Moyens simples de nuire aux Anglais en nous fortifiant, vers 1756-1757
(Mémoires et lettres de Vincent de Gournay)
Après une conquête aussi glorieuse que celle de Minorque, on ne saurait s’occuper d’aucune chose qui fût plus utile à l’État et qui tende plus efficacement à affaiblir la culture, la population des colonies anglaises et leur navigation, que de prendre dès à présent et au milieu de la guerre les mesures les plus convenables pour nous passer du tabac de Virginie et de Maryland et nous affranchir pour jamais du tribut que nous payons pour cette plante aux Anglais, qui monte chaque année à près de 4 millions de notre monnaie ; tant que nous leur payerons annuellement une somme aussi considérable, nous nous battrons pour ainsi dire contre notre propre argent et contre des troupes que nous soudoyons. En effet, rien de plus contradictoire en soi que d’envoyer d’un côté avec beaucoup de dépense et de risque des troupes en Canada pour repousser les attaques des habitants de la Virginie et de Maryland, tandis que de l’autre nous mettons par un tribut annuel ces mêmes habitants en état de nous envahir et même de payer des troupes étrangères pour nous attaquer avec plus d’avantage. Il faut que nous soyons prodigieusement aveugles sur nos véritables intérêts pour n’avoir pas senti que tout l’argent que nous avons payé à l’Angleterre depuis que nous avons fait arracher nos plantations de tabac en Guyenne étant employé à augmenter la culture en Virginie, à enrichir cette colonie et celle de Maryland, à y attirer chaque jour de nouveaux habitants, à les fortifier enfin tellement qu’elles se trouveraient un jour en état d’envahir les nôtres. C’est au milieu des tentatives qu’elles font pour l’exécuter et au milieu de la guerre la plus injuste, que nous payons encore aux Anglais ces mêmes 4 millions, qui par la certitude du payement sont déjà tournés contre nous avant d’être arrivés chez eux. Le commerce du tabac tel que nous l’avons fait avec l’Angleterre a tous les caractères du commerce le plus ruineux pour l’État, en ce qu’il n’est point de notre cru, en ce qu’il n’est point transporté par nos propres vaisseaux, en ce que nous ne le revendons point à l’étranger et en ce que tous les produits en sont employés contre nous ; le tabac que nous tirons de l’Angleterre ne peut donc jamais être regardé comme un objet de commerce, mais seulement d’un tribut que nous payons à l’Angleterre. Or il n’y eut jamais de conjoncture plus favorable pour s’en affranchir ; la politique et la justice, ce que chaque État se doit à lui-même, se réunissent en cela à ce que demande l’utilité publique et à l’intérêt de l’État ; il n’est pas naturel d’enrichir un ennemi de gaieté de cœur, qui n’est occupé qu’à nous nuire et qui tourne contre nous tous les avantages que notre indifférence lui a laissé prendre. Il ne faut pas attendre à la paix pour prendre des mesures convenables pour mettre la colonie de la Louisiane en état de nous fournir du tabac et de nous passer de celui des Anglais ; tout retardement devient si dangereux après les exemples que nous avons qu’aucun des projets qui ont été donné sur cette matière n’ont été admis, quoique parmi le grand de ceux qui ont été proposé, il y en ait eu d’excellents, et dont l’exécution eut été peu coûteuse. Des considérations particulières à la paix pourraient encore éloigner l’exécution de celui-ci ; il est d’ailleurs plus glorieux et plus prompt de l’entreprendre au milieu de la guerre, et il est possible d’y réussir. Chacun sait que les nègres sont la première source des productions dans des colonies. Il ne s’agit que d’exciter par des récompenses et des encouragements les négociants à y en faire transporter, soit par leurs propres vaisseaux, soit en leur laissant la liberté de se servir de ceux des nations amies ; une gratification un peu forte et proportionnée aux risques actuels, accordée par chaque tête de nègre débarqué à la Louisiane pendant le courant de l’année 1757 exciterait un grand nombre de personnes à tenter l’aventure avec une très petit dépense pour l’État ; chaque nègre qui serait arrivé dans la colonie serait bientôt employé à la culture du tabac comme à celle qui est la plus aisée et dont on recueille plus tôt les fruits. Une augmentation de la gratification que l’État accorde déjà par chaque quintal de tabac apporté en France, que serait justifié être du cru et du produit de la Louisiane, augmenterait encore l’ardeur pour la culture de cette plante. Dès ce moment, la somme du tribut que nous payons à nos ennemis diminuerait et nous commencerions à nous enrichir de ce qu’ils commenceraient à perdre. Suivant que l’importation des nègres aurait été plus ou moins forte en 1757, que les risques de la mer seraient plus ou moins grands, on pourrait l’augmenter ou la réduire dans les années suivantes ; et en peu de temps, peut-être avant 7 ou 8 ans, nous nous trouverions en état de nous passer totalement du tabac des Anglais ; chaque année verrait diminuer leur force et augmenter la nôtre. Bientôt les 17 ou 18 millions de livres de cette plante que nous consommons en France étant prises chez nous-mêmes et transportées par nos vaisseaux feraient passer à la Louisiane et en France la culture de la navigation de la Virginie et du Maryland ; le nombre des habitants y augmenterait avec le commerce ; ce ne serait plus 60 ou 80 vaisseaux anglais qui seraient occupés chaque année à transporter de l’Amérique en Angleterre et d’Angleterre en France la provision de tabac qui nous est nécessaire ; autant de vaisseaux français prendraient leur place, et au lieu de leur former des matelots à nos frais, nous en formerions pour notre navigation et pour le service du Roi. La culture du tabac une fois établie à la Louisiane serait bientôt suivie de celle du riz, de l’indigo et d’une infinité d’autres productions, qui augmenteraient chaque jour avec une utilité réciproque le commerce et les relations entre cette colonie et la métropole. Un pareil dessein entreprise et exécuté à la face de toute l’Europe et au milieu des efforts d’une nation jalouse et ennemie, augmenterait le désespoir des Anglais de nous avoir forcé eux-mêmes à ouvrir les yeux sur nos véritables intérêts ; que si par représailles et pour embarrasser la ferme du tabac, qui malheureusement et principalement fonde son approvisionnement sur le tabac de Virginie et de Maryland, l’Angleterre défendait de nous fournir du tabac dès à présent, elle nous rendrait un très grand service, en nous forçant d’avoir recours sur le champ à d’autre tabac que le leur ; mais ils craindront toujours qu’une pareille prohibition n’augmentât le mécontentement des colonies envers la métropole ; elles pourraient se plaindre de ce qu’après avoir attiré sur elles les armes des Canadiens et des sauvages attachés à la France, l’Angleterre leur défendit encore la vente d’une denrée qui est presque la seule production de leur pays et qui en fait toute la richesse.
Il n’y a donc aucun inconvénient à entreprendre dès à présent d’encourager ouvertement la culture du tabac à la Louisiane, afin de nous passer de l’Angleterre et de nous enrichir en l’affaiblissant ; il n’en peut résulter au contraire que des avantages pour l’État et une augmentation de gloire, en joignant à celle que donne la valeur et qui s’acquiert par les armes, la considération qui est due à toute nation, qu’en connaissant ses véritables intérêts prend les mesures convenables pour les suivre.
En favorisant la culture du tabac à la Louisiane, le Roi y transplantera pour ainsi dire en un instant la force et la richesse des colonies anglaises ; il sapera sans violence, mais d’une façon sûre, la puissance de cette nation, aujourd’hui la seule ennemie du nom français, la justice et la modération de Sa Majesté lui ayant concilié la confiance et l’amitié de toutes les autres nations du monde. Enfin l’époque de la culture du tabac dans nos colonies sera celle de leur puissance et un nouveau sujet de reconnaissance des Français envers un Roi à qui elle devra cet avantage et tous ceux qui doivent en être la suite nécessaire.
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