Dans un article paru dans la Revue du commerce, de l’industrie et de la banque, en décembre 1907, Yves Guyot examine les causes, à ses yeux essentielles, de la panique qui vient tout juste de s’achever aux États-Unis. Comme souvent, il y a d’abord et avant tout l’intervention inadéquate du gouvernement.
Guyot sur les mythes et causes véritables
de la panique bancaire de 1907
par Fabrice Ribet
(Laissons Faire, n°3, août 2013)
Après l’étude des Assignats, dans le premier numéro de cette revue, l’étude historique des crises monétaires nous amène à nous pencher sur un cas plus récent, crucial dans l’histoire économique des États-Unis et, de manière très directe, dans celle de l’économie mondiale contemporaine : la panique bancaire de 1907. Ce moment, Yves Guyot — dont on rappelait le talent dans un article du même premier numéro[1] — l’examina dans « La crise américaine, ses effets et ses causes », article paru dans la Revue du commerce, de l’industrie et de la banque, en décembre 1907.
En 1906, plusieurs événements, a priori sans lien direct, virent gripper l’engrenage bancaire traditionnel des Etats-Unis ; ceux-là mêmes qu’Yves Guyot analyse dans son article. Il y a tout d’abord le séisme de San Francisco, qui engendra un transfert important de capitaux de New York vers la côte Ouest, pour financer la reconstruction. Ensuite, une hausse des taux de la Banque d’Angleterre, qui voulait attirer davantage de capitaux américains. Par ailleurs, l’entrée en vigueur du Hepburn Act, qui donnait aux Commissions commerciales interétatiques le droit de plafonner les prix des transports ferroviaires fit chuter le cours des sociétés de chemin de fer. Enfin, début 1907, la ville de New York ne put émettre une série d’obligations, le marché du cuivre s’effondra, et la Standard Oil mit un genou à terre sous l’effet d’une forte amende pour violation de la loi antitrust. En mois d’un an, les cours avaient chuté de 30%.
Acte I : aigrefins et malandrins
La panique de 1907 a été déclenchée par une manipulation de marché d’origine familiale. Fritz August Heinze avait, à la faveur de l’électrification des villes occidentales, fait fortune dans le cuivre, à la tête de la United Copper, et avait conquis, avec l’aide d’un banquier, une place de choix au sein des conseils d’administration de six banques nationales. Son frère, Otto, trop sûr de lui, tenta de « cornériser » les actions de la compagnie. La cornérisation est une manipulation de marché, organisée par un ou plusieurs intervenants agissant de concert, et dont le but est d’amener les vendeurs à découvert à liquider leurs positions en catastrophe et à n’importe quel prix. Pour que cela fonctionne, il faut que les investisseurs soient en position de faiblesse par rapport aux actionnaires majoritaires. Or, beaucoup n’étaient en réalité que des spéculateurs qui attendaient une chute des cours, afin de racheter à découvert des actions à prix très bas et d’empocher la différence. Pour cornériser la société, il fallait racheter le plus grand nombre possible d’actions afin d’obliger les emprunteurs à rembourser les actions qu’ils détenaient. Dans l’esprit d’Otto, la campagne de rachat agressif ferait monter le prix de l’action, et les emprunteurs, incapables de trouver d’autres actions sur le marché, se tourneraient alors inévitablement vers les Heinze qui seraient dorénavant en mesure de fixer leur prix.
Le lundi 14 octobre, Otto commença donc à acheter des actions de la United Copper. Le cours monta de 39$ à 52$ l’unité dans la journée, et atteignit presque 60$ le lendemain. Mais Otto avait mal évalué le marché et le prix de l’action de United Copper s’effondra. L’action, qui était à 30$ à la fermeture le mardi, descendit à 10$ le mercredi. Otto Heinze était ruiné. L’action de United Copper se négocia en dehors de la bourse new-yorkaise, dans un marché en plein air, littéralement « sur le trottoir ».
Après cet échec, Otto Heinze se trouva incapable de faire face à ses obligations, entraînant la faillite de la société de courtage Gross & Kleeberg, dont il était client. Le jeudi 17 octobre, le New York Stock Exchange lui interdit toute activité d’opérateur de marché. Mais à la suite de l’effondrement des cours de l’United Copper, la Caisse d’épargne du Montana (dont le propriétaire était un certain… Fritz Augustus Heinze), annonça qu’elle était en cessation de paiements.
Acte II : Effet domino
Intervint alors le deuxième temps de la panique.La société fiduciaire Knickerbocker de Charles T. Barney fut au cœur de l’effet domino qui se déclencha alors. Le 22 octobre, la banque se trouva confrontée à un mouvement de panique classique. La foule ne cessa d’augmenter dès l’ouverture de la banque. Selon le New York Times, « aussitôt qu’un dépositaire sortait de la banque, dix autres y entraient pour réclamer leur argent et [la banque demanda à la police] d’envoyer des hommes pour maintenir l’ordre ». En moins de trois heures, 8 millions de dollars sortirent des caisses de la Knickerbocker, qui dut cesser toutes opérations peu après midi.
Tandis que les rumeurs allaient bon train, les autres banques et les établissements financiers hésitaient à prêter de l’argent. Les taux d’intérêts sur les prêts consentis aux courtiers s’envolèrent, mais comme ceux-ci étaient incapables de trouver l’argent, les cours des actions tombèrent à un niveau jamais atteint depuis décembre 1900. La panique se propagea et fit deux nouvelles victimes de taille, Trust Company of America et Lincoln Trust Company. Dès le jeudi, une quinzaine de banques supplémentaires firent faillite.
Acte III : J.P. Morgan, le maître des clefs
Le banquier le plus riche et le plus connu, John P. Morgan, examina les comptes de la Knickerbocker Trust Company pour conclure à la banqueroute ; il décida de laisser faire. La faillite de la compagnie, cependant, déclencha une panique affectant d’autres sociétés fiduciaires dont les finances étaient saines, ce qui décida Morgan à monter une opération de sauvetage, qui, très vite, en appela d’autres.
Nénamoins, Morgan, Stillman, Baker et les autres banquiers de la ville ne purent indéfiniment mettre leurs ressources en commun pour pallier à la crise. Même le Trésor se trouva à court de fonds. Mais il fallait regagner la confiance du public. Désireuse de garantir une circulation fluide de capitaux, la chambre de compensation de New York émit 100 millions de dollars en certificats de prêts (loan certificates) qui pouvaient s’échanger entre banques pour équilibrer les comptes tout en préservant les réserves de numéraire pour les dépositaires. Rassurés par les autorités religieuses, par la presse, et par des bilans qui faisaient apparaître des réserves de numéraire satisfaisantes, on vit l’ordre se rétablir.
La panique de 1907 se produisit lors d’une période de récession prolongée entre mai 1907 et juin 1908. L’interaction entre la récession, la panique bancaire et la crise boursière provoqua un déséquilibre économique de taille. Robert Bruner et Sean Carr citent de nombreuses statistiques qui donnent une idée de l’ampleur des dégâts dans The Panic of 1907: Lessons Learned from the Market’s Perfect Storm. La production chuta de 11 %, les importations de 26 %, et le chômage, qui était à moins de 3 %, atteignit 8 %. L’immigration tomba à 750 000 personnes en 1909, après avoir atteint 1,2 million deux ans auparavant.
Le regard d’Yves Guyot
Yves Guyot a pour ambition d’examiner, au-delà des apparences, les causes réelles de cette crise. Il écrit que « la plupart de ceux qui en souffrent en commentent beaucoup plus les symptômes douloureux par lesquels elle se manifeste qu’ils n’en recherchent la cause. »
Parmi les causes accessoires, Guyot cite les Trust companies. Ces sociétés fiduciaires ont certes figuré parmi les éléments déclencheurs, mais, en suspendant leurs paiements, les banques américaines annihilèrent les réclamations des déposants. Guyot cite également, parmi les causes accessoires, le Hepburn Act qui, « en donnant à l’Interstate Commerce Commission le droit de fixer certains tarifs, ébranlait la confiance dans les compagnies de chemin de fer précisément au moment où elles avaient le plus besoin de capitaux. »
Guyot en vient ensuite aux causes, à ses yeux essentielles, de la panique qui vient tout juste de s’achever au moment où il écrit. Il y a d’abord l’intervention inadéquate du gouvernement. Si les banques nationales avaient un monopole d’émission des circulating notes, c’est-à-dire des billets de banque payables à vue, ce monopole n’était en réalité que la contrepartie de leur obligation d’acheter les titres de la dette publique du gouvernement américain.
« On en a fait la base de la loi de 1861, non pas dans l’intérêt du crédit, mais pour le placement de la dette. L’émission ne dépend ni de l’encaisse, ni des effets de commerce escompté par la banque : au lieu d’être en rapport avec le chiffre des affaires, elle dépend des titres de la dette. »
Guyot s’interroge fort légitimement sur la pérennité d’un tel système :
« Est-ce que le jour où les banques ont besoin d’espèces, ces titres peuvent leur en procurer ? Mis sur le marché par le Trésor, ils subiraient une terrible dépréciation. »
Ce défaut de billets de banque provoquait tous les ans, à partir du mois de septembre, une crise monétaire. L’Ouest avait besoin d’espèces pour faire sa récolte et l’expédier. Les banques devaient acheter pour 150 ou 200 millions de dollars d’obligations du Trésor pour représenter l’or sorti, afin de maintenir leur réserve au chiffre obligatoire. Elles furent ainsi affaiblies de deux manières : d’une part par l’expédition d’une partie de leur encaisse ; et d’autre part par la nécessité de la remplacer en achetant des titres qui leur étaient inutiles.
Un exemple frappant de cette intervention gouvernementale inadéquate est fourni par Guyot qui examine les déboires récents des distillateurs.
« Le sous-secrétaire d’Etat prit une mesure rigoureuse contre les distillateurs. Ils pouvaient payer les droits avec des chèques certifiés. Or, il exigea le paiement des droits en or, argent et bons. Le chiffre des droits pour un wagon de whisky s’élève à 3 000 $. Les banques ne pouvaient pas avancer, de sorte que la mesure aggravait la crise en paralysant une énorme industrie, et elle atteignait en même temps la plus large ressource de l’impôt intérieur. Les distillateurs furent réduits à demander à leurs clients de leur envoyer les fonds nécessaires pour payer les taxes. »
Dans cette crise comme dans d’autres, on a tôt fait de trouver un bouc émissaire, facile et universel : l’accapareur d’or, le spéculateur.
« En France, cette phrase se traduirait de la manière suivante : “les bas de laine sont responsables de la crise.” M. Cortelyou et M. Roosevelt disent aux gens qui mettent leur monnaie dans des coffres : – “C’est très mal à vous. Vous devez l’en sortir, et pour vous engager à la mettre dans la circulation, nous vous offrons du papier.” Ils ne demandent pas contre les accapareurs d’or les mesures qu’on a employées à diverses reprises chez divers peuples contre les accapareurs de blé ; ils n’en sont encore qu’à la séduction ; mais au fond ils les considèrent comme des ennemis publics et les rendent responsables de la crise. »
La cause fondamentale et profonde de cette crise est à rechercher ailleurs. Des capitaux ont été engloutis par des guerres ; ils ont perdu leur pouvoir d’achat. Après la guerre, les gouvernements russe et japonais durent émettre des emprunts pour reconstituer ces capitaux. Ceux-ci, ainsi employés, ont perdu à leur tour leur pouvoir d’achat ; et, s’ils ont été employés à des réfections d’armement, à des vêtements de soldats, ils l’ont à tout jamais perdu.
Constructions de chemins de fer, établissement d’usines, représentent non pas une production, mais une consommation de capitaux. Le capital fixe est un outil disponible pendant une période plus ou moins longue ; mais il ne rembourse pas tout son prix en une seule fois. Il ne le rembourse que par un usage plus ou moins long. Donc son établissement représente une destruction de capitaux, un excès de consommation, une diminution de pouvoir d’achat. Les capitaux disponibles étaient ainsi épuisés. La crise éclate quand les investissements se font avec trop de hâte et quand, en partie à découvert, il n’y a plus de capitaux disponibles.
La crise industrielle a donc, selon Guyot, précédé la crise financière. Dès le mois d’octobre 1907, l’United States Steel Corporation avait éteint quinze hauts fourneaux. La crise financière est une conséquence et non une cause, mais elle a accéléré la crise industrielle ; les productions des usines de l’Est et du Central West ontétéréduitesde50à60%. Prendre les difficultés monétaires pour la cause de la crise américaine, c’est donc, dit Guyot, prendre l’effet pour la cause. La crise vient de ce que les Américains manquaient à cette période de disponibilités, parce qu’ils avaient absorbé trop de capitaux circulants dans les capitaux fixes. Comme il l’avait déjà écrit dans Science économique, en 1881, Guyot rappelle ainsi que :
« La cause objective des crises est la destruction de capitaux par des guerres ou des gaspillages, et l’absorption dans des capitaux fixes résultant de grands travaux, de capitaux circulants dont le pouvoir d’achat ne sera récupéré que par l’amortissement des capitaux fixes dans lesquels ils ont été engagés. »
Une différence majeure entre les systèmes bancaires américains et européens était l’absence d’une banque centrale aux États-Unis. Les États européens étaient en mesure de suppléer aux déficits financiers pendant les périodes de crise. La question de la vulnérabilité du système américain en l’absence d’une banque centrale avait déjà été largement débattue. Au tournant du XXe siècle et lors de chaque élection présidentielle, le climat politique était de plus en plus empoisonné par la question de la monnaie ; en particulier, après l’abandon en 1873 de l’argent comme étalon monétaire.
Le pays est profondément divisé entre les tenants, d’inspiration britannique, d’une orthodoxie monétaire basée sur l’étalon-or, la centralisation de l’émission des billets par un institut national d’émission et la régulation des banques par un « banquier de dernier ressort », et ceux qui veulent une plus grande liberté de création monétaire et qui craignent que la garantie d’une institution d’État ne crée un moral hazard encore plus destructeur pour l’épargnant. La crise de 1907 allait donner l’avantage aux premiers.
En novembre 1910, Aldrich convoqua une conférence qui fut tenue secrète et rassembla les plus éminents financiers américains ; elle se tint au club de Jekyll Island, au large de la côte de Géorgie. Le fondateur du magazine Forbes, B. C. Forbes écrivait quelques années plus tard :
« Imaginez un groupe composé des plus éminents banquiers de la nation, sortant en cachette de New York dans un wagon de chemin de fer privé sous le manteau de la nuit, faisant dans le plus grand secret des kilomètres vers le sud, puis montant à bord d’une mystérieuse vedette, entrant subrepticement sur une île abandonnée de tous sauf de quelques serviteurs dévoués, y passant une semaine dans des conditions de secret telles qu’aucun nom ne fut jamais prononcé à haute voix, de crainte que les employés n’apprennent leur identité et ne révèlent au public l’épisode le plus extraordinaire et le plus secret de la finance américaine. Je n’invente rien ; je me contente de publier, pour la première fois, l’histoire vraie de la rédaction du rapport Aldrich, le fondement de notre système financier. »
Le rapport final de la commission nationale monétaire parut le 11 janvier 1911. Le Congrès mit deux ans à débattre du projet et ce n’est que le 22 décembre 1913 que fut votée la loi sur la Réserve fédérale (Federal Reserve Act). Woodrow Wilson ratifia la loi et celle-ci entra en vigueur le jour même, avec la création de la Réserve fédérale des États-Unis. Charles Hamlin fut nommé président, et c’est le bras droit de Morgan, Benjamin Strong, qui devint président de la banque de la Réserve fédérale à New York, la plus grande banque régionale.
La Fed sera une source inépuisable du combat des libéraux contre la politique expansionniste de celle-ci, et contre son incapacité à résoudre les crises, anciennes comme contemporaines. Aujourd’hui comme hier, les décisions politiques les plus néfastes pour l’économie du monde suivent souvent des crises incomprises, instrumentalisée par le pouvoir étatique pour renforcer son autorité. Par le travail de Guyot s’illustre la nécessité de l’investigation scientifique des faits économiques, et la popularisation la plus énergique de ses résultats. Là réside certainement une des conditions d’une société libre et prospère.
F.R.
[1] « La taxation illégitime. Yves Guyot contre l’impôt sur le revenu », Laissons Faire, N.1, Juin 2013, pp.25-30
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