IV. — Avertissement, en tête de la traduction (par Huber) des « Idylles et poèmes champêtres » de Gessner[1].
[Idylles et poèmes champêtres de M. Gessner, traduits de l’allemand par M. Huber, traducteur de la mort d’Abel, Lyon, 1762. — D. P. IX, 166.]
(Les Idylles de Gessner. — Les pastorales allemandes.)
L’accueil favorable qu’on a fait en France à la traduction de la Mort d’Abel, m’enhardit à donner aujourd’hui la traduction des Idylles du même auteur. Dans la vue de sonder le goût du public, j’en avais inséré deux dans l’avertissement qui précède le poème d’Abel, il m’a paru qu’elles étaient assez généralement goûtées. J’ai corrigé avec soin ces deux morceaux et je les redonne aujourd’hui avec le reste de l’ouvrage, composé de vingt Idylles et de quatre petits poèmes qui, par leur objet et par le ton qui y règne ne peuvent guère être réunis sous un titre plus convenable que celui de Poèmes Champêtres.
Les Idylles sont le second ouvrage de M. Gessner et celui qui a mis le sceau à sa réputation déjà commencée par le poème pastoral intitulé Daphnis. Elles ont eu en Allemagne un succès plus brillant peut-être que celui d’Abel : du moins les applaudissements ont-ils paru plus vifs et moins interrompus par la voix des critiques. Je suis bien loin de vouloir tirer de là aucune conséquence pour la comparaison des deux ouvrages. Une réputation naissante est ordinairement mieux accueillie qu’une réputation faite, et il suffit peut-être que la Mort d’Abel ait paru depuis les Idylles, pour qu’elle ait été moins louée et plus critiquée.
Le poème a, pour lui, la noblesse du genre, la grandeur du sujet, l’invention et la disposition du plan qui réunit la richesse et la simplicité, enfin l’art avec lequel l’auteur a su rassembler, dans le même ouvrage, les peintures sublimes de l’Epopée, les grâces naïves de la Pastorale, et le pathétique du Roman le plus intéressant. Les Idylles n’ont pas tous ces avantages ; je crois cependant pouvoir assurer qu’on y reconnaîtra l’empreinte du même génie. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que M. Gessner a traité le genre de l’Idylle d’une manière neuve, en évitant également, et la rusticité dans laquelle sont tombés quelques Anciens et les lieux communs poétiques tant rebattus par leurs serviles imitateurs, et la fade galanterie que les Modernes y ont si souvent substituée.
Il se vante dans la Préface d’avoir pris Théocrite pour modèle. Si j’ose dire ce que j’en pense, il a fait beaucoup mieux ; il a observé la nature et il l’a peinte. Il a, du moins, sur ce poète, l’avantage que les Modernes en général ont presque toujours sur les Anciens, qui réussissent pour l’ordinaire beaucoup mieux dans l’expression des détails que dans l’art de les arranger convenablement et d’en composer un tableau intéressant. On a quelquefois peine à deviner quel objet se sont proposé Théocrite et Virgile dans leurs pastorales, et leurs ouvrages manquent souvent de dessein, d’unité et presque toujours d’intérêt. M. Gessner, en louant les Anciens, s’est bien gardé de les imiter sur ce point. S’il a peint, comme eux, la nature, il a certainement choisi avec plus de goût les objets de son imitation. Il s’est encore plus écarté de Théocrite dans une autre partie qui distingue bien avantageusement le poète allemand de tous les auteurs, qui se sont exercés avant lui dans le genre pastoral, soit anciens, soit modernes : c’est la partie des caractères et des mœurs de ses bergers. Combien les sentiments d’honnêteté et de vertu qu’ils expriment d’une manière si naïve et si touchante ne sont-ils pas préférables aux raffinements mystiques et aux délicatesses puériles que les poètes Italiens et Français ont mis dans la bouche de leurs bergers et de leurs bergères ?
Ces auteurs semblent avoir cru que des bergers ne peuvent parler que d’amour et la plupart des critiques modernes qui ont traité de la nature de l’églogue, ont raisonné conformément à cette opinion. M. Gessner est peut-être le premier qui ait donné au genre pastoral toute l’étendue dont il est susceptible et qui ait peint ses bergers comme des hommes, sujets à tous les besoins et à toutes les affections de l’humanité. Pères, enfants, époux, amis, tous ces liens dont la nature a fait les premiers fondements de la société ne leur sont point étrangers. Ils sont pauvres ; ils deviennent vieux ; leur pauvreté et leur vieillesse ne les rendent que plus intéressants. La générosité, la bienfaisance, l’amour paternel, la tendresse filiale, le respect pour la divinité, la douce joie qui accompagne l’innocence, sont des sentiments qui ne leur sont pas moins familiers que l’amour. Leurs entretiens présentent partout le tableau de la vertu parée des grâces de la naïveté, et l’ouvrage fait aimer l’auteur.
À l’égard de la partie purement poétique des Idylles, il me semble que peu d’écrivains ont porté le mérite pittoresque aussi loin que M. Gessner, le choix des objets et des circonstances, la vérité des descriptions jusque dans les détails les plus finement aperçus, et le doux éclat de son coloris donnent à ses paysages toute la fraîcheur de la nature. M. Gessner s’exerce quelquefois, dans ses heures de loisirs, à manier le pinceau ; je ne doute pas que l’œil du peintre n’ait beaucoup aidé l’imagination du poète, et ce serait peut-être un très bon conseil à donner aux jeunes gens qui se destinent à la poésie, que celui de passer quelque temps dans une école de peinture. La pratique de cet art oblige à considérer la nature avec des yeux attentifs et à la suivre dans un détail de circonstances où il est rare de pousser l’observation. On s’accoutume à envisager les objets sous toutes sortes de faces et sous des points de vue qui échappent au commun des hommes ; les images qu’on a recueillies dans cet exercice deviennent une source abondante de variété et de nouveauté dans les descriptions et donnent au poète les ressources nécessaires pour éviter également l’écueil de la sécheresse et celui des lieux communs.
Je ne serai point étonné qu’on reproche en France à M. Gessner de s’attacher un peu trop à peindre et de descendre dans un trop grand détail de circonstances. Ces détails sont un mérite aux yeux des Allemands à qui les peintures fidèles de la nature plaisent toujours et qui sont peut-être plus sensibles aux beautés purement poétiques qu’on ne l’est communément en France. M. de Voltaire a remarqué il y a longtemps, à la fin de son Essai sur la poésie épique, que de toutes les nations polies, la française est la moins poétique. Ce n’est point à moi de décider quelle peut être la cause de cette différence de goût, et s’il faut croire que les Allemands sont plus sensibles ou que les Français sont plus raisonnables.
On reprochera peut-être à mon auteur, avec plus de justice, d’avoir fait quelquefois passer ses personnages de la naïveté pastorale à un enthousiasme philosophique et religieux d’un ton trop élevé pour des bergers. Il a eu soin de prévenir cette critique dans sa Préface, en nous avertissant qu’il a mis la scène de ses Idylles en Arcadie et dans ce premier âge du monde où la vie pastorale, étant l’occupation universelle du genre humain, était compatible avec une sorte de loisir qui permettait de cultiver jusqu’à un certain point son esprit et sa raison. Je ne sais si cette apologie est tout à fait satisfaisante et je crois que la meilleure excuse de M. Gessner est dans la beauté même des morceaux qui donnent lieu au reproche.
L’auteur s’est cru autorisé, par l’époque et le lieu qu’il a choisis pour y établir les scènes de ses pastorales, à suivre le système de la mythologie grecque, à introduire des Faunes et des Nymphes et à employer l’intervention des Dieux. Il n’en a fait, à la vérité, qu’un usage assez modéré, mais je désirerais qu’il s’en fût encore moins servi. Je ne puis m’empêcher, par exemple, de regretter que dans cette belle idylle où le vieillard Palémon retrace avec une éloquence si noble et si touchante le bonheur et l’innocence de sa longue vie, un miracle postiche vienne terminer une scène si naturelle et détruire toute l’illusion du tableau.
C’est peut-être à l’imitation trop scrupuleuse des Anciens qu’il faut imputer ces légers défauts. Le succès de M. Gessner est plus sûr quand il écrit d’après lui-même que lorsqu’il veut se modeler sur les autres ; et l’on peut se rappeler que la fiction du diable Anamalech n’est pas à beaucoup près la plus heureuse du poème d’Abel. Il a du moins, dans ses Idylles, le mérite d’avoir saisi et rendu avec toute la justesse possible le caractère idéal que les Anciens donnaient aux personnages qu’il a empruntés d’eux. Ses faunes, ses fées et ses nymphes, exactement dessinés d’après l’antique, en ont, pour ainsi dire, l’esprit et la physionomie. C’est, pour se conformer à ses modèles, qu’il a donné à ses faunes cette gaieté pétulante qui accompagne l’ivresse, et qu’il a répandu sur quelques scènes de ses Idylles une nuance de comique. Les traits de ce genre seront sans doute les moins agréables aux lecteurs français ; je suis persuadé, par exemple, que le refrain de l’idylle intitulée : La cruche cassée, révoltera leur délicatesse. Je l’ai senti en l’écrivant, mais je n’ai pu me résoudre à supprimer une idylle où il y a d’ailleurs des détails d’une poésie très riche et d’un coloris très brillant. Après tout, l’impression désagréable que peut faire ce morceau vient principalement de ce mot cruche, qu’un caprice de l’usage fait regarder en français comme un mot bas. J’ai pensé que mes lecteurs auraient assez d’équité pour supposer que le mot krug dont M. Gessner s’est servi n’a rien de bas dans sa langue. Ce serait donc à moi seul qu’on pourrait reprocher de n’avoir pas mis un autre mot à la place de celui de cruche. Mais j’espère qu’on voudra bien croire aussi que je n’ai pas ignoré la proscription de ce malheureux mot, et que si j’en avais trouvé un je m’en serais servi. J’ai mieux aimé employer le terme propre quoique bas, qu’un terme noble, mais vague et incompatible avec le sens. Au reste, si le lecteur pense que le mot de vase, celui de coupe, ou tout autre conviendrait mieux que celui de cruche, il pourra tout aussi bien que moi le substituer en le lisant. Je ne dirai rien d’ailleurs de ma traduction, si ce n’est que je me suis attaché à la rendre aussi exacte et même aussi littérale que m’a permis la différence des deux langues.
Voilà tout ce que j’avais à dire sur l’ouvrage dont je donne la traduction, et je terminerais ici cet avertissement, si je ne croyais devoir profiter de cette occasion pour donner une idée succincte des richesses de la littérature allemande dans le genre pastoral. M. Gessner n’est pas à beaucoup près le seul qui s’y soit distingué. M. de Kleist, si connu par la beauté de son génie et par sa mort glorieuse[2], est un des premiers qui ait marché sur les pas de M. Gessner dont il était ami. Il n’a pas cru que les bergers fussent les seuls acteurs convenables à l’églogue ; il y a introduit des jardiniers et des pêcheurs à l’exemple de Sannazar, de Grotius et de Théocrite lui-même. Toutes ses Idylles sont écrites en vers, quelques-unes en vers rimés et d’autres en vers non rimés. Les sentiments de vertu et de bienfaisance qui y sont répandus sont les traits de ressemblance les plus frappants qu’elles aient avec les Idylles de M. Gessner.
MM. Rost et Schmidt ont acquis l’un et l’autre de la réputation dans le genre pastoral. Mais ils ont pris deux routes bien opposées. M. Rost, dans ses contes pastoraux, a rapproché la scène de notre temps. Il y a trouvé des mœurs moins austères ; ses personnages en sont peut-être devenus moins romanesques, mais sa morale en est certainement devenue moins pure. Il a souvent les grâces et la naïveté de La Fontaine ; il serait à souhaiter qu’il n’en eût pas aussi la licence. Il a travaillé quelques années avant M. Gessner.
M. Schmidt a pris au contraire tous ses sujets dans la Bible et son but principal semble avoir été de recueillir tous les sujets les plus intéressants que présentent les livres saints et de les orner des couleurs de la poésie ; son ouvrage est intitulé : Tableaux et sentiments poétiques tirés de l’Écriture Sainte. Il paraît que c’est la force du sujet qui a fait de presque tous les morceaux de ce recueil autant d’idylles et qui nous donne le droit de ranger l’auteur parmi les poètes pastoraux. Rien ne prouve mieux la vérité de ce que M. Gessner a remarqué dans sa Préface sur l’analogie de la vie pastorale et de celle des anciens patriarches. M. Schmidt fait un très grand usage des figures, des tours et des expressions que lui fournit l’Écriture ; ses Idylles sont écrites les unes en vers hexamètres, les autres en prose. Ses vers n’ont pas l’harmonie de ceux de M. Klopstock et sa prose à cet égard est encore plus inférieure à celle de M. Gessner, mais dans l’art de peindre la nature, d’exprimer le sentiment avec vérité, de mêler le sublime et la naïveté, il n’est inférieur à personne.
Voici une Idylle que je choisis au hasard et qui pourra servir à donner une idée de sa manière[3].
Si cet essai ne déplaît pas, je pourrai donner au public l’ouvrage entier et, s’il continue de m’encourager, je ne désespère pas de faire connaître successivement les principaux auteurs de ma nation. L’entreprise est plus étendue qu’on ne le croit communément en France, et je désirerais fort pouvoir inspirer aux gens de lettres assez de goût pour la littérature allemande pour les engager à se charger d’une partie du fardeau et à faire à mes compatriotes le même honneur que des traducteurs illustres ont fait aux poètes italiens et anglais. Les Allemands méritent peut-être autant d’être connus ; il y a parmi eux au moins autant d’écrivains originaux que dans aucune autre nation et peut-être est-ce une suite de l’état des lettres en Allemagne. Elles fleurissent assez également dans plusieurs villes qui n’ont entre elles que peu de communication et tous ceux qui les cultivent ne sont pas, comme en France et en Angleterre, rassemblés dans une capitale, où tous les esprits, à force de prendre le ton les uns des autres, finissent souvent par n’en avoir aucun qui leur soit propre.
Quoi qu’il en soit de cette cause, les poètes allemands paraissent exceller dans deux parties bien principales : la peinture des détails de la nature et l’expression naïve du sentiment ; c’est ce qui a fait dire à M. l’abbé Arnaud dans le Journal étranger à l’occasion même des Idylles de M. Schmidt qu’ils semblent tenir de plus près à la nature, éloge le plus flatteur qu’on puisse leur donner. Je ne sais si l’amour de mon pays ne m’aveugle pas en faveur de ses écrivains, mais il me semble qu’ils réunissent la hardiesse anglaise, avec moins d’écarts, et la justesse française avec moins de timidité.
Je reviens à la poésie pastorale. Nos écrivains ont cultivé aussi le genre de la pastorale dramatique à l’exemple des Italiens. La Sylvie, de M. le Professeur Gellert, et La Fidélité éprouvée, de M. le Professeur Gartner, ont eu un très grand succès et sont l’ornement du théâtre allemand. Le lecteur apprendra peut-être avec plaisir que M. Gessner prépare un ouvrage dans ce genre[4].
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[1] D’après Du Pont, qui n’a publié que l’Avertissement, la traduction même des Idylles serait de Turgot. Il est plus probable qu’elle a été faite en collaboration avec Huber. Voici la lettre que celui-ci adressa à Turgot en lui faisant hommage d’un exemplaire imprimé de son ouvrage. Elle porte une date postérieure à la nomination de Turgot à l’Intendance de Limoges, mais l’avertissement a dû être rédigé antérieurement à cette nomination :
Paris, 2 décembre 1761.
Monsieur, je viens de recevoir par la poste quelques exemplaires de la traduction des Idylles de Gessner et je commence par vous en envoyer un. Ce Bruyset* m’avait fait terriblement languir après cet ouvrage et je vous en fais hommage comme d’un bien qui est plus le vôtre que le mien. C’est ici le troisième exemplaire que je vous envoie ; j’ai donné le premier à M. de Montigny** le second à M. Watelet *** et il m’en reste encore un que je présenterai demain à Mme Blondel. Ce temps-ci est pour moi un temps bien agréable ; que de compliments je vais recevoir ! Cependant, pour que ma vanité n’aille pas trop loin, ma raison l’avertira de temps en temps que les éloges ne sont dus qu’à vous.
J’ai enfin lu la Pastorale de Gessner ; je ne sais, mais j’attendais quelque chose de plus parfait de lui. Comme vous allez venir, nous l’expliqueront ; je serais bien aise de m’être trompé, car j’aime Gessner ; c’est lui qui m’a procuré l’honneur de votre connaissance. Il m’envoie son portrait et il me mande dans sa dernière lettre (où il se souvient fort bien de vous avoir écrit) qu’il est beau comme Adonis, que les grâces ont pétri son visage, mais il se plaint qu’elles ont mis trop de matière pour former son nez. Vous savez s’il se flatte, vous l’avez vu.
Je ne vous parle point des obligations que je vous ai ; je sais aussi que vous n’aimez pas les démonstrations ; mais le souvenir en sera toujours gravé dans mon cœur.
*Imprimeur à Lyon.
**Trudaine de Montigny.
***Watelet (1718-1786), écrivain et graveur, de l’Académie française.
[2] Kleist mourut des blessures qu’il avait reçues à la bataille de Kunesdorf.
[3] Suit dans le texte la traduction de l’Idylle : Lamech et Zilla, que nous ne reproduisons pas.
[4] On trouve encore dans les manuscrits de Turgot des Remarques critiques sur la littérature anglaise du XVIIe siècle. Elles doivent dater d’une époque voisine de ses études sur la poésie allemande.
M. Henry signale, dans son édition de Lettres inédites de Mlle de Lespinasse, que, dans le volume de manuscrits de cette dernière venu à la Bibliothèque nationale, est un impromptu attribué à Saint-Lambert en marge duquel on lit : « Ces vers ne sont point de Saint-Lambert, mais de M. Huet, évêque d’Avranches », et plus bas, de la main de Turgot : « Je doute fort que ce madrigal soit du savant et pesant M. Huet » ; plus bas encore, au crayon : « Ces vers sont d’un Poncet, archevêque de Tours. »
Dans un autre volume des manuscrits de Mlle de Lespinasse, sont cinq pièces de vers de la main de Turgot.
Turgot s’intéressa toujours, en effet, à la poésie et à l’histoire littéraire.
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