Présentation du livre Où mène le socialisme ?

COVER OU MENE LE SOCIALISME 202

Où mène le socialisme ? Journal d’un ouvrier (1891)
par Eugène Richter

Description :

Était-il possible, un quart de siècle avant la révolution bolchevique de 1917, de deviner exactement où elle mènerait ? Pouvait-on, en lisant les textes arides du programme d’un parti socialiste, prévoir et décrire sous forme romanesque, dans les menus détails de la vie quotidienne, les conséquences du socialisme, sa dégénérescence et sa chute ?

Il s’avère que cela était possible, car ce fut réalisé en 1891 par le politicien allemand Eugen Richter. En imaginant dans son récit que la révolution avait vaincu en Allemagne au début du XXe siècle, il avait prévu avec une perspicacité époustouflante presque tous les effets du socialisme : bureaucratisation et militarisation de la société, domination du parti, asservissement des travailleurs, et surtout des paysans, perte d’intérêt pour le travail, irresponsabilité généralisée, basse qualité des produits et services, malfaçons et vols aux entreprises, gaspillage, déficits, pénurie, rationnement, marché noir, népotisme, pots-de-vin, crise de logement, émigration de masse, frontières sans issue, presse à un seul journal, délation, dislocation de la famille, assujettissement de la femme, cauchemar des cantines d’État, humiliation des consommateurs, et même l’impolitesse des vendeuses, etc.

Tous ces faits ne sont donc pas des « déformations » du socialisme, nullement des effets des conditions ou défauts de la Russie, de la Chine, ou de la Corée du Nord, mais les plus normales, prévisibles jusqu’aux petits détails, conséquences des principes du socialisme et de lui seul.


PRÉFACE de Paul Leroy-Beaulieu

Un des hommes politiques allemands les plus en vue, M. Richter, l’un des chefs et des principaux orateurs du parti progressiste au Reichstag, a publié récemment, sous une forme familière, une esquisse de l’avenir que le socialisme réserve à l’humanité, si toutefois le socialisme vient à triompher, ce dont, en dépit de toutes sortes de prophéties, on nous permettra de douter encore.

Le cadre où M. Richter a placé les tableaux de la future ou plutôt de l’éventuelle communauté socialiste est très ingénieusement choisi. L’auteur suppose que, à la suite d’une révolution, les socialistes l’ont emporté en Allemagne et sur tout le continent européen, l’Angleterre et les États-Unis restant encore fidèles à ce qu’on est convenu d’appeler l’individualisme.

Un honnête petit relieur de flerlin, fanatique des idées nouvelles, assiste, ou plutôt participe avec enthousiasme au renversement de l’ancienne société ; puis, dans l’attente des merveilles que va produire le nouvel ordre de choses, il se met à rédiger un journal intime où il se promet de retracer pour ses descendants toutes les douces émotions, toutes les satisfactions, toutes les admirations que la transformation sociale ne va pas manquer de lui procurer.

Une suite de descriptions naïves et précises, relatives à la constitution de la communauté socialiste, au régime du travail, à la vie quotidienne, aux affaires publiques, se succède sous la plume du petit relieur. Peu à peu, dans son esprit, au contact de la réalité décevante, l’enthousiasme s’atténue, puis le désenchantement commence à poindre ; ensuite, par des progrès graduels, la complète désillusion, l’amère tristesse envahissent son âme.

L’effroyable monotonie de la vie nouvelle, la servitude physique et mentale, l’interdiction absolue de tout espoir d’amélioration personnelle, l’impossibilité de toute initiative propre, l’extinction du foyer domestique, les obstacles aux relations et aux joies de famille, la conscience de la nullité individuelle dans ce grand tout qui enserre la personne humaine de ses implacables règlements, un ensemble de conditions affadissantes et énervantes, voilà ce que, avec beaucoup d’art et de vérité, par une gradation insensible, nous montre Eugène Richter.

Sa brochure eut en Allemagne un énorme succès : plus de 225 000 exemplaires en ont été tirés.

On nous a demandé de la présenter au public français, qui, lui aussi, commence à être atteint de l’infection socialiste.

Nous sommes heureux d’associer en cette circonstance notre nom à celui du chef des libéraux allemands.

Depuis longtemps, nous aussi, nous combattons le socialisme, sous toutes ses formes, à toutes les doses où l’on prétend l’insinuer dans les veines des sociétés modernes.

C’est au public lettré, il est vrai, que nous nous adressons d’habitude, plus qu’au peuple même. Mais le public lettré, ou celui qui passe pour l’être, a singulièrement besoin d’être éclairé ; puis c’est des hauteurs que les idées descendent dans les foules.

Une générale manie de disserter de ce qu’on ignore, de se bercer de rêveries sentimentales, de capter la faveur du peuple soit pour se procurer des suffrages dans les élections, ou des lecteurs à son journal, soit même pour ramener des fidèles à telle ou telle croyance, la crainte de paraître arriéré ou repu, une nouvelle forme, en un mot, du respect humain, joint à cet instinct d’imitation qui associe tous les esprits incertains au courant qui paraît dominant ; voilà les influences qui propagent le socialisme.

Les salons, les chaires d’enseignement, la presse, une partie du clergé, sans parler des corps politiques, se font à l’envi, dans des mesures diverses et sous des bannières différentes, les propagateurs de la doctrine nouvelle. Honneur aux esprits vraiment vigoureux et personnels, aux libéraux et aux démocrates qui, comme Richter, au lieu de prêcher des transactions dangereuses, prélude des capitulations définitives, opposent vaillamment leur tête et leur poitrine à l’assaut de cet ennemi de toute civilisation et de toute indépendance d’esprit !

Est-elle nouvelle, cette doctrine ? Non, certes ; l’antiquité l’a connue et le Moyen âge ; mais on n’y voyait alors que des jeux de l’imagination, comme le sont les systèmes des philosophes.

Le commencement de ce siècle a vu se dérouler sans en être trop troublé, les singulières fantaisies de Fourier, d’où émergeaient d’ailleurs quelques idées suggestives et utiles, les programmes vagues, parfois excentriques, parfois aussi pleins d’intuition et de divination, des saints-simoniens, les déclamations éloquentes et incohérentes de Proudhon. Il accueillait ces critiques de la société, ces projets, d’ailleurs bien indécis, de transformation, avec une indulgente ironie.

Aujourd’hui, la situation est tout autre. À la faveur du développement de la grande industrie, le socialisme est devenu plus précis, plus méthodique et plus hautain : il s’imagine être un système scientifique ; il demande son application intégrale et il a trouvé une formule nouvelle : le Collectivisme.

Quand, il y a dix ans, je fis au Collège de France un cours sur le Collectivisme ; quand, l’année suivante, je publiai ce cours[1], je me rendais compte que les idées collectivistes allaient rapidement faire leur chemin dans la foule ; cependant, alors le public n’était pas encore familier avec ce vocable et ne le comprenait pas.

Aujourd’hui, il le comprend mieux : le socialisme actuel, c’est le collectivisme ; c’est-à-dire « l’appropriation par l’État et la mise en œuvre par lui de tous les moyens de production. »

Ce programme n’est ni obscur, ni occulte ; il est avoué par les socialistes allemands ; il est reconnu par les socialistes français, tels que MM. Guesde et Lafargue. C’est le nouvel évangile.

Eugène Richter, dans la brochure qui suit, nous montre avec autant d’esprit et de bon sens que d’exactitude ce qu’en serait la réalisation.

Il n’invente rien ; tout ce qu’il dit de la constitution ou plutôt de la désorganisation de la famille et du ménage, de la direction des ateliers, des plaisirs publics, des cuisines publiques, des élections et de toute la conduite des affaires, de la vie tant privée que nationale, sous le régime nouveau, il l’emprunte au programme arrêté par le Congrès socialiste d’Erfurt et aux écrits de Bebel, le grand chef socialiste allemand.

Il nous fait assister à toutes les péripéties de la vie du bon petit relieur de Berlin et de sa famille dans la « société socialisée » et au contrecoup de ces péripéties dans cet esprit naïf et honnête.

Trois enseignements surtout se dégagent de ces tableaux pleins de vie : la préoccupation continue, de la part des gouvernants socialistes, de voir réapparaître l’inégalité et se reconstituer le capital privé ; l’épouvantable oppression et le favoritisme des chefs d’atelier qui ne sont plus que des fonctionnaires et se trouvent soustraits à toute concurrence ; la très grande diminution de la production, dépourvue de son principal ressort, l’initiative individuelle spontanément et généreusement récompensée par le succès de l’entreprise.

Les prodigieux mécomptes du régime de l’égalité sont surtout à retenir, l’atonie somnolente, routinière et gaspilleuse qui en résulte.

Un écrivain anglais, Mallock, a dit avec raison : « Tout travail productif qui dépasse la satisfaction nécessaire des besoins alimentaires est toujours motivé par le désir de l’inégalité sociale. »

La tendance à la supériorité est le grand moteur du genre humain : sauf les saints et les ascètes, admirables, mais infinitésimale minorité, tous les efforts sont suscités et soutenus, dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre industriel, par le désir de la supériorité : supériorité de fortune, supériorité de situation, supériorité de réputation, supériorité de considération. En dehors de l’espoir d’une supériorité reconnue et effective, il n’y a place pour aucun effort humain dépassant ce qui est nécessaire à la simple subsistance.

Ce sont les natures tendant à la supériorité qui, en s’élevant, communiquent quelque chose de leur mouvement ascensionnel à l’ensemble du genre humain. Supprimez cette ascension des natures les plus fortes, confisquez ou diminuez les grandes et les moyennes fortunes, par conséquent aussi les grands efforts, et la société baissera ; le niveau moyen tombera en même temps que le niveau supérieur, et le niveau le plus bas deviendra plus infime encore.

Cet instinct de l’inégalité est si puissant chez l’homme que, malgré toutes les entraves, même dans une société où tous les instruments de travail appartiendraient à l’État, où toute monnaie serait supprimée, le capital privé ne tarderait pas à réapparaître.

Les tableaux si vivants d’Eugène Richter sont pleins de détails amusants mais vrais : les professions qu’il faut tirer au sort ou entre lesquelles il faut établir une rotation, parce que personne ne veut plus des métiers pénibles ou désagréables ; les femmes qui réclament, au nom de l’égalité, le droit au mariage, de même qu’on a concédé à tous le droit au travail ; le tirage au sort chaque trimestre des appartements ; le salaire de l’ouvrier remplacé par une sorte de prêt comme celui des soldats ; les châtiments pour surproduction individuelle ; l’impossibilité de la libre discussion quand toutes les imprimeries appartiennent à l’État ; le marché secret qui s’établit pour les bons de travail ; l’impossibilité de transactions internationales régulières, etc.

À la fin de l’ouvrage, le régime socialiste finit par être renversé par les ouvriers d’élite, à savoir les métallurgistes ou mécaniciens de Berlin, qui se voient déçus de leurs espérances en ce qui concerne le revenu intégral de leur métier. Les ouvriers habiles, cela est une certitude sous le régime socialiste, finiraient par être beaucoup moins payés qu’ils ne l’étaient sous le « règne corrompu du capitalisme ».

Nous désirons que l’on lise beaucoup en France cette brochure de Richter.

Avons-nous quelque crainte de voir le Collectivisme triompher ? Nous ne croyons pas que son avènement soit proche ; mais nous redoutons les transactions que proposent tous ces esprits indécis, tous ces rêveurs, tous ces flatteurs qui foisonnent dans le Parlement, dans la presse et dans le public.

Le socialisme d’État, le socialisme de la chaire, le socialisme chrétien, toutes ces variétés inconscientes ou hypocrites du socialisme pur et simple, tous ces complices ou ces précurseurs du Collectivisme, doivent être combattus résolument, sans défaillance, par tous ceux qui tiennent à la civilisation, c’est-à-dire non seulement à un ensemble précieux de biens matériels, mais à la liberté intellectuelle et morale.

Il n’y a pas à transiger avec le socialisme, il n’y a qu’à le repousser. Tous les moyens artificiels de supprimer ou de réduire l’inégalité sont des attentats à la libre expansion du talent, de l’activité et des progrès mêmes du genre humain.

Nous n’avons, certes, aucune crainte qu’on vienne brusquement proclamer « la socialisation de tous les moyens de production et la suppression de toute propriété privée ». Mais nous entendons des voix retentissantes demander, dans le Parlement, en y recueillant des applaudissements, que la Banque de France devienne une institution d’État, que les fonctionnaires de l’État fassent l’escompte et distribuent le crédit, que l’État rachète les chemins de fer, rachète les mines, que l’État distribue des retraites à tous ceux qui n’ont su ni suffisamment travailler, ni suffisamment épargner, que l’héritage en ligne collatérale soit aboli, que l’impôt progressif soit établi sur les revenus et sur les successions, etc.

Entre ces mesures et le Collectivisme, nous ne faisons, quant à nous, aucune différence. Elles partent du même principe, elles tendent au même but : celui de supprimer ou de réduire autant que possible l’inégalité entre les hommes ; or, l’inégalité est la sanction de la responsabilité personnelle ; l’inégalité est le grand ressort du progrès humain.

Toute mesure socialiste, si modérée qu’elle paraisse dans la forme et si restreinte dans ses applications, doit être implacablement repoussée par tous les esprits prévoyants.

Le socialisme est comme la morphine ; on en prend à petites doses d’abord, par curiosité, pour adoucir une légère douleur ; fatalement on augmente la dose. On arriverait, par une gradation lente, mais certaine, à plonger la société dans un état d’anémie, de langueur, de malaise universel et permanent, de dépression intellectuelle et morale aussi bien que matérielle, près de laquelle les maux les plus vifs de la société actuelle, si dignes soient-ils de compassion et de soulagement, ne seraient plus que des misères insignifiantes.

    Paul Leroy-Beaulieu

A propos de l'auteur

Journaliste, économiste et homme politique, Paul Leroy-Beaulieu est l’une des grandes figures du libéralisme français de la seconde moitié du XIXe siècle. Fondateur de l’Économiste français en 1873, il succède en 1880 à son beau-père, Michel Chevalier, à la chaire d’économie politique du Collège de France. Connu pour ses positions sur la colonisation, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’État moderne et ses fonctions (1889).

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