Discours sur le libre-échange, par Alphonse de Lamartine (1847)

Poète acclamé et homme politique déçu, Alphonse de Lamartine est une personnalité rare au sein de son siècle. Mais si l’on a longtemps et intensément expliqué son œuvre littéraire ainsi que ses combats politiques[1], son intérêt avoué pour la science économique est resté négligé. Est-ce parce que la grandeur de l’homme est ailleurs, ou est-ce plutôt, ainsi qu’on peut le croire, parce que les conceptions économiques de Lamartine ne sont pas restées longtemps dans la gamme de ce que tolère et de ce que partage l’opinion publique contemporaine ?

Peiné, vers 1845-1846, par les développements de l’économie politique anglaise, celle de David Ricardo et de Thomas R. Malthus, Lamartine fut ensuite conduit par Frédéric Bastiat, un temps son contradicteur, à faire sienne les idées de liberté du commerce et de l’industrie.

L’économie politique ne devait pas être, pour un poète, une préoccupation majeure. Seulement cette discipline attira toute l’attention de Lamartine, qui avouera en avril 1846 à la tribune de l’Assemblée : « J’ai beaucoup étudié l’économie politique dans ma vie, bien qu’on ne m’en soupçonne pas. J’ai passé de longues années de ma vie à étudier profondément toutes les matières de l’économie politique. Pourquoi ? Parce que, animé de bonne heure d’un sens politique qui était une révélation de vocation invincible en moi, j’avais besoin d’étudier, avant l’âme, le corps de la politique ; et que l’économie politique, c’est véritablement la politique incarnée dans les faits et dans les institutions populaires. » [2]

À la même époque, dans une lettre à l’économiste libéral Adolphe Blanqui, il décrivit les économistes comme l’ « âme et la lumière du monde futur ». [3] Il s’en fallait de beaucoup, cependant, pour que ses opinions en matière d’économie politique aient été alors tout à fait fixées. Car Alphonse de Lamartine, le romantique, le poète, fut d’abord tenté par le socialisme, ou, du moins, il détesta d’abord le libéralisme. Il l’associait instinctivement avec l’égoïsme, la sécheresse du cœur, le calcul froid,  le matérialisme, et le mépris des pauvres.

C’est lors d’un débat sur le droit au travail, entre 1845 et 1846, que Lamartine se détachera progressivement de ces idées. Dans deux lettres adressées au poète, Frédéric Bastiat, éternel défenseur de la liberté, éternel opposant au socialisme[4], parvint à convaincre Lamartine de l’erreur dans laquelle il était tombé.

Ayant fait siennes certaines idées libérales, il combattit, deux ans plus tard, et aux côtés de ce même Frédéric Bastiat, pour la cause du libre-échange. À Marseille, en 1848, il prit ainsi la parole devant une assemblée de 1 200 personnes. La séance arrivait à son terme, après des discours de Bastiat, de députés marseillais, du président de la chambre de commerce. Réclamé par l’auditoire Lamartine se leva et prononça un discours enthousiaste en faveur de la liberté des échanges et contre les monopoles et le protectionnisme.

« Je ne me lève que pour une minute » dit-il d’abord. Mais entraîné par sa fougue, comme aussi par son talent, Lamartine resta plusieurs minutes devant un auditoire conquis. Il acheva son exposé, malheureusement sommaire, par une note vraiment touchante sur l’économiste libéral Frédéric Bastiat, ardent défenseur du libre-échange en France. Alphonse de Lamartine eut en effet ces mots :

« Vous vous souviendrez alors, vous ou vos enfants, vous vous souviendrez avec reconnaissance de ce missionnaire de bien-être et de richesse, qui est venu vous apporter de si loin et avec un zèle entièrement désintéressé, la vérité gratuite, dont il est l’organe, et la parole de vie matérielle ; et vous placerez le nom de M. Bastiat, ce nom qui grandira à mesure que sa vérité grandira elle-même, vous le placerez à côté de Cobden, de J. W. Fox et de leurs amis de la grande ligue européenne, parmi les noms des apôtres de cet évangile du travail émancipé, dont la doctrine est une semence sans ivraie, qui fait germer chez tous les peuples — sans acceptation de langue, de patrie ou de nationalité — la liberté, la justice et la paix. »

Aux dires d’un juge compétent, ce discours de Lamartine fut « sans doute le plus bel hommage public que Frédéric Bastiat n’ait jamais reçu de son vivant. » [5] Ce serait bien une raison de lire et de relire ce texte, s’il n’y avait aussi la raison principale : qu’il est une profession de foi digne et émouvante en faveur d’une liberté perdue et pourtant si cruciale : celle d’acheter librement nos produits de consommation, et de vendre les fruits de nos travaux.

B.M.


Discours sur le libre-échange

Prononcé dans l’Assemblée Marseillaise du Libre-échange le 24 août 1847

par Alphonse de Lamartine

Messieurs,

Si les interpellations bienveillantes et imméritées de vos députés et des éloquents orateurs qui viennent de se faire entendre, si ces applaudissements prématurés qui m’appellent malgré moi à votre tribune pouvaient m’inspirer autant de silence et d’idées qu’ils m’inspirent en ce moment de reconnaissance, je n’hésiterais pas à vous dire aussi quelques mots. Mais en présence d’un si imposant auditoire, mais sur un sujet si vaste et si grave, mais sans être préparé par une méditation préalable à traiter les immenses questions de faits, de chiffres, de statistiques qui s’y rattachent, je craindrais de rester trop au-dessous de ces questions, trop au-dessous de vous, et, permettez-moi de vous le dire aussi, trop au-dessous de l’idée que votre bienveillance exagérée se fait de l’orateur. (Non, non ! parlez, parlez ! Nouveaux applaudissements).

Cependant, malgré ma résolution bien arrêtée de ne pas me permettre de parler dans une cause et dans une ville où je n’ai pas naturellement la parole, vous sentez, je sens moi-même qu’après des provocations et des interpellations aussi directes et aussi répétées, je ne pourrais m’obstiner au silence sans avoir l’air de désavouer, en ne répondant ni oui ni non, la grande liberté commerciale et politique qui vient de vous être développée par ce missionnaire de justice, de liberté et de richesse, et par vos propres députés. Je me lève donc pour vous obéir, pour une minute ; mais je me lève comme un témoin qui rend témoignage et non comme un orateur qui veut convaincre ou enseigner. Je n’entrerai dans aucun développement que cette science infinie dans ses rapports comporterait ; je ne me jetterai pas avec vous dans cette algèbre de l’économie politique qui raisonne surtout en chiffres, et dans laquelle je me suis plongé pendant des années entières d’études, pour savoir moi-même au juste si les chiffres commerciaux, les faits et les statistiques de la richesse et du travail donnaient par hasard des démentis à cette évidence intérieure qui précède chez nous les convictions. Je vais me borner à dire quelle est la considération principale qui m’a de bonne heure incliné l’esprit et le cœur vers vos théories. Oui, le cœur aussi, le cœur surtout, car avant que l’examen eût fait pour moi une conviction de la liberté du travail et des échanges, la nature en avait fait un sentiment. Et pourquoi, Messieurs ? C’est que la liberté du travail et des échanges est le principe véritablement populaire et par conséquent véritablement divin ; c’est parce que la liberté des commerces, des industries, des échanges, est par dessus tout l’intérêt des masses les plus nombreuses, les plus déshéritées d’autres richesses, les plus travailleuses, les plus écrasées sons le poids du jour, les plus souffrantes de la société, l’intérêt de ceux qui ont faim, de ceux qui ont soif, de ceux qui ont chaud, de ceux qui ont froid, dans la communauté humaine. C’est ce que j’ai défini l’année dernière, à la tribune de la Chambre, dans les questions de la houille, de l’introduction du bétail étranger, du pain et du sel, par ce mot de Dieu si contraire au mot des hommes : « La vie à bon marché ! » Le sol, l’air, la lumière, la terre, la maison, le vaisseau, le fer, le logement, le vêtement, le feu, l’eau, les armes défensives, les aliments, tout cela à bon marché ! Si ce n’est pas là, Messieurs, le mot de la Providence, il faut renoncer à interpréter ses desseins (Applaudissements) ! Je dirais plus si ce n’était pas là le mot et le sens de la Providence, il faudrait nier ou maudire la Providence, car elle serait faite à l’image de nos égoïsmes et de nos cupidités. (Bravos unanimes)

Oui, oui, c’est là le mot de la Providence et de la nature, et les hommes seuls ont pu l’arrêter sur ses lèvres pour lui substituer leur mot à eux, le mot de la nudité et de la faim : Enchérissons la vie ! Enchérissons la vie ! et comment ? En commandant aux nations ces abstinences, ces jeûnes forcés à coté des richesses naturelles ou manufacturées dont elles surabondent. Plaçons, ont-ils dit, sur les frontières des peuples, des armées soldées par l’argent du peuple, uniquement employées à intercepter, à murer, à rendre rares, à repousser les aliments, les métaux, les outils, les fruits, les matières premières de travail, afin que tous souffrent de la richesse inutile de chacun et gémissent, non de la misère, mais de la prospérité générale !

Je parle ici des douanes, Messieurs, mais entendons-nous bien, je parle des douanes comme instrument de prohibitions arbitraires et de privilèges pour certaines industries, imposant aux unes une taxe pour favoriser les autres, et nullement des douanes comme perception surtout d’impôts naturels et modérés utiles à l’État tout entier. (Applaudissements)

Oui, je dis que le système prohibitif ou protectionniste est un tel mensonge à Dieu et aux hommes, qu’il est parvenu à faire de la fécondité de la nature, de la diversité de fructification des climats et de la libéralité de la Providence divine un fléau aux yeux de ces économistes ! (Bravos) Faudrait-il une autre accusation pour les juger ? Oui, d’après ce système, le protectionniste, s’il est logique, s’il est conséquent dans son mensonge, doit regarder comme une calamité, par exemple, que ce sucre, dont parle à l’instant M. Clapier à coté de moi, que ce sucre des Antilles donne son miel aux tropiques, car ce sucre vient menacer de sa concurrence dans les champs pluvieux du Nord le sucre indigène deux fois plus coûteux, et le système est obligé d’élever, au détriment de toutes nos navigations, une barrière de douanes entre les colonies et la métropole pour arrêter cette substance bienfaisante qui coulerait dans les aliments du peuple, dans la tisane du malade, dans le lait de l’enfant, ou dans la boisson du pauvre, et d’en lever le prix de cent cinquante pour cent pour la rendre inaccessible à la consommation du peuple. (On applaudit) Oui, le protectionniste doit regarder comme une calamité que le métal du travail, le fer, se trouve en abondance intarissable et en qualité supérieure dans les veines des montagnes de la Suède, car il est obligé de lui fermer les côtes de la France et de l’enchérir de cent dix pour cent, pour que le peuple, depuis le laboureur jusqu’au constructeur de navires, soit forcé de dépenser à la surtaxe du prix de tous les outils du travail humain, de la charrue au poinçon, cent, ou cent cinquante millions par an, au lieu de les employer à produire d’autres sillons, d’autres voies de fer, d’autres machines d’industrie, d’autres navires, d’autres maisons, ou bien à améliorer ses demeures, ses vêtements, ses aliments, sa vie ! (Applaudissements ) Le protectionniste est obligé de regarder comme une calamité que le blé croisse comme l’herbe inculte des champs dans les steppes de la Mer Noire, dans les limons de l’Égypte ou dans le sol vierge de l’Amérique ; car il est obligé de murer ses routes, ses mers, ses ports contre cette invasion, contre ce débordement de pain et de vie qui inonderait d’aliments, d’aisance et de population la France, pour que le peuple paie cinquante pour cent de plus son pain ! (Applaudissements)

Oui, le protectionniste conséquent est obligé de regarder comme une calamité publique que les vagues de l’Océan laissent évaporer leur sel, car ce sel, nécessaire à l’agriculture et à la nourriture des masses, fait concurrence au sel des fabricateurs patentés de ce produit naturel ! Ainsi de tout, Messieurs ; mais je n’irai pas plus loin en un pareil moment.

Messieurs, j’ai ouvert, j’ai feuilleté tristement quelquefois sur mon banc à la Chambre des Députés ce volume que vous connaissez tous ici. (On rit) Ce volume énorme, immense, infini, confus, irrationnel, cette apocalypse du système prohibitif…. (Rire universel et applaudissements) Oui, cette apocalypse du système protectionniste qu’on appelle le tarif de nos douanes ! J’ai frémi, j’ai gémi, j’ai souri de pitié sur nous-mêmes en lisant cette liste intarissable de nos tarifs prétendus protecteurs, liste où depuis cette graine de sésame, que vous citait tout à l’heure un des orateurs, depuis cette graine de sésame, cette poussière végétale, imperceptible, coupable de contenir une goutte d’huile dans chaque grain (on rit), jusqu’au bœuf engraissé de la Suisse et jusqu’à la baleine du Groenland (on rit) ; depuis l’aiguille d’acier anglais, outil de la pauvre fille de vos mansardes qui brode une étoffe ou un voile avec un fil de lin ou de coton surenchéri entre ses doigts, jusqu’au mat du vaisseau qui porte vos voiles surenchéries par un système qui n’a qu’un regret, c’est de ne pouvoir y surenchérir le vent (applaudissements répétés), tout ce qui sert à l’homme, tout ce qui le nourrit, tout ce qui l’habille, tout ce qui le chaude, tout ce qui le console est l’objet d’un prix additionnel au prix naturel pour élever tout et la vie elle-même au-dessus de la portée du plus grand nombre ! (Bravos prolongés) En sorte que ce système protecteur soi-disant du travail national, et appelé ainsi par dérision sans doute de ceux qui l’ont inventé ou qui le défendent, ne protège en réalité que la pénurie, la nudité, la faim, la soif, la dépopulation et la mort de l’empire ! (Long applaudissement) Et je me disais en feuilletant ce code de nos misères volontaires : « Est-il possible que ce soit le code de Dieu ? Est-il possible que ce soit là le livre de vérité ? Est-il possible que ce soit là l’évangile de vraie protection et de charité pour les masses du peuple ? Non, c’est le code de l’égoïsme ! c’est le livre d’or du monopole ! C’est l’évangile du mensonge social et de la cupidité aveugle du protecteur insatiable contre le consommateur indigent ! » (Bravos unanimes)

Eh bien ! cependant, on a l’air d’hésiter encore et de ne pas savoir où est la vérité entre le système du libre-échange et le système des prohibitions et des renchérissements ! Messieurs, en pareille matière, la vérité n’est pas si difficile à découvrir qu’on le dit. On la trouve d’un coup d’œil de deux manières, dans un chiffre et dans un sentiment. Oui, dans un chiffre d’abord, car il n’en est pas des vérités commerciales et matérielles comme il en est des vérités métaphysiques, politiques, morales, religieuses, où la minorité, ne fût-elle que d’une tête sur cent millions, a le droit d’avoir raison contre tous, comme la cime de vos montagnes a raison de voir le jour qui se lève quand vos vallées ne le voient pas encore. (Bravos) Dans l’ordre matériel, c’est le nombre des intéressés qui fait la vérité, car c’est lui qui fait l’intérêt général ou la justice. Eh ! bien que les consommateurs se comptent en contraste avec les producteurs protégés, le chiffre de trente-cinq millions contre quelques milliers d’exploiteurs privilégiés d’industries qui murent la France, leur dira où est la vérité, où est l’aisance du peuple, où est la richesse, la force, la population, la prospérité du pays ! Oui, il n’y a à dire aujourd’hui sur ces matières, que le mot   adressé autrefois par Sièyes au peuple exclu des droits civiques par les lois restrictives de la souveraineté nationale : « Comptez-vous ! » Mais ici, ce n’est point le mot de la sédition, c’est le cri de la justice et de l’ordre (Nouveaux applaudissements) !

Il y a, je viens de le dire, une autre manière de juger cet important procès entre deux systèmes, dont l’un est la mort, dont l’autre est la vie des masses, c’est le sentiment ! Le sentiment qui est éclairé d’en haut comme la conscience, et qui ne se trompe jamais parce qu’il est en nous la voix involontaire de la nature et de Dieu lui-même qui parle dans nos bons instincts.

Eh bien ! je me suis quelquefois posé à moi-même cette hypothèse étrange dans mes pensées pour juger de la vérité ou de la fausseté des systèmes de gouvernement en matière de travail et d’échange comme en matière de législation politique : Supposons, me suis-je dit, que le commerce, l’industrie, l’impôt, le travail du peuple soient gouvernés non par une chambre de privilégiés de l’industrie et de propriétaires d’usines, exclusivement jaloux de vendre cher les produits de leur fabrication et les fruits de leurs champs, mais par un esprit d’un ordre impartial et supérieur à l’humanité, par un ange, si vous voulez ; par un législateur divin, éclairé, animé, dévoré par la lumière, par la justice et par la charité de Dieu lui-même pour ses créatures ; que ferait cet ange chargé de régir, d’équilibrer, de niveler, de gouverner cette province de l’humanité ? Évidemment, Messieurs, comme la vie est le premier des dons du ciel, il s’efforcerait de mettre la vie, sous toutes ses formes, à la portée de la plus grande masse possible de créatures humaines, et puisque toute créature ici-bas, excepté les oiseaux du ciel, est obligée de payer un certain prix pour le loyer de son existence sur la terre, comme un locataire divin d’une partie de temps et d’une partie d’espace sur ce globe, l’esprit mettrait cette location, cette vie, les aliments, les vêtements, les logements, les outils, les nécessités, les jouissances, la reproduction de l’espèce elle-même au plus bas prix possible ; il prendrait notre mot la vie à bon marché ! il l’inscrirait comme la devise de sa civilisation sur les bannières du peuple, sur le frontispice de son gouvernement ! Et pour que ce mot fut une vérité, il favoriserait entre tous les pays, entre tous les climats, entre tous les produits et toutes les consommations diverses de ce globe l’échange des aliments, des matières et des outils de travail nécessaires à l’existence, au bien-être, à la paix, à la multiplication du peuple ; en un mot, il créerait le libre-échange comme vous voulez le créer. Il créerait la fraternité du commerce, du travail et du transport, cette contre-preuve matérielle de la fraternité morale du genre humain qui est la loi de Dieu entre des enfants égaux devant la loi ! (Bravos) Je le répète, il créerait à l’instant le libre-échange, et les biens de la terre prendraient leur niveau comme les eaux de l’Océan, comme l’air vital autour du globe que nous habitons ! (Applaudissements)

Et maintenant, supposons autre chose, Messieurs ! Supposons que Dieu, au lieu de donner ce peuple à un ange, le donne à gouverner à un esprit partial, à un esprit d’iniquité, de ténèbres, de mal et de mort, à un démon, si vous voulez ; que fera cet esprit ennemi de la justice, de la vérité, du bien-être de la population, ennemi des hommes en un mot ? Que fera-t-il pour appauvrir, torturer, amaigrir, affamer, dépeupler la masse de travailleurs qui lui aura été confiée pour leur malheur ? Ce qu’il fera, vous l’avez sous les yeux !         Il séparera les climats, les mers, les iles, les continents, les nations, les fils d’une même race et d’une même terre en peuples ennemis en pleine paix ; il mettra entre eux des barrières infranchissables, ou que l’on ne franchira que l’or à la main ; il établira des armées de surveillants sur les frontières de ces peuples, pour empêcher que ce qui est dans la main de l’un ne tombe dans la main de l’autre ; il défendra au soleil des tropiques de mûrir la canne à sucre pour l’homme de l’occident ; il interdira aux coteaux du midi de germer l’olive et la vigne pour les hommes du nord ; aux hommes du nord de faire croître le lin pour les hommes du midi ; il fera combler les mines de fer de la Dalécarlie, pour qu’elles ne donnent plus les outils ou le soc aux travailleurs français ; il fera languir et mourir de soif et de faim les populations de son empire, à la vue des cargaisons de riz ou de froment qui encombreront les navires étrangers, ou ses entrepôts dans ses propres ports. En un mot, il inventera ce mot féroce et stupide dont nos tarifs sont le commentaire en trente mille articles : l’enchérissement de la vie et du travail du peuple ! Il créera le système prohibitif, et s’il ajoute l’hypocrisie à la cruauté, il le colorera de sophismes nationaux pour tromper et pour jouer le peuple en l’affamant, et il l’appellera le système protecteur ! (Longs applaudissements) Voilà, Messieurs, les deux principes face à face et dans leur nudité. À vous de juger.

Mais nous ne sommes gouvernés ni par des anges, ni par des démons. Nous sommes gouvernés par des hommes ; par des hommes souvent bien intentionnés, mais faibles, aveugles, découragés des difficultés, voyant le mal où les vieilles routines et les vieilles oppressions nous ont enfoncés el ne pouvant le faire disparaître ; voyant le mieux et n’ayant pas le courage ou la vertu d’y aspirer hardiment. Ne leur demandons plus que ce que l’homme peut faire ; c’est-à-dire, non pas de renverser en un seul jour ces digues factices de tarifs à l’abri desquelles certain grands intérêts, respectables aussi, non par leur droit, mais par leur existence, se sont donnés, mais de les abaisser peu à peu, un à un, d’ouvrir graduellement les écluses, de niveler insensiblement les droits et les intérêts du consommateur et du producteur jusqu’à l’équité et la liberté parfaites vers lesquelles nous devons marcher d’un pas aussi modéré, aussi prudent, aussi lent que la faiblesse humaine et la lenteur des grands mouvements des nations le comportent, mais vers lesquelles nous devons marcher dès aujourd’hui, marcher toujours, marcher avec résolution et constance, non comme des insensés enivrés d’une théorie nouvelle et l’appliquant au hasard, mais comme des hommes d’Etat qui pèsent dans leurs mains tous les intérêts pour donner à chacun sa valeur, et qui ne sacrifient ni la vérité au temps ni le temps à la vérité ! (Applaudissements)

Et pour cela que faut-il ? Il faut que la loi des douanes soit en discussion permanente, et tous les ans devant nos Chambres, et inscrive en réduction de chiffres gradués tout ce que nous inscrivons ici en principes ! (Bravos) Conjurez vos députés ici présents de s’unir à cette œuvre. Ils peuvent compter sur moi comme sur eux-mêmes ! Député de l’agriculture vraie comme de la navigation libre, nous n’avons qu’un même intérêt ! Nous finirons par triompher !

Ce lieu est bien choisi ici, Messieurs, pour proclamer cette liberté des échanges entre les peuples au profit des peuples. Marseille est né de cet instinct des nations ! C’est son génie prophétique, c’est le génie de la liberté du commerce qui lui inspira à l’époque de sa migration vers vos cotes de s’asseoir sur votre rivage, à la proximité de vos rades et de vos ports, et non, comme une ville agricole, d’aller se fonder dans l’intérieur des terres. Ce qui n’est pour les autres villes de France qu’une vérité abstraite, comme le définissait tout à l’heure M. Bastiat, est pour vous une évidence palpable, visible, un intérêt légitime, car il est utile à tous ! Les voiles de vos navires, les pointes de vos mats, la fumée de vos innombrables bateaux à vapeur écrivent à toute heure, sur votre ciel limpide et sur les vagues de toutes les mers, le dogme triomphant de la liberté des échanges. (Bravos prolongés) Puisse la main de vos députés, à laquelle ma faible main ne faillira pas, l’écrire bientôt dans nos lois ! (Bravos) Oui, opérons par des manifestations comme celle-ci, par la pression de l’opinion publique, par le courage que nous donnerons ainsi aux gouvernements en leur faisant sentir que s’ils sont serrés, dominés, emprisonnés par une ligue d’intérêts privilégiés et égoïstes, ils sont soutenus par une nation entière de consommateurs ; opérons cette révolution du bon marché, comme je l’ai nommée ailleurs un jour, et rendons au peuple la plus incontestable, la première, la plus sainte des libertés, la liberté de vivre (Bravos et acclamations) ; la liberté de vivre au prix de la nature, au prix de Dieu et non pas au prix des hommes, au prix des privilégiés et des monopoleurs de la protection. (Applaudissements unanimes et répétés)

Ce jour-là, Messieurs, Marseille, dont j’ai en ce moment le bonheur d’être l’hôte, et dont je serai éternellement l’ami, ce jour-là, Marseille deviendra ce que la nature l’a destiné à devenir : la grande échelle des Gaules vers l’Afrique et vers l’Asie ! (Bravos) Marseille deviendra la façade de la France sur les mers du Midi et de l’Orient (nouveaux bravos) ; Marseille deviendra, après l’exécution de nos chemins de fer, le quai de Paris (acclamations) ; Marseille deviendra le centre d’une population plus nombreuse et plus active encore, qui élargira ses remparts et ses ports par l’élasticité de son commerce ! Marseille enfin deviendra la capitale de cette vérité qu’on lui annonce aujourd’hui ! (Bravos unanimes et prolongés à plusieurs reprises)

Messieurs, encore un mot qui nous ramène vous et moi à l’objet de cette assemblée. Vous vous souviendrez alors, vous ou vos enfants, vous vous souviendrez avec reconnaissance de ce missionnaire de bien-être et de richesse, qui est venu vous apporter de si loin et avec un zèle entièrement désintéressé, la vérité gratuite, dont il est l’organe, et la parole de vie matérielle ; et vous placerez le nom de M. Bastiat, ce nom qui grandira à mesure que sa vérité grandira elle-même, vous le placerez à côté de Cobden, de J. W. Fox et de leurs amis de la grande ligue européenne, parmi les noms des apôtres de cet évangile du travail émancipé, dont la doctrine est une semence sans ivraie, qui fait germer chez tous les peuples — sans acceptation de langue, de patrie ou de nationalité — la liberté, la justice et la paix !  (Longues salves d’applaudissement)

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[1] Voir notamment Gérard Unger, Lamartine : Poète et homme d’État, Paris, Flammarion, 1998

[2] Œuvres de Lamartine, volume 14, Paris, 1849, p.256

[3] Lettre de Lamartine à l’économiste Adolphe Blanqui, 24 avril 1846

[4] Voir Adolphe Imbert, Frédéric Bastiat et le socialisme de son temps, Paris, Institut Coppet, 2014

[5] Gérard Minart, Frédéric Bastiat : le croisé du libre-échange, Paris, L’Harmattan, p.91

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