En rééditant pour la première fois l’Ami des hommes, Rouxel fait le point sur les conditions de la parution du classique du marquis de Mirabeau. Il raconte également le succès sensationnel que connut l’ouvrage en son temps.
L’AMI DES HOMMES, OU TRAITÉ DE LA POPULATION
par le marquis de Mirabeau
Avec une préface et une notice biographique par M. Rouxel
1883
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AVIS DES ÉDITEURS
L’ouvrage dont nous présentons une nouvelle édition au public de la fin du XIXe siècle parut pour la première fois en 1756.
M. de Loménie, qui a publié un livre sur Les Mirabeau, et auquel nous empruntons souvent des matériaux, se fondant sur ce que les publicistes n’ont parlé de l’Ami des hommes qu’en 1757, présume que la 1re édition (celle d’Avignon 1756), a été antidatée, mais il semble que c’est à tort. En effet, au commencement du chapitre VII de la première partie[1], l’auteur cite l’ouvrage de Cantillon[2] comme ayant été publié l’année passée ; or, cet ouvrage a été publié en 1755. On pourrait même soutenir que l’Ami des hommes a été écrit en cette dernière année, car l’auteur dit (t. III, p.277) : « Il a paru cette année un ouvrage sous le titre de Mémoire S. L. E. P. (sur les États provinciaux). » Cet ouvrage publié en 1750 fut en effet réédité en 1755. Ailleurs (partie II, chap. 8), l’auteur ajoute en note : « ceci était écrit avant la guerre présente. » On sait que la guerre dont il est ici question éclata en 1755 ; que l’Angleterre commença les hostilités sans déclaration préalable, et nous enleva plus de 300 vaisseaux marchands ; ce qui n’arrivait point lorsque le gouvernement n’entretenait pas de marine militaire, pour soi-disant protéger la marine marchande. Si l’on en croyait Quérard (France littéraire) l’Ami des hommes aurait même été imprimé en 1755, mais une seule autorité ne suffit pas pour établir cette assertion, surtout lorsqu’on ne trouve nulle part un exemplaire portant cette date, et qu’elle est contredite par l’auteur même, qui dit, on le verra plus loin, qu’il avait alors 41 ans passés ; or il était né en 1715.
Il y a donc tout lieu de croire que l’Ami des hommes a été commencé en 1755 ; l’auteur n’ayant mis, de son propre aveu, que six mois à l’écrire, il a été terminé à la fin de 1755 ou au commencement de 1756, et publié dans cette dernière année. Si les critiques n’en parlent qu’en 1757, il n’y a là rien de surprenant ; d’ailleurs, la suppression dont cet ouvrage fut l’objet, comme nous l’apprend Grimm, explique le silence des critiques.
Quoi qu’il en soit de la date précise de la publication de l’Ami des hommes, ce qu’il y a de certain, c’est que cet ouvrage fit une grande sensation et obtint un succès éclatant.
Le journal encyclopédique de Bouillon (juillet 1757) le juge de la manière suivante : « L’auteur écrit comme Montaigne et pense comme Montesquieu. »
Quoique ce jugement soit flatteur, on pourrait ne pas le partager complètement, et dire que l’auteur n’écrit pas si naïvement que Montaigne, mais qu’il pense bien plus indépendamment que Montesquieu. Celui-ci est peintre avant tout, comme il le dit en terminant sa préface. Il songe beaucoup plus à sa propre gloire littéraire qu’au bien public en écrivant l’Esprit des Lois.
Mirabeau, au contraire, sacrifie pour le bien de l’humanité la réputation d’écrivain élégant qu’il pourrait acquérir.
« Quelque faibles que soient mes talents, dit-il (t. III, p. 564), je sens qu’en donnant à cet ouvrage le soin et le travail qu’il mérite, je pouvais le rendre moins imparfait ; mais quoique persuadé de mon devoir à cet égard, le sort en est jeté. D’une part mes affaires et ma position me rendent impossible un travail suivi et recherché ; de l’autre une révision exacte de ce traité et les corrections que j’y pourrais faire serviraient plus à ma gloire qu’à l’admission et illustration de mes principes. J’abandonne le premier point, et je sens en ce moment même une satisfaction intérieure de rendre plus pur, par ce sacrifice, l’hommage que je fais à la vérité et à l’humanité de mon peu de connaissances et de talents. Quant au second point, je ne crois pas me flatter : plus d’art et de suite seraient inutiles à cet objet. J’ai si bien senti la vérité en l’écrivant, que je suis sûr de l’avoir montrée sans nuages aux âmes nettes, aux cœurs droits ; et quant aux autres, la trompette même du jugement, en les effrayant, ne les persuadera pas. »
« La hardiesse qui règne dans cet ouvrage, dit Grimm dans sa correspondance (15 juillet 1757), lui a donné une grande vogue. On a eu la maladresse de le supprimer, ce qui a ajouté à sa réputation. Pour juger ce traité en général et en deux mots, on peut dire que l’auteur en aurait fait un grand et bel ouvrage, s’il avait de la noblesse et de l’élévation dans le style. Le style de M. de Mirabeau ne manque pas de feu ni de rapidité, mais il est commun, bas, trivial et partout contraire à cette bienséance que les anciens connaissent si bien, et qui lie le lecteur d’amitié et d’intérêt avec l’auteur. Voilà pourquoi la gloire de l’Ami des hommes ne sera, je crois, que passagère ; et les mêmes raisons qui garantissent l’immortalité à Tacite et à Montesquieu doivent nécessairement détruire la réputation de M. de Mirabeau… Un autre défaut de cet auteur, c’est d’être trop bavard ; c’est le moyen le plus sûr de gâter les meilleures choses… Quoique ses principes généraux soient très beaux, très vrais, et les seuls qu’un gouvernement sage doive suivre, il les emploie souvent pour soutenir des paradoxes… Ce qu’il voit en grand est presque toujours très beau ; il le gâte ensuite par des détails minutieux et quelquefois faux. »
Ce jugement est bien d’un littérateur du XVIIIe siècle. Mercier, qui tenait plus de compte des choses que du style, ne croyait pas, lui, que la gloire de l’Ami des hommes ne serait que passagère. Outre que, dans L’an 2440 (ouvrage publié en 1771), il place Mirabeau en compagnie de Montesquieu, J.-J. Rousseau, Buffon, etc., au nombre des grands hommes qui seront honorés comme bienfaiteurs de l’humanité ; il met l’Ami des hommes parmi les ouvrages que l’on aura conservés intégralement dans la bibliothèque du roi de cette époque future, pendant qu’on aura jugé à propos de livrer aux flammes toutes les œuvres de Bossuet, la plus grande partie de celles de Voltaire, et de tant d’autres artistes en phrases, « qui écrivaient d’abord, et qui pensaient ensuite. » (Voyez l’an 2240, t. I, chap. 11 et ch. 30.)
Le baron de Gleichen prétend que Mirabeau s’efforçait d’imiter Montaigne. L’imitation est toujours plus froide que l’original ; or l’Ami des hommes est beaucoup plus animé, plus vivant que les Essais. Comme le remarque M. de Loménie, les défauts de style que Grimm reproche à Mirabeau sont des qualités chez cet écrivain, et, après les idées, une des principales causes de ses succès. « Son style est plutôt familier et incorrect que bas et trivial. » Quant à ses imitations, « nous avons, dit le même auteur, environ 2 000 lettres du marquis, dont 1 000 autographes, offrant tous la même abondance de tours plus ou moins archaïques et bigarres, parfois obscurs ou forcés, mais très souvent ingénieux, piquants, énergiques, colorés, qui ne sont pas plus de Montaigne, de d’Aubigné ou de Montluc, que de Saint-Simon dont les écrits étaient encore inconnus, mais qui tiennent également des uns et des autres, et qui sont en même temps si bien à lui, c’est-à-dire si bien appropriés à son genre d’esprit qu’il les trouve spontanément sous sa plume en écrivant à bride abattue et sans rature, des épîtres de 12 ou 15 pages. Nous sommes porté à croire que, si ce livre avait gardé plus complètement la tournure singulière, mais originale de la plupart des lettres familières de l’auteur, il trouverait encore aujourd’hui un public pour le lire avec plaisir, quoique le fond des idées n’ait plus pour nous le caractère de hardiesse et de nouveauté, qu’il empruntait aux circonstances[3]. »
On peut même dire que, loin de chercher à donner à son style un caractère archaïque, l’Ami des hommes s’efforçait de l’éviter, résistait à la tendance naturelle de son esprit ; et c’est, je crois, ce qui le rend forcé et même obscur dans quelques endroits. Son frère le bailli lui recommandait à chaque instant, dans ses lettres, de soigner son style. Quesnay, lorsqu’il eut le marquis pour disciple, le gourmandait sans cesse pour l’obliger à se préoccuper de la « dignité » de son style : « Où diable, lui disait-il, avez-vous pris ce style marotique ? — Je ne connais pas Marot, répondait le marquis, mais c’est qu’apparemment j’ai bu de la même eau que lui. » Il y a donc tout lieu de croire que Mirabeau a pris beaucoup de peine à chasser le naturel qui revenait au galop, et que s’il n’eût point forcé son talent, ce qu’il a fait, il l’aurait fait avec encore plus de grâce.
Chacun a une tournure d’esprit, et par conséquent un style qui lui est propre ; il n’y a pas moins de variété dans la figure des esprits que dans celle des corps. C’est à tirer bon parti de ces qualités qu’il faut s’évertuer, et non s’astreindre servilement à imiter les autres. Les stylistes, les éplucheurs de syllabes ont la manie de vouloir tout uniformiser, comme si — en supposant que la forme qu’ils adoptent soit la meilleure, ce qui est fort discutable, — le défaut de variété seul ne la rendrait pas insipide. Il est au moins superflu de recommander l’imitation autant qu’on le fait, nous n’y sommes déjà que trop portés.
On ne sera peut-être pas fâché de connaître le sentiment de l’auteur lui-même sur son propre ouvrage, et d’apprendre de lui quel en fut le succès.
En 1786, le marquis de Mirabeau écrit à son ami Longo : « Il y a dans l’Ami des hommes un tissu de privautés naïves qui ont réussi, on ne sait pourquoi ; mais je le sais bien, moi : c’est que le naturel a toujours son prix et qu’il est si rare. On m’appela le fils aîné de Montaigne. On n’aime point le moi, le je, mais c’est qu’on ne le voit guère qu’orgueilleux, et il faut qu’il soit sensible.
« L’engouement parisien, qui donne le ton à tous les autres, m’attaqua avec une furie qui n’est qu’ici et dans d’autres villes badaudes ; faire foule, demander des copies de mon portrait, qui paraissait cette année au salon, le placer dans les salles des pays d’États qui me naturalisèrent, payer 12 sous les chaises à la messe où j’allais, me demander mes filles encore enfants en mariage, des consultations, des dîners, des femmes, que sais-je ? Heureusement j’avais 41 ans passés, et soit cela, soit caractère et sentiment de soi, je me refusai à tout, me tins couvert, et tandis que des avocats fameux me citaient en plein palais comme autorité et qu’on me traduisait en toutes langues, je haussais les épaules sur les éloges ; bien m’en a pris quand on a tant voulu me ravaler depuis. »
Laissons à chacun la liberté de faire à l’exagération la part qu’il lui plaira, mais remarquons que ce défenseur de l’autel et du trône, du clergé, de la noblesse, de tout ce que les philosophes regardaient comme la source de tous les maux de la société, de toutes les misères du peuple, ce réactionnaire, comme nous dirions aujourd’hui, acquit une popularité réelle, qui n’a été égalée que par celle de J.-J. Rousseau, tandis que les philosophes ne sont populaires qu’entre eux.
Le succès du marquis de Mirabeau et de son livre alla si loin que la première traduction du poème des Saisons de Thompson (1760) fut dédiée à l’Ami des hommes, sans plus d’explications, et que des marchands de Paris arboraient cette enseigne sur leurs boutiques.
La faveur dont jouit d’abord l’Ami des hommes paraît avoir été de courte durée. Il fut tiré un grand nombre d’éditions de cet ouvrage de 1756 à 1760 ; l’auteur nous apprend que les libraires en tirèrent 86 000 livres de bénéfice, de leur propre aveu. Depuis 1760 il n’a plus été réédité.
La réputation de ce livre était-elle surfaite ? Nous ne le croyons pas ; on peut facilement expliquer le discrédit dans lequel il tomba, et dans lequel sont toujours tombés et tomberont toujours les écrits de ce genre. On comprend, en effet, que ceux qui profitent ou croient profiter des abus qui existent dans la société, seront instinctivement antipathiques à tout écrivain, qui attaquera le gâteau qu’ils se partagent, qui soulèvera le voile de dévouement au bien public dont ils couvrent leurs manœuvres ; ils ne tarderont donc pas de se liguer contre le malencontreux auteur ; et dans cette lutte d’un contre mille, il est facile de prévoir, à qui reviendra la belle. C’est ce qui arriva au marquis de Mirabeau comme à tant d’autres. Sa liaison avec les physiocrates dut aussi lui faire du tort dans l’opinion publique.
Mais ce qui prouve que l’oubli dans lequel est tombé l’Ami des hommes n’est pas mérité, c’est l’estime que la plupart des publicistes anciens et modernes, compétents et impartiaux, professent pour l’auteur et l’ouvrage. Nous avons déjà cité Mercier, ajoutons MM. Guillaumin, Joseph Garnier, de Tocqueville, Léonce de Lavergne, etc.
Enfin, les instances de personnes qui, désirant avoir le chef-d’œuvre du marquis de Mirabeau, ouvrage devenu très rare, nous ont prié de préparer cette nouvelle édition, tout annonce que justice va être rendue à celui qui écrivait à la comtesse de Rochefort en 1761 : « J’aime le peuple, j’aime les hommes ; je sais combien ils seraient plus aimables s’ils étaient plus heureux, j’ai vu les moyens simples de les rendre tels. »
La nécessité d’être court aujourd’hui pour être lu nous suggéra d’abord la pensée de faire quelques suppressions ; mais supprimer quoi ? Il y a dans l’Ami des hommes des parties plus faibles que d’autres, par exemple le chapitre VI de la deuxième partie, âge de la France, qui a été fait, comme l’avoue l’auteur, pour atténuer les critiques auxquelles il se livre dans les deux chapitres précédents ; mais ce chapitre VI contient de très bonnes observations dont il eût été dommage de priver le lecteur. Nous avons donc conservé tout l’ouvrage, en nous bornant à supprimer la partie du résumé qui n’est qu’une répétition textuelle abrégée de l’ouvrage, mais qui n’est guère plus claire ; et nous l’avons remplacée par une table analytique qui facilitera les recherches.
Nous avons eu d’abord l’intention de joindre des notes pour éclaircir quelques points, réfuter quelques erreurs, et surtout pour citer les opinions d’auteurs contemporains sur les questions traitées ; car Mirabeau n’est pas le seul, ni le premier, comme on sait, qui ait écrit sur l’économie politique ; il est le premier qui ait embrassé les questions économiques d’une manière aussi complète ; mais beaucoup d’autres avant lui avaient traité des sujets spéciaux ; il a tiré beaucoup de son propre fonds, mais il a aussi puisé dans les livres et, la plupart du temps, sans les citer. La crainte de trop grossir ce volume nous a déterminé à réduire autant que possible le nombre et la longueur des notes.
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[1] Tome Ier, p.287 de l’édition d’Avignon, 1756, 3 vol. in-12 sur laquelle est faite la présente édition.
[2] Essai sur la nature du commerce en général.
[3] Les Mirabeau, t. II, p.143.
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