Si on doit rendre hommage aux Physiocrates d’avoir défendu, dans bien des questions, le laisser faire et le laisser passer, ils sont tombés dans l’erreur, selon Benjamin Constant, quand ils ont demandé des distinctions publiques pour l’agriculture. C’était, après avoir reconnu que l’autorité agissait mal, réclamer d’elle qu’elle agisse autrement : mais la seule action juste était qu’elle n’agisse pas, soutient Constant.
Extrait de la première partie du Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri (1822).
Chapitre III. Des encouragements pour l’agriculture.
« On n’a pas songé à donner une récompense au cultivateur intelligent ».
Introduction, p. 1.
Nous apercevons déjà ici un symptôme du système erroné de Filangieri, relativement à l’influence de la protection des gouvernements. Comme il y revient sans cesse dans son ouvrage, je vais saisir cette première occasion pour le réfuter. Mais je dois remonter à l’origine de son erreur qui a été celle de beaucoup d’hommes éclairés du dix-huitième siècle.
Lorsque les philosophes de cette époque commencèrent à s’occuper des principales questions de l’organisation sociale, ils furent frappés des maux produits par les vexations et les mesures ineptes de l’autorité. Mais novices dans la science, ils pensèrent qu’un usage différent de cette même autorité ferait autant de bien que son usage vicieux avait causé de mal. Ils ne sentirent point que le vice était dans son intervention même, et que, loin de la solliciter d’agir autrement qu’elle n’agissait, il fallait la supplier de ne point agir. En conséquence vous les voyez appeler le gouvernement au secours de toutes les réformes qu’ils proposent : agriculture, industrie, commerce, lumières, religion, éducation, morale, ils lui soumettent tout, à condition qu’il se conduira d’après leurs vues.
Le siècle dernier compte très peu d’écrivains qui ne soient pas tombés dans cette méprise. Turgot, Mirabeau et Condorcet en France, Dohm et Mauvillon en Allemagne, Thomas Payne et Bentham en Angleterre, Franklin en Amérique, telle est à peu près la liste de ceux qui ont senti que, pour tous les progrès comme pour tous les besoins, pour la prospérité de tous les états comme pour le succès de toutes les spéculations, pour la quotité des productions comme pour leur équilibre, il fallait s’en remettre à la liberté, à l’intérêt individuel, à l’activité qu’inspirent à l’homme l’exercice de ses propres facultés et l’absence de toute entrave. Les autres ont préféré la protection à l’indépendance, les encouragements aux garanties, les bienfaits à la neutralité.
Les économistes eux-mêmes ont eu ce tort, pour la plupart. Ils étaient cependant d’autant plus inexcusables que leur maxime fondamentale semblait devoir les en préserver.
Laisser faire et laisser passer était leur devise : mais ils ne l’appliquèrent guère qu’aux prohibitions. Les encouragements les séduisirent. Ils ne virent pas que les prohibitions et les encouragements ne sont que deux branches d’un même système et que tant qu’on admet les uns, l’on est menacé par les autres.
L’agriculture était de toutes les professions celle que les économistes désiraient le plus tirer de l’état d’avilissement dans lequel elle était plongée. Leur axiome favori, celui que la terre est la seule source des richesses, leur faisait attacher une importance extrême au travail qui la féconde : une indignation juste et légitime s’emparait d’eux, lorsqu’ils envisageaient l’oppression qui accablait la classe la plus indispensable à leurs yeux et la plus laborieuse.
De là leurs projets chimériques pour relever cette classe, pour l’entourer de considération, d’illustration même.
L’idée d’accorder des récompenses au cultivateur intelligent qui, par son travail ou par des procédés nouveaux, aurait trouvé le moyen d’accroître la richesse publique, n’appartient donc point à Filangieri. Il a pu l’emprunter des économistes, du marquis de Mirabeau, par exemple, l’auteur de l’Ami des hommes : mais il paraît s’être particulièrement attaché à cette idée. Il y revient, avec plus d’insistance et plus de détails, dans une autre partie de son ouvrage (liv. II, chap. XV), et enchérissant sur sa proposition première, il veut qu’indépendamment des encouragements pécuniaires, l’on institue un ordre qui soit porté par le souverain même et dont les agriculteurs les plus habiles soient décorés.
Si l’on considère à quelle époque Filangieri proposait ces expédients puérils et bizarres, on en concevra l’absurdité.
C’était dans un temps où la classe agricole était soumise à des lois et payait des impôts qu’aucun représentant nommé par elle n’avait discutés ni consentis : dans un temps où, sans organes pour réclamer, sans moyens pour se défendre, elle subissait en silence la partialité de ces lois, l’inégalité de ces impôts ; dans un temps où des servitudes de tout genre pesaient sur elle, interrompaient son travail, troublaient son repos ; dans un temps enfin où, placée au plus bas échelon de la hiérarchie sociale, elle supportait en dernier ressort le poids des charges sociales : car chacune des autres classes repoussait le fardeau plus bas pour s’en exempter.
Ajoutez à ces malheurs pour ainsi dire légaux, les oppressions accidentelles qui résultaient de l’isolement de cette classe agricole, de sa pauvreté, de sa position désarmée, l’immense intervalle qui la séparait du pouvoir suprême et condamnait ses gémissements à s’évaporer dans les airs, l’insolence des pouvoirs intermédiaires qui interceptaient ses réclamations, la facilité d’opprimer contre les lois ou d’après les lois des hommes également ignorants de leurs protections ou de leurs menaces, la rapacité du fisc qu’épuisaient les riches et qui devait se dédommager aux dépens du pauvre, l’arbitraire d’autant plus effréné qu’il s’exerçait en détail sur des victimes obscures, et qu’il était disséminé entre une foule d’agents subalternes, vizirs de village, poursuivant dans l’ombre leurs vexations.
Et c’était dans un tel état de choses, et comme remède à un tel état de choses, que Filangieri proposait des encouragements pour l’agriculture et des distinctions pour les agriculteurs. Mais l’agriculture était frappée dans son principe. Les moyens de reproduction lui étaient enlevés. Les agriculteurs étaient des ilotes, frustrés de tous les droits, chargés de tous les labeurs, condamnés à toutes les privations. L’autorité, même avec des intentions bienfaisantes, ne pouvait guérir cette plaie incurable. La nature est plus forte que l’autorité, et la nature veut que toute cause amène son effet, que tout arbre produise son fruit. Tous les projets philanthropiques sont des chimères, quand une liberté constitutionnelle ne leur sert pas de base. Ces projets peuvent servir de texte aux amplifications oratoires d’honnêtes déclamateurs. Ils peuvent offrir à des ministres adroits le moyen d’occuper d’une manière neuve et piquante les loisirs de leur maître. Ils peuvent, en trompant ce maître, apaiser ses remords, si le spectacle de la misère publique fait naître en lui quelques remords. Mais ni la classe agricole ni l’agriculture ne profitent en rien de tous ces palliatifs impuissants.
L’état de la classe agricole sera déplorable, partout où cette classe n’aura pas en elle-même, c’est-à-dire par des organes que son choix identifie avec elle, une certitude de redressement public et légal. L’état de la classe agricole était déplorable en France avant la révolution. J’en atteste la taille, la corvée, la milice, les vingtièmes, les capitations, les aides, la dîme, la mainmorte, les lods et ventes, le trop bu, et toutes ces charges innombrables, tant pécuniaires que personnelles, dont les noms divers et bizarres rempliraient inutilement des pages entières.
J’en atteste les exemptions non moins nombreuses, si scandaleusement réclamées et si facilement obtenues par les classes élevées, comme si leurs devoirs envers la société eussent été en raison inverse des avantages que la société leur garantissait. J’en atteste les terres appauvries et mal cultivées, limitrophes des parcs somptueux, et les huttes, couvertes de chaume, qui environnaient des châteaux superbes, protestations silencieuses, mais qui ont fini par n’être que trop énergiques contre un pareil ordre social.
Filangieri et les publicistes qui l’ont suivi auraient dû se pénétrer de ces vérités. Au lieu de rêver des encouragements partiels, des distinctions vaines jetées nécessairement au hasard du haut du trône, et distribuées suivant le caprice d’agents infidèles, ils auraient dû réclamer les garanties que tout pays doit au citoyen qui l’habite, les garanties sans lesquelles tous les gouvernements sont illégitimes.
Avec ces garanties, l’agriculture, aussi bien que tout autre genre d’industrie, se passera facilement de la protection du pouvoir. Il est fort inutile que l’autorité se mêle d’encourager ce qui est nécessaire. Il lui suffit de ne pas l’entraver. La nécessité sera obéie. Lorsqu’il n’y a point, de la part du gouvernement, une action vicieuse, les productions sont toujours dans une proportion parfaite avec les demandes. J’excepte les cas imprévus, les calamités soudaines, qui, du reste, sont assez rares, quand on laisse faire la nature, mais, que les gouvernements, par leurs fausses mesures, créent plus souvent qu’on ne le pense. J’en parlerai dans une autre partie de ce commentaire. Dans l’ordre habituel des choix, ce n’est pas d’encouragement, c’est de sécurité que l’agriculture a besoin. Or la sécurité ne se trouve que dans de bonnes institutions constitutionnelles. Quand la personne de l’agriculteur peut être enlevée, parce qu’il a pour voisin un délateur, ou pour ennemi quelque valet d’un homme puissant ; quand le fruit de son travail peut être grevé d’impositions excessives, parce que tel propriétaire, riche ou noble, se fait exempter ; quand ses enfants, utiles associés de ses opérations journalières, lui sont arrachés pour aller périr dans des guerres lointaines, pensez-vous qu’inquiet sur le présent, alarmé sur l’avenir, il persévère à se consumer en efforts dont le bénéfice peut lui-être ravi ? C’est vous qui portez dans son âme le désespoir et l’abattement, et vous prétendez ensuite l’encourager. Vous vexez, vous opprimez, vous ruinez la classe entière, et vous imaginez qu’une légère aumône, ou, ce qui est plus ridicule, une décoration inventée par vous, et conférée dédaigneusement à quelque individu que vos agents protègent, ranimera cette classe appauvrie et spoliée. Votre ineptie ou votre despotisme ont frappé le sol de stérilité ; et vous croyez que vos faveurs, comme la présence du soleil, lui rendront sa fécondité première. Vous vous montrez, vous souriez, vous distribuez je ne sais quelles distinctions vaines et illusoires, et le travail, à vous entendre, va se tenir honoré pour des siècles ! étrange arrogance ! charlatanisme grossier, auquel se laissaient prendre autrefois quelques rêveurs honnêtes, mais qui, grâce au ciel, est chaque jour plus décrédité. L’empereur de la Chine daigne aussi de ses mains impériales conduire une charrue, et tracer un sillon, dans un jour de fête. Cela n’empêche pas que la Chine ne soit sans cesse en proie à la famine, et que les parents n’exposent sur les rivières les enfants qu’ils sont hors d’état de nourrir. C’est que la Chine est un état despotique, et que, lorsque les cultivateurs sont soumis au bâton toute l’année, l’honneur qu’on croit leur faire une fois par an ne les dédommage ni ne les console.
Je serai forcé de revenir à plus d’une reprise sur le système des encouragements quand Filangieri traitera de l’industrie. J’ajourne en conséquence d’autres développements qui prouveront que même sous le rapport de la morale ce système est nuisible.
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