Œuvres de Turgot. 005. — Réflexions sur les Pensées philosophiques de Diderot
5 — RÉFLEXIONS SUR LES PENSÉES PHILOSOPHIQUES DE DIDEROT [a]
[A. L., minute.]
I. — Réflexions générales.
(Les progrès de l’incrédulité. – Le déisme, l’athéisme et le scepticisme. – La tolérance, les dogmes.)
L’incrédulité s’étend de plus en plus dans l’Europe et acquiert de jour en jour de nouveaux prosélytes, qui bientôt transformés en apôtres, n’épargnent rien pour accréditer leurs opinions. On prend à tâche de vaincre dans les esprits, ce qui n’a que trop bien germé dans les cœurs ; on dogmatise de bouche dans les cercles, on inonde la presse d’écrits contre la religion. Depuis quelques temps, il en paraît un qui, par la légèreté et l’élégance du style, par le tour brillant et spécieux que l’auteur sait donner aux objections, par sa forme même (il est écrit en pensées détachées), et peut-être par la petitesse de son volume, est plus propre qu’aucun à séduire les personnes peu accoutumées à réfléchir sur ces matières. Les Toland[b] et les Collins[c] ne peuvent se lire sans une application pénible : l’érudition ennuie ; la métaphysique rebute. Un bon mot se retient et passe de bouche en bouche ; son poison, si j’ose le dire, plus volatil, se répand dans l’air et s’insinue par la simple respiration. Celui qu’on trouve dans ce livre est d’autant plus dangereux qu’il est joint aux agréments de l’imagination la plus riante et de l’esprit le plus délicat. L’ouvrage est intitulé Pensées Philosophiques et n’est, comme je l’ai dit, qu’un assemblage de pensées détachées les unes des autres, quoiqu’on y trouve un certain ordre. Partout l’auteur attaque le christianisme, et il finit par une profession de foi où il se déclare bon catholique : la façon dont elle est conçue le justifie, à la vérité, du reproche d’hypocrisie ; il n’a fait qu’imiter ses maîtres : Toland, Tyndale[d], Collins, Woolston et Shaftesbury[e], copistes eux-mêmes en cela de Spinoza. Cet homme qui ne croyait point de Dieu veut nous persuader qu’il croit à l’Écriture et qu’il ne cherche qu’à en déterminer le vrai sens. C’est ainsi que Toland intitule son livre : Le christianisme sans mystères ; Tyndale : Le christianisme aussi ancien que la création ; Colins : Le vrai sens des Prophéties. C’est ainsi que Woolston cherche des allégories dans le Nouveau Testament et que Shaftesbury proteste partout qu’il est attaché à l’église anglicane.
On ne sait à quoi s’en tenir, et ces messieurs ne l’ignorent pas ; mais en ce cas, pourquoi ces misérables artifices ? Espèrent-ils n’être entendus que des adeptes ? Prennent-ils tout le reste des hommes pour des dupes ? pour des enfants ? Ils nous en attribuent la crédulité ; n’en auraient-ils point l’imprudence comme ils en ont les petites finesses ?
Laissons-les pour ce qu’ils sont et voyons leur raisonnement ; je ne fais point un traité de la religion : les Ditton[f] et les Abbadie sont entre les mains de tout le monde ; et je n’entrerai point dans le détail des faits qui sont le fondement de notre foi.
L’auteur, que je suivrai pas à pas, n’a pas entrepris une si longue carrière ; content de jeter par des comparaisons artificieuses, des soupçons généraux sur la certitude des miracles, de répandre des semences d’incrédulité, de dissiper quelques préjugés, son but est surtout de rompre les liens par lesquels l’exemple et l’éducation nous attachent à la religion.
On ne saurait disconvenir que, parmi un grand nombre de motifs qui persuadent les hommes d’une vérité, il ne s’en trouve quelquefois d’insuffisants ; on ne peut renverser ces étais inutiles, sans donner atteinte à la solidité de l’édifice ; ainsi, pour avoir réfuté quelques préjugés défavorables à la Révélation, on n’est point en droit de la rejeter. L’établissement de la religion chrétienne et la mission divine de son auteur sont des faits, et les raisonnements n’ont de prise sur les faits qu’autant qu’ils peuvent en démontrer la nécessité ou l’impossibilité ; il faut peser les témoignages ; les réflexions ne prouvent ni pour ni contre ; mais c’est une des suites de l’esprit de dispute que cette opiniâtreté à entasser toutes sortes d’arguments indifféremment, sans se renfermer dans le point précis de la question. Plus elles sont vives, plus on voit de ces sortes de préjugés dans les deux partis ; je les compare à cette poussière qu’élèvent devant elles en marchant deux armées qui s’avancent l’une contre l’autre. Pour connaître exactement les forces de ses adversaires, pour se porter des coups plus sûrs et mieux dirigés, il faut abattre ces nuages légers.
C’est ce que M. de Voltaire a fait au sujet de quelques pensées de Pascal[g], où il entreprenait de prouver nos mystères par la raison, et c’est tout mon dessein en critiquant les Pensées philosophiques. J’ai voulu laver la Religion des reproches de l’auteur, montrer que plusieurs des erreurs qu’il attaque ne sont point liées avec elle, écarter les soupçons qu’il répand contre les prodiges en général et lever les obstacles qu’il oppose à l’effet des motifs de crédibilité qui nous assurent de la vérité du christianisme.
Puissé-je y avoir réussi !
II. — Sur quelques endroits d’un livre intitulé : Pensées philosophiques [h]
(Les injures à Dieu. — La Révélation. — L’athéisme. — La métaphysique. — L’existence de Dieu. — Le scepticisme. — L’impiété. — Les Écritures. — L’intolérance.)
XII. — Oui, je le soutiens, la superstition est plus injurieuse à Dieu que l’athéisme : « J’aimerais mieux, dit Plutarque, qu’on pensât qu’il n’y eut jamais eu de Plutarque au monde que de croire que Plutarque est injuste, colère, inconstant, jaloux, vindicatif, et tel qu’il serait bien fâché d’être. »
Le terme d’injurieux à Dieu est très vague. Rien ne lui fait véritablement injure, si l’on entend par là un tort personnel. Qu’entend-on donc ordinairement par faire injure à Dieu ? C’est ne pas lui rendre le respect qui lui est dû. Or, l’athée refuse certainement à Dieu toute sorte de respect, puisqu’il ne le reconnaît point, mais le superstitieux ne manque, à proprement parler, pas davantage de respect à Dieu en lui prêtant quelques-uns de ses défauts. Est-ce qu’un peinte de Guinée manquerait de respect au roi de France en le présentant avec un visage noir ? On n’offense point réellement quand on a l’intention d’honorer.
XIII. — Le déiste seul peut faire tête à l’athée ; le superstitieux n’est pas de sa force… Un Cudworlh, un Shaftesbury auraient été mille fois plus embarrassants pour un Vanini[i] que tous les Nicole et les Pascal du monde.
L’auteur commence donc par supposer : premièrement que le christianisme est une superstition ; secondement, que le chrétien n’est pas de la force de l’athée, qu’il est plus déraisonnable que lui. Quoi donc ? Les mêmes preuves qui persuadent le déiste perdent-elles leur force dans la bouche du chrétien, et quelques difficultés qu’on peut faire à ce dernier peuvent-elles, quand même on supposerait le christianisme faux, ébranler la certitude d’une vérité qu’il aura démontrée par des raisons capables de convaincre l’auteur même des Pensées Philosophiques ? J’aimerais autant qu’on me dit qu’un géomètre qui s’est trompé dans ses recherches sur quelque courbe de 4e ordre est incapable de démontrer que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits.
Est-il plus déraisonnable de croire que le même Dieu qui créé les hommes s’est manifesté à eux par des miracles et qu’il a voulu les rappeler par la Révélation à la religion naturelle qu’ils avaient presque tous abandonnée pour se livrer aux plus extravagantes superstitions, que de se représenter le monde comme l’ouvrage du hasard ou d’une nécessité aveugle, la pensée comme le résultat de la figure et du mouvement, etc. ?
XV. — Je vous dis qu’il n’y a point de Dieu… Je vous dis que si tout est l’ouvrage d’un Dieu, tout doit être le mieux qu’il est possible ; car si tout n’est pas le mieux qu’il est possible, c’est en Dieu impuissance et mauvaise volonté… Permettre des vices pour relever l’éclat des vertus c’est un bien frivole avantage pour un inconvénient si réel. Voilà, dit l’athée, ce que je vous objecte ; qu’avez-vous à répondre ? que je suis un scélérat et que si je n’avais rien à craindre de Dieu, je n’en combattrais pas l’existence. Laissons cette phrase aux déclamateurs… On n’a recours aux invectives que lorsqu’on manque de preuves… Il y a cent à parier contre un que celui qui aura tort se cachera.
Que signifie ce long discours mis dans la bouche de l’athée, sans la moindre réponse de la part de l’auteur ? Ne devait-il pas au moins relever les absurdités du personnage qu’il introduit, nous justifier de l’imputation ridicule qu’il nous fait de croire que Dieu permet les vices pour relever l’éclat des vertus ? Ne pouvait-il pas dire que l’existence du mal moral est beaucoup moins certaine que l’existence de Dieu et que jamais l’athée ne démontrera contre Leibnitz qu’il peut y avoir un monde plus parfait que celui-ci, ni contre ceux qui soutiennent la liberté que Dieu n’a pas dû laisser à l’homme l’usage de cette liberté, qu’il n’a pas pu lui donner à choisir entre le bien et le mal, la vie et la mort ? Ne fallait-il pas ajouter que les invectives dans la dispute, les fureurs même de l’intolérance sont des vices de l’humanité et non d’une religion particulière. J’ai ouï dire que le célèbre Shaftesbury poussait sa haine pour le christianisme jusqu’à l’intolérance.
Qu’on lise Toland et Collins ! n’y verra-t-on pas des pages d’injures, tandis que les ouvrages de Grotius, de Fénelon en faveur du christianisme, pour ne pas parler de l’Évangile même, respirent l’humanité et la tolérance ? Le vrai philosophe dans tous les partis est au-dessus de ces haines d’opinion ; il n’attaque son adversaire qu’avec les armes de la raison. L’Hybernois qui ne saurait prouver sa majeure jette son antagoniste par la fenêtre, quia negavit mihi majorem luce clariorem.
XVII. — Toutes les billevesées de la métaphysique… sont moins propres à ébranler le matérialisme qu’une observation de Malpighi[j].
Quoi donc, n’est-ce pas de la métaphysique que les sens tirent toute leur lumière ? avons-nous la moindre certitude que nous ne tenions pas d’elle ? Peut-on rien savoir sans raisonnement ? En supposant même que les sens soient par eux-mêmes l’organe de la vérité, les observations nous apprennent-elles autre chose que l’ordre de la nature, et n’est-ce pas en raisonnant sur l’absurdité de l’hypothèse du hasard que nous nous élevons à son auteur. La métaphysique embrasse tout ce qui n’est pas du ressort des sens, elle n’est que l’usage de la raison.
XIX. — Si un athée avait avancé, il y a deux cents ans, qu’on verrait un jour des hommes sortir tout formés des entrailles de la terre, comme on voit éclore une foule d’insectes d’une masse de chair échaufée[k], je voudrais bien savoir ce qu’un métaphysicien aurait eu à lui répondre.
Le voici : En supposant même que les insectes puissent naître d’une masse de chair échauffée, du moins ne peut-on pas nier qu’ils soient l’ouvrage d’un mouvement déterminé à les produire toujours de la même manière, avec la même organisation ; or, un tel mouvement déterminé ne peut venir du hasard, puisqu’il porte autant l’empreinte d’une intelligence que l’arrangement des germes dont les développements produiraient des animaux. J’y vois les mêmes épreuves d’un but toujours uniforme, une égale détermination dans les moyens pour y parvenir. Que faut-il de plus ? Une gravure à l’eau-forte qui n’est qu’une espèce de développement des traits ébauchés sur le vernis, marque-t-elle plus d’art que la gravure au burin ?
On peut encore dire sans être grand métaphysicien que tout le raisonnement de l’auteur porte à faux, parce que si les anciens ont soutenu qu’une foule d’insectes pouvait éclore d’une chair corrompue, ce n’est pas qu’ils crussent qu’un corps organisé pût être produit par un mouvement irrégulier ; c’est au contraire parce qu’ils ne connaissaient pas l’organisation des insectes comme ils connaissaient celle des hommes…
XXII. — Je distingue les athées en trois classes. Les athées persuadés, ceux qui doutent, et ceux qui voudraient qu’il n’y ait point il de Dieu, qui font semblant d’en être persuadés. Ce sont les fanfarons du parti. Je déteste les fanfarons, ils sont faux. Je plains les vrais athées ; toute consolation me semble morte pour eux, et je prie Dieu pour les sceptiques : ils manquent de lumières.
Croyez-moi, laissez-là vos prières auxquelles on n’a pas grande foi et employez vos talents à convaincre les sceptiques au lieu d’affaiblir, de toute votre force, les preuves qui peuvent les tirer de l’état déplorable qui excite votre compassion.
XXIV. — Cette pensée est l’apologie du scepticisme :
Celui qui doute parce qu’il ne connaît pas les raisons de crédibilité n’est qu’un ignorant. Le vrai sceptique a compté et pesé les raisons ; mais ce n’est pas une petite affaire que de peser des raisonnements… Chaque esprit a son télescope. C’est un colosse à mes yeux que cette objection qui disparaît aux vôtres… Sont-ce mes lunettes qui pêchent ou les vôtres ?…
D’où nous vient donc ce ton si décidé ? On me fait haïr les choses vraisemblables, dit Montaigne, quand on me les plante pour infaillibles.
À qui en veut l’auteur ? Est-ce aux géomètres, aux historiens ? Entreprend-t-il de nous jeter dans un pyrrhonisme absolu qui s’étende à tout ?
Les différents télescopes des esprits me feront-ils douter d’une proposition d’Euclide, de l’existence d’un Jules César ? Si l’auteur ne va pas jusque-là, comme j’imagine qu’il n’y va pas, pourquoi toutes ces semences d’incertitude généralement répandues ? Ignore-t-il que qui prouve trop ne prouve rien ? S’il veut attaquer la Religion, qu’il nous dise les motifs qu’il a d’en douter, au lieu de se récrier sur la faiblesse de la raison dont il exaltera les avantages à la fin de son livre.
XXV. — Qu’est-ce que Dieu ? Question qu’on fait à l’enfant et à laquelle les philosophes ont bien de la peine à répondre. À peine entend-il qu’on lui demande : qu’est-ce que Dieu ? C’est dans le même instant, c’est de la même bouche qu’il apprend qu’il y a des esprits follets, des revenants, des loups-garous et un Dieu. On lui inculque une des plus importantes vérités d’une manière capable de la décrier, un jour, au tribunal de la raison. En effet, qu’y aurait-il de surprenant si, trouvant à l’âge de vingt ans l’existence de Dieu confondue dans sa tête avec une foule de préjugés ridicules, il vint à la méconnaître et à la traiter ainsi que nos juges traitent un honnête homme qui se trouve engagé par accident dans une troupe de coquins ?
Un pareil honnête homme se justifie et les juges le renvoient absous. Tout ce raisonnement prouve qu’il ne faut point parler aux enfants de loups-garous, etc., et point du tout qu’il faille attendre que leur raison leur parle de Dieu. On n’attend pas pour leur inspirer l’horreur du mensonge et du vol, l’amour de la vertu, que leur esprit fortifié par l’âge soit en état de discuter les questions sur le bien et le mal, de tenir la balance, de juger entre Hobbes et Grotius. On ne l’attend pas et on fait bien…
XXIX. — On doit exiger de moi que je cherche la vérité, mais non que je la trouve. Un sophisme ne peut-il pas m’affecter plus vivement qu’une preuve solide ? Je suis nécessité de consentir au faux que je prends pour le vrai et de rejeter le vrai que je prends pour le faux ; mais qu’ai-je à craindre, si c’est innocemment que je me trompe ? L’on n’est point récompensé en l’autre monde pour avoir eu de l’esprit en celui-ci ; y serait-on puni pour en avoir manqué ? Damner un homme pour de mauvais raisonnements, c’est oublier qu’il est un sot pour le traiter comme un méchant.
Ce voleur qui va finir dans les tourments une vie passée dans le crime est bien à plaindre ! Il a trouvé dans les principes de Hobbes sur le bien et le mal moral, et le droit naturel qu’ont tous les hommes sur ce qui est à leur bienséance, beaucoup de probabilité. Les sophismes de cet auteur (puisqu’on veut absolument que c’en soient) l’ont affecté plus vivement que des preuves solides et il a été nécessité de consentir au faux qu’il prenait pour le vrai et, en homme conséquent, il a profité des avantages que lui donnait ce système. Cependant, il aura beau dire qu’on doit exiger de lui qu’il cherche la vérité et non pas qu’il la trouve, qu’on ne doit pas le punir pour avoir manqué d’esprit, on le laissera dire et l’on oubliera qu’il est un sot pour le faire rouer comme un scélérat. Ce n’est pas que je prétende qu’on ne peut se tromper de bonne foi ; mais autant je serais ridicule, si je le croyais, autant le serait-on si l’on voulait généraliser l’opinion contraire.
Il est certain qu’un homme qui se trompe peut être souvent coupable ; on a beau raisonner sur la faiblesse de l’esprit humain, il n’est pas moins vrai que souvent on peut éviter l’erreur en faisant usage de sa liberté, et il n’est pas douteux que, quand cette erreur tend à bouleverser les fondements de la société, elle soit un crime. Tel est le cas du voleur hobbesien, de l’athée, et en général d’un homme qui s’attache à détruire les fondements de toute religion et de toute morale.
XXX. — Qu’est-ce qu’un sceptique ? C’est un philosophe qui a douté de tout ce qu’il croit, et qui croit ce qu’un usage légitime de sa raison et de ses sens lui a démontré vrai. Rendez sincère le pyrrhonien et vous aurez le sceptique.
Les noms sont arbitraires, mais il n’appartient pas à chaque particulier d’en changer le sens. Le mot de sceptique signifie dans l’usage ordinaire un philosophe qui voit de part et d’autre les raisons et les difficultés et qui reste indécis ; l’indétermination lui est essentielle ; car s’il était déterminé pour une opinion, affirmerait quelque chose, il serait dogmatique. On entend même par sceptique, non un homme qui reste indécis sur quelques points, mais un homme qui croit qu’on ne peut avoir de certitude sur aucun. Au reste, on ne se serait point arrêté sur une définition de nom dans un ouvrage rempli d’erreurs bien plus importantes, si l’auteur ne raisonnait dans la suite sur cette définition.
XXXI. — Le scepticisme est le premier pas vers la vérité. Il doit être général, car il en est la pierre de touche…
XXXV. — J’entends crier de toutes parts à l’impiété. Le chrétien est impie en Asie, le musulman en Europe, le papiste à Londres, le calviniste à Paris, le janséniste en haut de la rue Saint-Jacques, le moliniste au fond du faubourg Saint-Médard. Qu’est-ce donc qu’un impie ? Tout le monde l’est-il, ou personne ?
On dit qu’il y a longtemps que les voyages inspirent un esprit de tolérance. On s’accoutume à regarder les hérétiques et les infidèles comme des gens faits comme nous. La pensée que nous examinons fait en quelque sorte voyager par toute la terre ou plutôt, elle fait passer toute la terre sous nos yeux. Elle montre, en effet, qu’il ne faut point s’arrêter aux qualifications injurieuses que toutes les sectes se donnent si libéralement les unes aux autres. Mais de ce que toute secte est traitée d’impie par une autre, s’ensuit-il que toutes le sont ou aucune ? Toutes les sectes s’accusent mutuellement de se tromper ; s’ensuit-il que toutes se trompent ou qu’aucune ne se trompe ? Non, et pour savoir qui mérite l’accusation d’erreur et d’impiété, il faut entrer dans une discussion particulière du fond des questions controversées.
XXXVI. — Quand les dévots se déchaînent contre le scepticisme, il me semble qu’ils entendent mal leur intérêt ou qu’ils se contredisent. S’il est certain qu’un culte vrai pour être embrassé, et un culte faux pour être abandonné, n’ont besoin que d’être bien connus, il serait à souhaiter qu’un doute universel se répandît sur toute la surface de la terre et que tous les peuples voulussent bien mettre en question la vérité de leurs religions. Nos missionnaires trouveraient la bonne moitié de leur besogne faite.
Sans doute, et c’est dommage que les dévots aient entendu jusqu’ici avec tout le monde par le mot de sceptique, un homme qui, par principes, ne croit pas que la raison puisse démontrer aucune vérité. S’ils avaient su la définition de l’auteur, il n’aurait point eu de reproches à leur faire.
XLII. — Lorsqu’on annonce au peuple un dogme qui contredit la religion dominante ou quelque fait contraire à sa tranquillité, justifiât-on sa mission par des miracles, le gouvernement a droit de saisir, et le peuple de crier crucifige… Si le sang de Jésus-Christ a crié vengeance contre les Juifs, c’est qu’en le répandant, ils fermaient l’oreille à la voix de Moïse et des prophètes qui le déclaraient le Messie. Un ange vint-il à descendre des cieux, appuyât-il sa doctrine par des miracles, s’il prêche contre la loi de Jésus-Christ, Paul veut qu’on lui dise anathème. Ce n’est donc pas par les miracles qu’il faut juger de la mission d’un homme, mais c’est par la conformité de sa doctrine avec celle du peuple auquel il se dit envoyé.
XLIII. — Toute innovation est à craindre dans un gouvernement ; la plus sainte et la plus douce des religions, le christianisme même, ne s’est pas établi sans causer quelques troubles.
Quoi, le dogme abominable de l’intolérance sortira de la bouche du déiste ! Le gouvernement a droit de sévir Le peuple de crier : crucifige ! contre ceux qui annoncent un dogme contraire à la religion dominante ! Que faut-il donc faire à l’auteur des Pensées philosophiques ? Dans le fond, l’intolérance ne devrait être soutenue que par ceux qui regardent la religion, même naturelle, comme une invention de la politique ; en ce cas, chacun sera obligé de suivre la dominante, vraie ou fausse. On jugera de la mission d’un homme par la conformité de doctrine avec celle du peuple auquel il se dit envoyé ! On sera chrétien en Europe, musulman à Constantinople ! Et moi je dis : la vérité est une ; par conséquent, si la doctrine d’un peuple est fausse, un homme qui en prêche une conforme à celle-là ne peut être envoyé de Dieu. Jésus-Christ établissait véritablement une nouvelle religion.
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[a] Le manuscrit de Turgot porte : Réflexions sur un livre intitulé : Pensées philosophiques. Ce petit ouvrage paru en 1746 a fait la réputation de Diderot. La Harpe l’a discuté longuement dans sa Philosophie du XVIIIe siècle. Il a été condamné au feu par le Parlement le 7 juillet 1746. Il a reparu sous le titre : Étrennes aux plus forts, en 1757. Plusieurs réfutations en furent faites. La date de celle de Turgot est incertaine.
[b] (1670-1722), auteur de Christianity not mysterious, 1696.
[c] Auteur d’une Histoire ecclésiastique, 1709.
[d] Tindal (1657-1733), défenseur de la religion naturelle.
[e] (1671-1713), auteur des Moralistes.
[f] (1675-1714), auteur de la Religion chrétienne démontrée, traduite en 1729
[g] Remarques sur les pensées de Pascal, 1728
[h] Les passages en petit texte ont été extraits par Turgot du livre de Diderot.
[i] Brûlé vif en 1619 pour athéisme
[j] Anatomiste (1628-1694)
[k] Allusion à des expériences de Redi (1626-1697) sur la génération des insectes.
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