Observations sur l’intérêt de l’argent

La question du taux de l’intérêt a longtemps agité les économistes. Avant Turgot (Mémoire sur les prêts d’argent, 1769), seul Vincent de Gournay semble avoir soutenu la thèse de la liberté absolue de l’intérêt de l’argent. Pour Quesnay et les Physiocrates, la libre concurrence est à proscrire dans ce domaine, et l’intérêt de l’argent ne doit pas dépasser la rentabilité des terres.


« OBSERVATIONS SUR L’INTÉRÊT DE L’ARGENT »

JOURNAL DE L’AGRICULTURE, DU COMMERCE ET DES FINANCES. Janvier 1766.

Par M. Nisaque (François Quesnay)

 

Le fur[1] ou l’intérêt exigé pour le prêt de l’argent, est fondé de droit sur le rapport de conformité qu’il a avec le revenu des biens-fonds et avec le gain que procure le commerce de revendeur. Avec de l’argent, on acquiert la propriété et le revenu d’un bien-fonds ; la propriété d’un bien tient lieu du capital de l’argent payé pour l’acquisition de ce bien qui, en outre, rapporte annuellement un revenu. Ainsi par cet exemple de l’argent on acquiert un revenu annuel avec la conservation du capital. Donc avec de l’argent on peut, dans l’ordre de la justice la plus exacte, acquérir un revenu annuel avec la conservation du capital de l’argent qui procure le revenu. Nous disons dans l’ordre de la justice la plus exacte, puisque c’est le bien acquis avec de l’argent qui produit ce revenu sans rien retrancher de ce qui appartient à autrui.

Quand quelqu’un prête de l’argent, il aliène donc une richesse qui de droit peut lui rapporter un revenu avec la conservation du capital qu’il aliène.

On pourrait objecter que prêter de l’argent n’est pas acheter un bien qui produise un revenu, sans rien retrancher de ce qui appartient à autrui, sous le prétexte que cet argent employé à un bien-fonds lui rapporterait ce revenu sans rien retrancher de ce qui appartient à autrui ; et qu’il est trop connu que l’argent que l’on emprunte ne rapporte pas à l’emprunteur le revenu que le prêteur exige.

Mais cette objection n’aurait aucune autorité contre le prêteur ; elle lui est même totalement étrangère : car en aliénant son argent, il se prive de l’usage d’une richesse qui peut lui rapporter un revenu avec la conservation du capital sans faire tort à autrui. C’est à l’emprunteur, qui devient possesseur de cette richesse, à en faire un emploi par lequel elle puisse lui rapporter, sans faire tort à autrui, le revenu qu’il s’est engagé de payer au prêteur.

Mais cette raison décisive prouve aussi que ce revenu a manifestement ses bornes dans l’ordre de la nature et dans l’ordre de la justice, qui limitent le droit qu’a le prêteur au revenu qu’il peut exiger de l’emprunteur. Il serait donc injuste d’exiger un revenu qui excéderait ces bornes, et les lois du souverain doivent avoir pour objet de réprimer une injustice si manifeste.

Le taux de l’intérêt de l’argent est donc, comme le revenu des terres, assujetti à une loi naturelle qui limite l’une et l’autre.

Le revenu des terres que l’on peut acquérir avec de l’argent n’est qu’une portion du produit net qui peut être vendue à l’acquéreur avec la propriété du fonds. Or c’est cette portion de produit net connue du vendeur et de l’acheteur qui décide du prix de l’acquisition.

La quantité de revenu que l’on peut acquérir par l’achat d’une terre n’est donc ni arbitraire ni inconnue ; c’est une mesure manifeste et limitée par la nature, qui fait la loi au vendeur et à l’acheteur ; et nous allons prouver que dans l’ordre de la justice, c’est cette même loi qui doit régler le taux de l’intérêt ou du revenu de l’argent placé en constitution de rentes perpétuelles dans un royaume agricole.

Il y a, dit-on, des risques à placer l’argent à constitution de rentes perpétuelles, qui doivent inspirer des considérations en faveur de cet emploi de l’argent. S’il y a des risques, il y a aussi pour le rentier l’avantage de n’être point chargé du soin de l’entretien de son revenu, et de se procurer un état oisif. Il y a des incertitudes partout : si le genre du revenu dont il s’agit était à l’abri des incertitudes, la masse des faux revenus surpasserait de beaucoup celle des revenus réels d’un royaume. Ces faux revenus eux-mêmes n’auraient donc pas de base ; ils dévasteraient le territoire. Il est donc très essentiel qu’il y ait un contrepoids qui en modère les progrès, autrement les terres tomberaient à vil prix et dans le dépérissement : l’argent ne serait employé qu’en acquisition de rentes ; mais bientôt l’argent manquerait aussi, parce qu’un royaume qui n’a pas de mines ne peut acquérir de l’argent que par les productions du territoire ; les propriétaires, les revenus des biens, les rentiers, les rentes, les capitaux tomberaient dans le même précipice.

Rien ne peut réellement produire de revenu que la terre et les eaux. On peut dire simplement la terre car sans terre les eaux ne produiraient rien. Ainsi le prétexte du prêt de l’argent à intérêt ne peut donc être fondé dans l’ordre naturel et dans l’ordre de la justice que sur le rapport de conformité de cet intérêt avec le revenu que l’on peut acquérir avec de l’argent par l’achat des terres : car il est impossible de concevoir d’autre revenu réel qu’on puisse acquérir avec de l’argent sans le prendre injustement sur ce qui appartient à autrui.

Je n’ignore pas que les fausses idées de richesses que l’on croit que le commerce produit, fourniront une multitude d’objections captieuses qui viendront échouer contre ce principe inébranlable ; nous ne les préviendrons pas, pour éviter ici une discussion prématurée et superflue ; nous parlerons seulement dans la suite des emprunts passagers usités dans le commerce, qui sont d’un autre ordre que les emprunts contractés à constitution de rentes perpétuelles.

On sait assez que l’argent considéré en lui-même est une richesse stérile, qui ne produit rien, et que dans les achats il n’est reçu que pour un prix égal à celui de la chose que l’on achète. Ainsi l’argent ne peut procurer de revenu que par l’achat d’un bien qui en produit, ou en l’aliénant à un emprunteur qui peut en faire le même emploi, parce que effectivement l’argent peut servir à cet emploi, et que celui qui le prête à constitution de rente peut présumer avec raison que l’emprunteur le dédommagera, puisqu’il le peut, par l’emploi de cet argent même, de la rente qu’il se charge de payer annuellement et à perpétuité, s’il n’éteint pas cette rente par le remboursement volontaire du capital.

Mais le prêteur ne peut présumer avec raison, pour décider lui-même arbitrairement du taux de l’intérêt de son argent, que l’emprunteur pourra loyalement se dédommager par un plus grand revenu que celui que les terres produisent, puisqu’il n’y a que les terres qui produisent réellement un revenu, et qu’il n’y a que ce revenu qui puisse servir de prétexte au prêt de l’argent, en constitution de rentes perpétuelles. Car il ne saurait y avoir de loi positive, constante, qui puisse fixer équitablement le taux de l’intérêt de l’argent, qui n’admet d’autre loi que la loi naturelle ; c’est-à-dire l’état réel des revenus produits par la nature, et qui peuvent être acquis avec de l’argent : la loi du prince peut seulement assigner des limites que le prêteur, qui pourrait abuser du besoin de l’emprunteur, ne peut passer, en laissant d’ailleurs les contractants libres de traiter à un moindre intérêt ; mais elle n’en est pas moins préjudiciable au débiteur dans les cas litigieux où le juge a à décider lui-même sur le taux de l’intérêt de l’argent, qui alors n’est jamais plus bas pour le créancier que celui qui est marqué par la loi, quoiqu’en différents temps ce taux soit exorbitant.

Cependant il est nécessaire que le juge ait en tout temps un renseignement certain pour asseoir ses décisions ; mais il serait bien plus équitable de suivre une règle authentique qui serait renouvelée au moins tous les dix ans, et qui ne serait que déclaratoire du rapport actuel et le plus commun du prix des terres avec leur revenu. Telle serait à chaque renouvellement, par exemple, l’estimation unanime des notaires du district de chacune des villes principales de chaque province, qu’ils seraient engagés de remettre aux greffes des juridictions de leur ville pour y être confirmée ; et d’où il serait envoyé des extraits aux greffes des cours souveraines de la province.

Ce renseignement aurait, dans le cas litigieux sur le taux de l’intérêt de l’argent, le même effet pour asseoir les décisions de la justice que celui des mercuriales qui chaque marché consignent au greffe de la juridiction du lieu le prix des grains, pour décider sur les redevances en grains dans les cas litigieux, le taux du revenu qui doit être payé par les débiteurs aux créanciers. Le rapport naturel de conformité du taux de l’intérêt de l’argent avec le prix et le revenu des terres, exige la même règle pour décider équitablement entre le créancier et le débiteur dans les cas litigieux.

Les prêteurs d’argent à intérêt, qui se couvrent du manteau de commerce pour le taux arbitraire de l’intérêt de l’argent, ne manqueront pas d’objecter que ce serait détruire le commerce si on assujettissait le taux de l’intérêt de l’argent à ce principe rigoureux du rapport de conformité du taux de l’intérêt de l’argent avec le revenu des terres ; car chez eux l’expression vague de commerce brouille tout : on y confond des emprunts qui ne sont point de la sphère du commerce, et on légitime même des prêts à intérêt, très illicites, qui se font dans le commerce et qui sont également préjudiciables au commerce et à la société. On conclut enfin que le prix de l’argent prêté à intérêt doit être aussi libre et aussi variable que le prix des denrées aux marchés, à condition néanmoins que le taux de l’intérêt qui aura été stipulé ne changera point. Ainsi on veut que l’effet d’une cause continuellement variable, reste invariable, tandis que le revenu des biens-fonds est exposé à des changements considérables, relativement au prix de l’acquisition. Ces contrariétés, suggérées par la cupidité des prêteurs d’argent à intérêt, et contraires à l’ordre de la justice, ont pour prétexte les prétendus avantages du commerce, dont on n’a que des notions erronées et confuses.

On invoque sans cesse la protection du gouvernement pour le commerce, et c’est toujours pour le commerce de revendeur que l’on parle et jamais pour le commerce de la vente des productions en première main, qui forme les revenus du royaume. Cependant la nation ne peut acheter qu’à raison de ses ventes ou de ses revenus ; et le commerce des revendeurs est toujours dans une nation en raison des achats qu’elle peut faire. Ce commerce n’a pas besoin d’être provoqué. Les marchands surabondent toujours dans les royaumes opulents ; mais ce ne sont pas les marchands qui enrichissent un royaume, ce sont les richesses d’un royaume qui y multiplient les marchands et qui y font fleurir ce qu’on appelle le commerce, c’est-à-dire le commerce des revendeurs, commerce qui n’a besoin d’autre protection que l’attrait des richesses de la nation ; mais le commerce des marchands, le commerce de la nation, l’industrie, le luxe, les revenus du royaume, les frais du commerce, tout ce qui a quelque communication avec le commerce, a été confondu ou enveloppé sous la dénomination générique et équivoque de commerce et dans cette confusion on a toujours regardé sans distinction toute espèce d’emprunt d’argent à intérêt comme la cheville ouvrière du commerce, et cette opinion triviale a toujours favorisé la cupidité des prêteurs d’argent à intérêt.

Pour se tirer de ce chaos en attendant que la lumière dissipe les ténèbres, il suffit de remarquer : 1° que les emprunts à constitution de rentes perpétuelles n’ont presque jamais lieu dans le commerce, parce que les fonds des commerçants revenant promptement dans leurs mains, par le débit de leurs marchandises, les remettent promptement en état d’acquitter les emprunts passagers qu’ils ont besoin de faire pour des payements ou pour des achats dans des temps où le courant de leur commerce ne peut y pourvoir ; 2° qu’il y a proprement entre les marchands une sorte de commerce d’argent à intérêt qui se trafique sur la place comme dans un marché, et qui n’a lieu qu’entre eux ; 3° que les emprunts les plus ordinaires des commerçants sont les emprunts des marchandises mêmes dont le payement est remis au terme prévu par le débit de ces marchandises ; en sorte que les marchands ne sont, pour ainsi dire, que commissionnaires les uns des autres ; et les marchandises elles-mêmes forment en plus grande partie les fonds d’emprunt de leur commerce ; 4° qu’ils ont une juridiction consulaire pour les affaires contentieuses qui sont, privativement à toute autre, du ressort du commerce ; en sorte que la jurisprudence propre du commerce n’influe point sur les affaires contentieuses des autres classes des citoyens, et que la jurisprudence contentieuse de ceux-ci n’influe point non plus sur les affaires de pur commerce exercé entre marchands.

Ainsi les prêteurs d’argent à intérêt, qui ne sont pas marchands par état et qui prêtent à constitution de rentes perpétuelles, n’ont aucun droit d’invoquer le commerce pour jeter de la confusion dans l’ordre naturel du taux de l’intérêt de l’argent prêté à constitution de rentes perpétuelles et pour soutenir, sous le prétexte des avantages du commerce, que le taux de l’intérêt de l’argent prêté à constitution de rentes perpétuelles, doit hausser ou baisser à raison de la concurrence du nombre plus ou moins grand de prêteurs ou d’emprunteurs, d’où résulterait la ruine de la nation ; car dans les temps malheureux le nombre des emprunteurs surpasserait de beaucoup celui des prêteurs[2] : l’intérêt de l’argent monterait à un taux extrême ; les rentes enfin absorberaient les revenus des biens-fonds ; la culture des terres dépérirait de plus en plus ; les besoins d’emprunter deviendraient encore plus pressants ; à mesure que les revenus diminueraient, le taux de l’intérêt de l’argent augmenterait sans bornes ; les hypothèques expulseraient les propriétaires de leur patrimoine, les terres dégradées et tombées en friches seraient l’unique ressource des rentiers qui, eux-mêmes, seraient ruinés par la défection de ceux qu’ils auraient ruinés.

D’ailleurs, lorsque l’intérêt monte plus haut que son taux naturel, la surcharge s’étend sur tous les citoyens ; les commerçants, qui ne calculent que par l’argent et par les intérêts qu’il rapporte, augmentent les frais de leur commerce à raison du prix du taux excessif de l’intérêt courant de l’argent, qui fait baisser le prix des ventes des productions en première main et qui augmente celui des reventes faites par les marchands ; ce qui établit une contribution sourde et générale qui devient d’autant plus funeste qu’on est peu attentif à en arrêter le progrès.

Cette surcharge du taux de l’intérêt de l’argent au-delà du rapport de la conformité où il doit être au plus haut, comme le prix des terres est avec le revenu qu’elles produisent, cette surcharge, dis-je, est nécessairement imposée sur ce qui appartient aux citoyens et à l’État : parce qu’elle excède dans la réalité le revenu que l’on peut acquérir avec de l’argent par l’achat des terres qui, seules, peuvent produire des revenus ; ainsi il n’y a plus de proportion entre cet emploi de l’argent et celui du prêt à intérêt démesuré ; car cet intérêt qui excède l’ordre naturel des revenus relativement au prix de leur acquisition, est une déprédation qui retombe injustement sur toute la nation et sur l’État ; mais elle est bien plus redoutable encore lorsque l’État est lui-même le principal débiteur des rentiers, qui ont abusé des besoins pressants de l’emprunt dans des temps malheureux ou qui du moins ont ignoré que l’appât d’un intérêt trop fort rend cet intérêt dangereux pour eux-mêmes, par la raison qu’il est funeste à l’État et à la nation. Car l’État n’est alors que la nation elle-même surchargée d’un fardeau qui excède les forces et qui menace aussi d’accabler ceux qui le rendent plus pesant qu’il ne doit être naturellement.

Les différents moyens que l’on pourrait tenter pour parvenir indirectement à l’alléger, pourraient n’avoir pas dans un état d’épuisement le succès que l’on en espérerait. Il y a alors tant de circonstances qui s’y opposent dans un royaume agricole et tant de besoins qui en dérangent les effets, qu’il est beaucoup plus sûr de revenir à la règle prescrite par la loi naturelle et par la voix de l’équité pour rétablir l’ordre ; car un faux revenu qui excède l’ordre du revenu réel est une excroissance parasite dans une nation et un dérèglement désastreux dans l’économie générale d’un royaume agricole.

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[1] Synonyme ancien de taux.

[2] Ceci est loin d’être certain. Dans des temps malheureux, les prospectives commerciales s’effacent, et l’utilité d’un emprunt pour investir disparait ou va nettement en s’amenuisant. (note de l’éditeur)

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