Dans son livre Turgot et Adam Smith, une étrange proximité, issu d’une thèse effectuée aux Pays-Bas en 2011, Anne-Claire Hoyng entend prouver que dans l’écriture de sa Richesse des Nations (1776), Adam Smith s’est largement inspiré des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, composées par Turgot neuf ans plus tôt. Cet ouvrage précieux représente une étape utile dans la réhabilitation de l’école française d’économie politique, explique Benoît Malbranque dans cette recension.
Article à retrouver dans la prochaine livraison de la revue Laissons Faire. Publication sur le site à l’occasion de l’anniversaire de la naissance de Turgot (10 mai 1727).
Recension : Anne-Claire Hoyng, Turgot et Smith, une étrange proximité, avant-propos d’Arnold Heertje, préface par Jean-Pierre Chamoux, éditions Honoré Champions, 2015, 212 pages
Introduction
En septembre 2015, la rentrée littéraire et la fureur habituelle de l’actualité ont repoussé à l’arrière-plan un véritable évènement dans le domaine de l’histoire des idées, la sortie d’une version française de l’ouvrage d’Anne-Claire Hoyng sur l’ « étrange proximité » entre Adam Smith et Turgot. Le livre entend prouver que dans l’écriture de sa Richesse des Nations (1776), Adam Smith s’est largement inspiré des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, composées par Turgot neuf ans plus tôt. En 2011 déjà, quand l’auteur avait fait paraître sa thèse aux Pays-Bas sous le titre Turgot & Smith : Een paar apart (Irkamp Drukkers EV), son propos ambitieux et nouveau avait attiré l’attention bien au-delà des frontières de son pays. En France, l’Institut Turgot, qui convia Anne-Claire Hoyng pour une conférence en mai 2012, illustra cet intérêt.
Les éditions Honoré Champion ont fait paraître en septembre une version française de ce livre. Je dis une version française, car il ne s’agit pas à proprement parler d’une traduction, mais d’une adaptation en français, par l’auteur, de la thèse originale hollandaise. Anne-Claire Hoyng maîtrise très bien notre langue et l’exercice est réussi. Il me semble toutefois que le public français aurait gagné à se voir offrir une version française complète plutôt qu’un précis comme celui-ci. Jean-Pierre Chamoux, dans la préface, a beau se satisfaire d’avoir ainsi gommé « les pesanteurs de l’exercice académique que constitue une recherche doctorale », ceux qui disposent comme moi de l’édition originale auront à regretter de nombreux manques. Outre que, naturellement, la thèse originale explore plus en profondeur la relation entre Smith et Turgot, la version imprimée contient plusieurs illustrations extrêmement précieuses, notamment un graphique des relations communes entre Smith et Turgot et une remarquable frise chronologique. Laissant là ce léger regret, il faut applaudir à cette publication, qui représente une étape utile dans la réhabilitation de l’école française d’économie politique.
I. Une proximité depuis longtemps supposée
En 1765, Turgot communique à deux jeunes Chinois amenés en France par les jésuites des Questions sur la Chine ainsi que des Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. Il écrit à son ami Dupont de Nemours : « J’ai fait des Questions pour les deux Chinois dont je vous ai parlé et, pour en faire voir l’objet et le sens, je les ai fait précéder par une espèce d’esquisse de l’analyse des travaux de la société et de la distribution des richesses. Je n’y ai pas mis d’algèbre et il n’y a du Tableau économique que la partie métaphysique ; encore ai-je laissé bien des questions à l’écart qu’il faudrait traiter pour rendre l’ouvrage complet, mais j’ai traité à fond ce qui concerne la formation et la marche des capitaux, l’intérêt de l’argent, etc. ; c’est un canevas. » [1] L’année suivante, Adam Smith est à Paris et rencontre les économistes français, Quesnay, Turgot, Dupont de Nemours, Morellet et les autres. En 1776, il publie à Londres son fameux ouvrage, la Richesse des Nations.
Dès le XVIIIe siècle, des contemporains de Turgot et d’Adam Smith ont rapproché les Réflexions et la Richesse des Nations, accusant plus ou moins directement l’économiste écossais de s’être largement inspiré des idées de Turgot.
Dupont de Nemours, un ami de Turgot et une connaissance de Smith, signala dans l’édition des Œuvres de Turgot datant de 1808, les nombreuses ressemblances entre la Richesse des Nations et les Réflexions. Il écrit :
« On voit par cet ouvrage [Réflexions] qui sera éternellement classique, qui est antérieur de neuf ans à celui du célèbre Adam Smith, et publié cinq ans avant l’époque où il travaillait encore au sien, que les deux auteurs sont complètement d’accord sur les principes de l’agriculture et du commerce, sur le progrès de la société qui ont amené la division du travail, et les avantages qui sont résultés et qui résulteront encore de cette division ; sur les éléments du prix des productions et des marchandises, tant à leur fabrication qu’au marché ; sur l’introduction et l’utilité de la monnaie ; sur la formation des capitaux, leur distribution et leur emploi ; sur l’effet des promesses de paiement données par des hommes solvables ; sur l’intérêt de l’argent ; sur la nécessité de laisser aux conventions et au commerce une entière liberté. » [2]
Dans sa Vie de Turgot, Condorcet, également lié à Smith (Mme Condorcet traduisit la Théorie des Sentiments Moraux), fait l’éloge de la Richesse des Nations tout en signalant la primauté de Turgot :
« On peut même regarder cet essai [Réflexions] comme le germe du Traité sur la richesse des nations du célèbre Smith, ouvrage malheureusement trop peu connu en Europe pour le bonheur des peuples, et à l’auteur duquel on ne peut reprocher que d’avoir trop peu compté, à quelques égards, sur la force irrésistible de la raison et de la vérité. » [3]
Plus tard, d’autres auteurs ont réaffirmé que Smith s’était inspiré de Turgot, notamment S. Feilbogen (Smith und Turgot : Ein Beitrag zur Geschichte und Theorie der Nationalökonomie, 1892), Léon Say (Turgot, 1887), ou D. Stark (Die Beziehungen zwischen A.R.J. Turgot und Adam Smith, 1970). L’absence de preuves contraste cependant chez eux, autant que chez les contemporains de Smith et Turgot, avec la fermeté de leurs affirmations. Ainsi Léon Say affirme-t-il que le livre des Réflexions de Turgot « devait être et il a été nécessairement et incessamment présent à l’esprit d’Adam Smith, quand l’auteur de la Théorie des Sentiments Moraux écrivait, neuf ans plus tard, sa Richesse des Nations »[4], sans fournir de preuve convaincante.
Cette opinion, à l’état latent, s’est tout de même imposée et c’est avec cet antécédent de Turgot (et de Cantillon) que Joseph Schumpeter a fait plus tard valoir dans son Histoire de l’Analyse Économique, que « la Richesse des Nations ne contient pas une seule idée analytique, un seul principe ou une seule méthode qui soit entièrement nouvelle en 1776. » [5]
C’était là toute l’ambition du travail d’Anne-Claire Hoyng que de documenter cette relation entre Smith et Turgot, et entre la Richesse des Nations et les Réflexions, afin de prouver une fois pour toute la nature de l’emprunt, si emprunt il y eut, fait par l’économiste écossais à son homologue français.
II. Des preuves nouvelles apportées par Anne-Claire Hoyng
Afin de documenter la relation entre la Richesse des Nations et les Réflexions, Anne Claire-Hoyng établit la liste de 16 similitudes textuelles. Celles-ci sont souvent frappantes. Ainsi sur l’épargne et le luxe, Turgot écrit : « L’esprit d’économie dans une nation augmente sans cesse la somme des capitaux ; le luxe tend sans cesse à les détruire. » [6] Smith note quant à lui : « La frugalité augmenter le capital disponible ; la prodigalité le détruit. » [7] Ces 16 similitudes textuelles sont détaillées et expliquées dans l’ouvrage. Elles couvrent des thèmes aussi divers que l’accumulation des capitaux, les différentes façons de cultiver la terre, ou le prix de l’or et de l’argent en Chine. Dans plusieurs cas, elles touchent à des sujets majeurs de l’œuvre d’Adam Smith : la division du travail, l’importance de la propriété privée, la rémunération du travail, les liens entre l’épargne et l’investissement.
Pour prouver qu’Adam Smith avait bien eu connaissance de l’écrit de Turgot, Anne-Claire Hoyng fait usage du catalogue de la bibliothèque d’Adam Smith, dont H. Mizuta a fourni une liste la plus complète possible en 2000. Il s’avère que Smith était abonné aux Ephémérides du Citoyen, revue dans laquelle sont parues les Réflexions de Turgot, en plusieurs livraisons, entre 1765 et 1766.
Le détail des relations communes qu’avaient Turgot et Adam Smith permet de rendre plus solide l’idée d’un échange intellectuel entre les deux hommes. Il s’agit notamment de la duchesse d’Enville, de l’abbé Morellet, de Dupont de Nemours ou de David Hume.
Anne-Claire Hoyng fournit encore d’autres preuves que Smith se serait inspiré de Turgot. Si un échange de correspondance, affirmé par Morellet et Condorcet, mais nié par Smith lui-même, n’a jamais été retrouvé (et ne le sera sans doute jamais, même s’il a existé, puisque Smith fit brûler tous ses papiers à sa mort), les catalogues des bibliothèques de Smith et de Turgot prouvent un échange de livres. Adam Smith envoya sa Théorie des Sentiments Moraux à Turgot, avec la dédicace « À Mr Turgot, de la part de l’auteur » ; plus tard, Turgot fit parvenir à Smith une copie du procès-verbal du lit de justice tenu à Versailles à l’occasion de ses Six Edits, avec ce mot : « À Mr. Adam Smith de la part de Mr. Turgot C. General ». Enfin, aidé par les travaux de Janine Gallais-Hamonno sur la linguistique des ouvrages économiques du passé, Anne-Claire Hoyng prouve le changement profond de langage entre le Adam Smith d’avant sa venue en France et le Adam Smith de la Richesse des Nations, changement non sur l’ensemble des idées, mais précisément sur les concepts économiques.
Conclusion
Lecture passionnante et agréable — l’austérité de la thèse originale s’accompagnait d’autres vertus — cette version française remaniée de Turgot & Smith : Een paar apart constitue un essai audacieux dans le domaine de l’histoire des idées économiques au siècle des Lumières. Synthétisant les recherches antérieures sur ce grand sujet de l’influence de Turgot sur Adam Smith, Anne-Claire Hoyng poursuit également la démarche par une vraie enquête de fond, à l’origine de plusieurs nouveaux arguments notables. L’auteur sous-estime cependant, à mon avis, l’importance de l’influence de l’Essai sur la nature du commerce de Richard Cantillon sur les œuvres à la fois de Turgot et d’Adam Smith. Reste à expliquer plusieurs similitudes textuelles, dont l’influence de Cantillon ne fournit pas la clé. Une certaine influence de Turgot est très claire, quoique difficile à spécifier. Suivant les propos de Peter Groenewegen, selon lequel la proximité Smith-Turgot s’expliquerait entièrement par le fait que les deux auteurs vivaient au sein du même milieu intellectuel et furent marqués par les mêmes évènements, il faut nuancer la conclusion spontanée que notre esprit peut produire face à des similitudes textuelles. Méditons à ce titre une ressemblance avérée mais impossible à attribuer à un emprunt ou à du plagiat. Turgot écrivit en 1776 dans le préambule de l’édit supprimant les corporations que « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes »[8] ; Smith notait pour sa part : « La propriété du travail de chaque homme est le fondement de toute propriété ; donc la plus sacrée et la plus inviolable de toutes. » [9] Turgot écrivit ses édits à une époque où la Richesse des Nations, commencée depuis dix ans, était prête à paraître. Preuve qu’au-delà des ressemblances se trouve un réseau de causes, que l’ouvrage d’Anne-Claire Hoyng participe à dénouer, tout en laissant une part au mystère — ce qui, à vrai dire, n’est pas pour déplaire.
Benoît Malbranque
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[1] Lettre de Turgot à Dupont de Nemours, le 9 décembre 1766
[2] Dupont de Nemours (éd.), Œuvres de Turgot, ministre d’Etat, tome 5, Paris, 1808, p.130
[3] Condorcet, Vie de Turgot, 1786, p.54
[4] Léon Say, Turgot, 1887, p.45
[5] Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, tome 1, p. 179
[6] Turgot, Formation et distribution des richesses, Flammarion, 1997, p.212
[7] Adam Smith, La Richesse des Nations, Flammarion, 1991, p.428
[8] Gustave Schelle (éd.), Œuvres de Turgot et documents le concernant, volume 5, p.242
[9] Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, edited by R. H. Campbell and A. S. Skinner, 1976, p.138
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