’intérêt sont ailleurs. Ils peuvent se résumer à quatre thèmes : la liberté, le droit, les garanties, l’instruction publique. Toutefois, c’est un descendant en ligne directe du Siècle des Lumières et de l’Encyclopédie. Comme tel, l’économie ne pouvait pas échapper à sa réflexion et à ses investigations.
On le découvrira en jetant trois coups de projecteur sur trois aspects de sa pensée qui recoupent l’économie : le premier est sa conception — théorique et pratique — de la propriété et du droit de propriété ; le deuxième est son approche des garanties individuelles. Daunou, en effet, ouvre le compas pour étendre la sphère protectrice des garanties non seulement à l’individu et à ses propriétés mais, au-delà, à l’ensemble de l’activité économique ; le troisième, qui découle des deux précédents, concerne la place et le rôle de ce qu’il appelle la compétence sociale — on dirait aujourd’hui l’État — dans le processus de production des richesses. Ces trois aspects sont déterminants car c’est à la fois par le droit de propriété, par les garanties et par le rôle limité de l’État que l’École libérale de l’époque, à laquelle appartenaient Daunou et Benjamin Constant, a voulu stabiliser et consolider, on disait à ce moment-là « terminer », la Révolution française.
Avant de plonger sous les feux de ces trois coups de projecteur il importe de s’arrêter sur les grandes étapes de la vie de Daunou. Pour lui plus que pour certains autres, action et réflexion sont étroitement mêlées.
En effet, Daunou a été d’abord et avant tout un homme engagé dans les combats pour la liberté et la société de droit à l’une des époques les plus troublées, et parfois les plus sanguinaires de notre histoire. Daunou est un libéral dans l’âme, mais d’un libéralisme qui s’est exprimé dans l’exercice de ses nombreuses responsabilités politiques plutôt que dans une grande œuvre théorique.
Son principal livre peut être considéré comme une sorte de bréviaire du libéralisme pratique. Son titre exact : Essai sur les garanties individuelles que réclame l’état actuel de la société. Cet ouvrage a d’abord paru en 1818 dans Le Censeur européen de Comte et Dunoyer, avant de connaître son édition définitive en 1819.
L’intérêt que présente Daunou dans l’histoire politique et parlementaire de son temps réside donc en ceci que le libéralisme de cet intellectuel, de ce parfait érudit, est un libéralisme en actes.
Né à Boulogne-sur-Mer en 1761, mort à Paris en 1840, sa courbe de vie recouvre une période historique considérable : à sa naissance Louis XV gouverne encore, et il meurt sous Louis-Philippe. C’est dire qu’il a connu tout Louis XVI, toute la Révolution, tout Napoléon, les deux Restaurations et une partie de la Monarchie de Juillet. Cela rappelle le regard que le critique et historien Albert Thibaudet portait sur cette période :
« Qui aura vécu sa jeunesse sous Louis XVI, sa maturité sous la Révolution et l’Empire, sa vieillesse sous la Restauration, tiendra dans sa mémoire un des morceaux de durée les plus variés et les plus puissants que l’histoire ait permis. » [2]
La vie de Pierre Claude François Daunou peut être découpée en quelques étapes significatives et qui aident à comprendre ses engagements et ses écrits.
Première étape : l’Oratoire de France.
Daunou est l’oratorien par excellence. Il a parcouru tout le cycle de l’Oratoire : élève, novice, professeur, prêtre, directeur de séminaire. Jusqu’à l’âge de 31 ans, l’Oratoire résume toute son existence. Nul doute qu’il a puisé là les principaux éléments constitutifs de son libéralisme. L’Oratoire était attentif aux évolutions de la société, aux développements des sciences et, de façon générale, aux idées nouvelles. De surcroît son organisation interne reposait sur l’élection. « La congrégation, écrit Sainte-Beuve, avait trop de fenêtres ouvertes sur le monde pour que l’air extérieur n’y entrât pas très aisément. » [3]
Deuxième étape : la Révolution.
Dès 1789, Daunou entre dans le combat intellectuel en faveur de la Révolution et publie, le 23 juillet, son premier texte politique : Le Contrat social des Français en 1789.
Il s’y réclame de Montesquieu, ( « Les vrais principes d’un pacte social se trou- vent dans l’Esprit des lois ») ; plaide pour la séparation des pouvoirs, (« Il faut que le gouvernement, assez fort pour procurer l’exécution de la loi, ne soit pas assez puissant pour oser la faire » ) ; se prononce pour la théorie du droit naturel, ( « Les lois civiles ne doivent être que les lois naturelles interprétées et sagement adaptées aux circonstances : d’abord, ce que la raison prescrit universellement, ensuite ce qui est relativement utile : voilà les deux bases essentielles d’une législation »).
Il proclame que, désormais, la Souveraineté émane de la nation, (« La raison prouve clairement la Souveraineté nationale ») et demande la disparition des Trois Ordres car ils sont un obstacle à l’émergence d’un pouvoir législatif, donc d’une Volonté nationale. Enfin, il considère que la sûreté, la liberté, la propriété sont des droits sacrés de l’individu.
À l’époque – il a 28 ans – il est déjà libéral mais n’est pas encore républicain : il adhère donc à l’idée d’une monarchie constitutionnelle. La conclusion de son opuscule est révélatrice : « Vive la Nation ! Vive la Liberté ! Vive Louis le citoyen. » Fin 1789 et début 1790, il publie dans Le Journal encyclopédique des Lettres sur l’Education que l’Oratoire reprend à son compte pour en faire un Plan d’Éducation que la congrégation présente à l’Assemblée constituante.
Notons au passage que dans ce document Daunou préconise l’enseignement de l’économie, en commençant par des éléments de l’agriculture et du commerce, les deux activités principales de l’époque, et cela dès les Petites Ecoles, autrement dit dès notre Primaire d’aujourd’hui. Cette initiation se place aussitôt après l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, de l’arithmétique et à égalité avec la gram- maire, l’histoire et la géographie.
Enfin, en janvier 1791, il prend position en faveur de la Constitution civile du clergé, au nom du retour de l’Eglise à la pureté évangélique de ses origines, et prête serment.
Troisième étape : la Convention nationale.
En septembre 1792, à l’âge de 31 ans, Daunou est élu à la Convention nationale pour y représenter le Pas-de-Calais. Seront élus en même temps que lui dans le même département : Robespierre, Carnot, Thomas Paine.
Lors du procès de Louis XVI, il défend la société de droit.
Il demande que les formes judiciaires issues de la Déclaration des droits de l’homme et des lois qui ont suivi, lesquelles ont mis en place un nouveau système pénal, soient appliquées à Louis XVI comme à tout autre citoyen. D’autant qu’au moment du procès, Louis XVI n’est plus roi puisque la Convention, dans les premiers jours de ses travaux, a aboli la royauté et proclamé la République.
Il refuse à la Convention le droit de s’ériger en tribunal car elle sera alors juge et partie :
« Législateurs, proclame-t-il, livrez donc Louis XVI à l’action commune des lois, au cours naturel de l’équité publique. Citoyens, ce jugement sera assez solennel, s’il est assez juste ; et il sera assez juste s’il est environné des formes légales, protectrices des droits naturels de tout accusé. » [4]
Il s’oppose avec vigueur à Robespierre et à Saint-Just qui veulent que le roi soit exécuté sans jugement sous le prétexte que « le peuple » a jugé Louis XVI lors de la journée insurrectionnelle du 10 août 1792. Daunou s’élève contre de tels principes qui sont la négation de la société de droit :
« La sévérité d’un républicain, dit-il, n’est pas la barbarie d’un cannibale fanatique et ce n’est pas de ce fanatisme que je puis espérer le rétablissement du bonheur social. Il ne faut point appeler hauteur de la révolution ce qui ne serait que la région des vautours. Restons dans l’atmosphère de l’humanité et de la justice. Ce sont là les seuls éléments qui conviennent à un peuple libre » [5]
Cette défense de la société de droit incarnée par Daunou face à la société totalitaire personnifiée par Robespierre et Saint-Just, sera, écrit Sainte-Beuve, « le plus beau moment de la vie de Daunou ».
Hostile, comme Condorcet, dont il est très proche, à la peine de mort, Daunou vote contre l’exécution de Louis XVI et se prononce pour son bannissement.
Quelque temps après, il publie un texte capital : l’Essai sur l’instruction publique, où il combat de nouveau Robespierre, lequel veut étatiser l’enseignement. Daunou, au contraire, se prononce en faveur du libéralisme scolaire.
En juin 1793, il proteste publiquement contre la proscription des Girondins. Cela lui vaut d’être arrêté et emprisonné. Ayant échappé à l’échafaud, il ne sera libéré qu’après la chute de Robespierre. Il sort de prison en octobre 1794 et retrouve son poste de Représentant à la Convention nationale en décembre de la même année.
L’une de ses premières démarches après sa réintégration est de faire acheter par la Convention nationale 3000 exemplaires du livre que Condorcet, proscrit et pourchassé par les amis de Robespierre, a écrit avant de mourir : l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.
« C’est un livre classique offert à vos écoles républicaines par un philosophe infortuné, proclame-t-il, et vos élèves, en y étudiant l’histoire des sciences et des arts, y apprendront surtout à chérir la liberté, à détester et à vaincre toutes les tyrannies. Puisse ce déplorable exemple des plus rares talents perdus pour la patrie, pour la cause de la liberté, pour les progrès des lumières, pour leurs applications bienfaisantes aux besoins de l’homme civilisé, exciter des regrets utiles à la chose publique ! Puisse cette mort, qui ne servira pas peu, dans l’histoire, à caractériser l’époque où elle est arrivée, inspirer un attachement inébranlable aux droits dont elle fut la violation ! » [6]
Quatrième étape : le Directoire.
Avant que la Convention ne se sépare définitivement, Daunou lui fait voter deux textes importants :
Le premier, en août 1795, est la Constitution de l’An III, encore appelée par les historiens Constitution Daunou. Elle fonde un nouveau régime : le Directoire. C’est le premier modèle, en France, de constitution pour une république libérale.
On pourrait la qualifier de constitution « brise-lames » dans la mesure où elle vise à briser la déferlante jacobine qui a été responsable de la Terreur et à stabiliser la Révolution. Pour la première fois, elle scinde le pouvoir législatif en deux Conseils et fractionne le pouvoir exécutif entre cinq Directeurs. Mais elle ne prévoit rien pour arbitrer les conflits entre le législatif et l’exécutif, ce qui sera source de blocages et de coups d’Etat.
Le deuxième texte, voté en octobre 1795, est une loi globale sur l’instruction publique qui vise à mettre de l’ordre dans les mesures diverses prises sous la Révolution. Elle proclame le libéralisme scolaire et crée l’Institut de France.
À cette époque, Daunou est l’un des membres éminents d’un groupe d’intellectuels libéraux et républicains très influents qui se veulent la conscience de la Révolution : le groupe des Idéologues. Ce sont des philosophes rationalistes. Ils sont les héritiers du siècle des Lumières et de l’Encyclopédie. Ils ont comme noms : Destutt de Tracy, Cabanis, Jean-Baptiste Say, Volney, Marie-Joseph Chénier. Ils possèdent une revue : La Décade. Daunou écrira des articles dans cette revue. Ainsi, après les échecs du Directoire et avant le coup d’Etat du 18 Brumaire, plaidera-t-il pour une révision de la Constitution de 1795.
Les Idéologues se retrouvent aussi dans les salons libéraux de Mme Helvétius, de Mme de Staël, de Mme de Condorcet. Ils siègent en nombre à l’Institut. Benjamin Constant est leur ami. Leur groupe est fréquenté par un général qui fera parler de lui : Bonaparte.
Cinquième étape : le Consulat et l’Empire.
En 1799, les Idéologues soutiennent le coup d’Etat du 18 Brumaire car ils pensent que Bonaparte peut devenir « un Washington français » et clore définitivement la Révolution. Dans un premier temps, Daunou reste à l’écart mais se rallie vite. Il participe à la rédaction de la Constitution qui fonde le Consulat mais, au cours des travaux, il se heurte souvent à l’autoritarisme de Bonaparte. Avec de nombreux Idéologues il entre au Tribunat, l’une des Assemblées du Consulat, après avoir refusé à plusieurs reprises un poste de Conseiller d’État pour ne pas aliéner sa liberté de parole. Dès les premiers travaux, les Idéologues, Daunou et Benjamin Constant en tête, dénoncent les dérives autoritaires du Premier consul. Ils refusent, entre autres, de voter le règlement intérieur du Tribunat qu’impose Bonaparte et qui limite le droit d’expression des Tribuns, ils repoussent les textes sur la centralisation administrative et sur la centralisation judiciaire et s’opposent à l’instauration de tribunaux spéciaux après l’attentat de la rue Saint-Nicaise qui a failli coûter la vie à Bonaparte. Mais, lors de ces divers scrutins, les Idéologues sont constamment minoritaires. Bonaparte, qui ne supporte pas cet embryon d’op- position parlementaire, les exclut du Tribunat en janvier 1802.
Daunou, qui a 41 ans, se rapatrie alors dans sa bibliothèque du Panthéon (aujourd’hui bibliothèque Sainte-Geneviève) dont il était depuis plusieurs années administrateur.
En décembre 1804, ses relations s’étant un peu améliorées avec Napoléon, il est nommé Archiviste de l’Empire. Il le restera jusqu’à la chute de l’empereur.
Sixième étape : derniers combats pour la liberté.
Au retour des Bourbons en France, Daunou est exclu des Archives en février 1816 par le gouvernement de Louis XVIII (il y sera réintégré après la révolution de 1830 par Guizot et Louis-Philippe et, cette fois, définitivement puisqu’il dirigera les Archives nationales jusqu’à sa mort).
En 1818 paraît son livre principal : l’Essai sur les garanties individuelles et en 1819 il devient professeur au Collège de France. Ses cours d’histoire, qui ont été publiés, représentent une « somme » de vingt volumes
En mars 1819, il est élu député de Brest. Il siège dans le groupe des Indé- pendants, autrement dit dans l’opposition libérale où il retrouve B. Constant. Il soutient la révolution de 1830 — il a 69 ans — et l’année suivante il mène son dernier combat en faveur de la liberté de l’enseignement, en s’opposant au Parlement au projet de Montalivet qui veut garder la centralisation du système éducatif héritée de l’Empire.
Il meurt en juin 1840, à 79 ans, à l’hôtel de Soubise, siège des Archives nationale.
***
Seconde partie d’une courte étude qu’a réalisée Gérard Minart, historien des idées, sur la vie et le combat de Pierre Daunou. Tout à la fois philosophe, économiste et homme d’État, Daunou a eu une influence sensible sur le cours des évènements auxquels il fut mêlé : la Révolution française, le Directoire, l’Empire, les deux Restauration, et la Monarchie de Juillet. Après un premier article consacré à la vie passionnante de Daunou, toute con- sacrée à la défense des libertés, cette seconde partie évoquera son combat, très actuel, contre l’excès d’impôt, qu’il qualifiait de « brigandage contre les propriétés ».
C’est un lieu commun de rappeler que la propriété est l’un des grands thèmes qui traversent toute la Révolution française. Tous les textes fondamentaux de l’époque — Déclaration des Droits de 1789, et les trois Constitutions de 1791,1793, 1795 — accordent quatre qualificatifs à la propriété : c’est un droit naturel, inaliénable, sacré, imprescriptible. La propriété est placée sur le même rang que la liberté, l’égalité, la sûreté. C’est un sujet sur lequel il y a consensus complet, de la droite aux Montagnards, dans les diverses Assemblées. La propriété est donc un concept révolutionnaire.
La propriété foncière étant bloquée entre les mains des grands propriétaires et de l’Eglise, les paysans sont en état de servitude et, de surcroît, accablés de charges. Ce sont, selon les termes de Benjamin Constant, des « mercenaires misérables ». Toute l’ambition de la Révolution sera de libérer et de diviser la propriété pour la rendre mobile, transférable, échangeable, bref, « circulante » et « liquide » comme de la monnaie. La comparaison est encore de Benjamin Constant, qui constate, quelques années après la Révolution : « La propriété foncière a changé de nature. Les terres sont devenues en quelque sorte des effets à ordre qu’on négocie dès qu’on peut tirer un meilleur parti du capital qu’elles représentent. » [7]
La division des propriétés a donc un double objectif, politique et économique : libérer les paysans des sujétions qui les écrasent et, en même temps, en leur permettant d’accéder à la propriété foncière, libérer leurs forces productives en les faisant passer de mercenaires à propriétaires.
Pour les hommes de la Révolution la propriété n’est pas donc pas conçue comme une aliénation mais au contraire comme une véritable libération. Daunou, évidemment, se situe dans le droit fil de cette conception, une conception qu’il va d’ailleurs développer et enrichir. Rappelons d’abord que, philosophiquement, Daunou, comme nombre d’Idéologues, appartient à l’école du droit de propriété de John Locke :
« L’homme, a écrit Locke, étant le maître et le propriétaire de sa propre personne, de toutes ses actions, de tout son travail, a toujours en soi le grand fondement de la propriété.[…] Tout ce en quoi il emploie ses soins et son industrie pour le soutien de son être et pour son plaisir […] lui appartient entièrement en propre ». [8]
Et Daunou, se son côté, écrira :
« L’homme civilisé, maître de sa personne, entend l’être aussi des fruits de son travail, c’est-à-dire des produits que par sa force ou son art il a obtenu de la nature. Il les consomme pour soutenir ou améliorer son existence. » [9]
C’est du Locke non seulement dans l’esprit mais presque au mot à mot.
Toutefois, Daunou ne se contente pas de se placer dans le sillage de Locke et de la Révolution. Il va enrichir le concept de propriété en lui ajoutant trois qualités : 1° la propriété favorise l’unité nationale dans une république ; 2° la propriété favorise l’ordre ; 3° la propriété favorise l’accès de l’individu à l’autonomie personnelle.
Pour Daunou, le droit civil de propriété est le seul lien possible entre vingt-cinq millions d’individus réunis dans une république indivisible. En d’autres termes, la dissémination de la propriété, en permettant la promotion sociale, est propice à l’unité nationale. Si la concentration de la propriété est facteur d’exclusion, sa dissémination, à l’inverse, est facteur de rassemblement et d’unité. Cette dis- sémination, en permettant aux « mercenaires », comme disait Benjamin Constant, de devenir propriétaires, ouvre la promotion sociale au plus grand nombre et favorise la production des richesses. Voilà pourquoi la propriété, selon Daunou, demeure, au sein d’un vaste empire « le principe insuppléable de l’unité, de l’activité, de l’abondance et de la prospérité nationale ».
À partir de là on peut affirmer, comme conséquence, que la propriété est créatrice d’ordre. D’autant que le petit propriétaire est plus intéressé que le grand à prévenir le désordre. Une calamité climatique ou autre pourra ravager en totalité le domaine du petit propriétaire alors qu’elle ne fera qu’écorner celui du grand.
C’est à partir de cette analyse des bienfaits de la propriété que Daunou, en 1795, dans la Constitution de l’An III dont il est le grand inspirateur, va tenter de stabiliser la Révolution, d’une part en faisant reposer les institutions nouvelles sur les propriétaires et, d’autre part, en organisant les nouveaux pouvoirs publics selon une séparation à la Montesquieu pour empêcher le retour des hommes de la Terreur. Il existe d’ailleurs une certaine analogie entre le fait de disséminer la propriété et le fait de fragmenter le pouvoir politique. Ces deux attitudes procèdent d’un même principe. De part et d’autre, il s’agit de lutter contre une forme de tyrannie : celle des grands propriétaires sur les terres et les paysans d’un côté et celle des Comités révolutionnaires sur la vie publique, de l’autre.
Nul mieux que Boissy d’Anglass n’a résumé l’esprit de cette Constitution quand il a proclamé à la tribune de la Convention, dans la séance du 23 juin 1795 :
« Nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve. » [10]
S’il fallait résumer d’une formule et d’une image la pensée de Daunou sur cet aspect de la propriété on pourrait écrire que, pour lui, elle constitue la quille du navire : c’est elle qui peut donner aux institutions, à la vie sociale et à l’activité économique, stabilité dans la durée.
Enfin, le dernier point — et non des moindres ! — sur lequel insiste Daunou réside en ceci que la propriété est la source de l’autonomie de l’individu :
« La propriété, écrit-il, fonde l’indépendance. C’est à mesure qu’un homme accumule et féconde les fruits de son travail, qu’il dispose davantage de ses facultés personnelles, physiques et morales, se dégage du joug des volontés particulières des autres hommes, et se met en état de ne plus obéir qu’aux lois générales de la société. » [11]
Le droit de propriété entraîne donc l’émergence de tous les autres droits et l’épanouissement des libertés attenantes : la propriété sur les fruits du travail induit la liberté des échanges et toutes les autres libertés économiques. De même, la propriété sur les facultés personnelles induit les libertés d’opinion, d’expression, de croyance, de presse, d’initiative, d’entreprise etc. Pour Daunou, la propriété est le berceau des libertés.
Avec l’approfondissement du concept de propriété, l’autre apport de Daunou à la pensée économique concerne l’élargissement de la notion de garanties. Dans l’histoire de la philosophie politique, Benjamin Constant est l’anti-Rousseau. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la place éminente qu’il occupe dans le Panthéon des penseurs libéraux. Dans la pratique politique, Daunou a été l’anti-Robespierre, ce fils spirituel de Rousseau.
Nouvelle convergence : Benjamin Constant et Daunou partent tous les deux de la même analyse de la doctrine de Rousseau : ils acceptent son premier principe, à savoir que toute autorité qui n’émane pas de la Volonté générale est illégitime, mais ils rejettent catégoriquement son second principe, à savoir que la Volonté générale aurait tous les droits.
« Il y a, écrit Benjamin Constant, une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante et qui est, de droit, hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend coupable de tyrannie. » [12]
Les Robespierristes franchiront cette ligne. Daunou luttera contre eux, au péril de sa vie. Voilà pourquoi, dans la pratique, il sera l’anti-Robespierre comme, dans la théorie, Benjamin Constant aura été l’anti-Rousseau.
Mais comment, où, à quel moment poser des bornes à la « compétence sociale », autrement dit à l’État ? C’est tout l’enjeu des garanties individuelles qui ont pour objet de protéger les droits sacrés de l’individu :
« La sûreté, écrit Daunou, les libertés d’opinion et de religion, etc. sont autant de droits qu’aucun pouvoir, fût-il fondé sur la souveraineté de la Nation, ne peut violer ou méconnaître. La compétence sociale doit s’arrêter où commencent les droits sacrés de l’individu. » [13]
Toutefois, pour Daunou, il n’y a pas que l’individu et ses propriétés qui doivent bénéficier de la sphère protectrice des garanties. Ces dernières doivent s’étendre à l’ensemble de l’activité économique. Certes, les personnes et les propriétés sont des éléments que l’on aperçoit en premier : « Lorsqu’on envisage la société dans son état actuel, écrit Daunou, ce sont les propriétés qu’on aperçoit immédiatement après les personnes : du premier coup d’œil, on ne voit encore que les hommes et les choses qu’ils possèdent ; et c’est pour ces deux ordres d’éléments du corps social que l’on réclame les premières garanties. »
Mais ces premières garanties doivent être suivies d’autres, s’appliquant celles-là à l’ensemble du processus de création des richesses. Et d’énumérer les principales garanties à caractère économique : réduction des dépenses publiques au strict nécessaire pour éviter les effets désastreux des dépenses excessives, consentement d’une assemblée représentative à l’établissement de tout impôt et modération fiscale car « le brigandage le plus ordinaire et le plus général que le pouvoir exerce contre les propriétés consiste dans l’excès des impôts », refus de l’altération des monnaies car la force légale employée pour faire accepter une monnaie altérée « est un vol à main armée, et d’autant plus odieux que cette arme est une loi », rejet, enfin, des corporations, monopoles, privilèges, prohibitions à l’importation ou à l’exportation. De même que les garanties individuelles doivent protéger les personnes des interventions intempestives de l’État dans la sphère privée, les garanties à finalité économique doivent protéger l’activité productrice des mêmes interventions dans la sphère de l’industrie, car, selon Daunou, « c’est la nature qui fait l’ordre, c’est le despotisme qui le dérange ; et le dérèglement le plus monstrueux est celui qu’engendrent les règlements arbitraires et superflus ».
Daunou rejette donc avec vigueur le droit que s’arroge l’Etat d’intervenir partout, au prétexte de prévenir les abus dans la vie économique :
« L’Autorité, écrit-il, se fondant toujours sur sa maxime favorite, que le plus sûr moyen de réprimer est de prévenir, s’arroge le droit d’intervenir partout où se font des travaux, des services, des échanges ; et le résultat de cette intervention, aussi dispendieuse que despotique, est que, ne prévenant en effet aucun abus, ne réprimant pas même, à beaucoup près, toutes les infidélités scandaleuses, elle dépouille seulement l’industrie de son indépendance et de ses garanties, gêne tous les mouvements, ralentit tous les progrès, et arrête le cours de l’activité et de la prospérité universelle. »
La conception que se forge Daunou, d’une part du rôle éminent de la propriété dans la vie sociale, d’autre part de la fonction capitale des garanties dans la sphère privée ainsi que dans l’activité économique et, enfin, des bienfaits de la liberté dans tous les domaines, ces trois considérations l’amènent à préciser la place de l’Etat dans la société. Pour lui, l’État a des fonctions limitées mais précises à remplir. Il les énumère : assurer la fidélité des échanges, déterminer les poids et mesures, déclarer la valeur des monnaies, vérifier les métaux précieux dont la reconnaissance serait impossible à la plupart des acheteurs, enfin entretenir des tribunaux chargés de redresser les torts et de réprimer les fraudes. Il limite donc l’Etat à un rôle de producteur de règles juridiques destinées à favoriser et à encourager les échanges.
Cette grande rencontre, dans la pensée de Daunou, entre le juridique et l’économique n’est pas sans entrer en résonance avec l’école contemporaine des Droits de Propriété. Pour Daunou, l’État doit être essentiellement producteur de Droit, autrement dit de garanties et, dans cette perspective, le juridique doit agir comme facilitateur et accélérateur dans le processus de production des richesses, et non comme frein.
L’État a donc comme mission principale de « fluidifier » ces processus de production et d’échange des richesses. Si la propriété est la quille qui donne au navire stabilité dans la durée, l’arsenal juridique doit constituer son gréement capable de le faire profiter de tous les vents porteurs. Daunou cantonne donc l’État dans ses trois fonctions régaliennes de Justice, Police et Défense. Car, selon lui, l’addition de ces trois fonctions fournit la sécurité et « une sécurité parfaite est le premier besoin d’un peuple industrieux et cultivé ». Et d’ajouter : « La liberté personnelle, la sécurité domestique, le développement de l’industrie privée, l’indépendance des affaires particulières, sont les seuls intérêts réels et il n’y a rien à demander au gouvernement, sinon qu’il les garantisse.» Et s’il fallait trouver dans ses écrits une formule frappante, une seule, susceptible de résumer toute sa pensée sur le thème si important pour lui des garanties, ce serait celle-ci :
« Les garanties ont pour but d’empêcher les pouvoirs qui nous protègent contre les malfaiteurs, de devenir malfaiteurs eux-mêmes. »
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[1] Gérard Minart est l’auteur de Daunou : l’anti-Robespierre. De la Révolution à l’Empire, l’itinéraire d’un juste (1761-1840), Privat, 2001
[2] Albert Thibaudet, Histoire de la littérature française de Chateaubriand à Valéry, Paris, Stock, 1936, poche Marabout Université 1981, p.67
[3] Sainte-Beuve, Portraits contemporains, tome 4, Michel Lévy frères, 1870, p., 281
[4] Les positions de Daunou sur le procès de Louis XVI sont contenues dans trois textes imprimés sur ordre de la Convention : Opinion de P.C.F. Daunou sur le jugement de Louis Capet ; Considérations sur le procès de Louis XVI, par P.C.F. Daunou ; Complément de l’opinion de P.C.F. Daunou sur l’affaire du ci-devant roi.
[5] Ibid.
[6] Convention nationale, séance du 2 avril 1795
[7] Benjamin Constant, Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri, Paris, Les Belles Lettres, bibliothèque classique de la liberté, 2004, p.158
[8] John Locke, Traité du gouvernement civil, GF-Flammarion, 1984, p.209
[9] Essai sur les garanties individuelles, op.cit., p.79
[10] Michel Troper, Terminer la Révolution, op.cit., p.281
[11] Essai sur les garanties individuelles, op. cit. p.80
[12] Benjamin Constant, Principes de politique, Paris, Hachette/Pluriel, 1997, p.51
[13] Toutes les citations qui suivent, et jusqu’à la fin, sont extraites de l’Essai sur les garanties individuelles
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