La suppression des corvées par Turgot (février 1776)

turgot-portrait-signatureLa suppression des corvées a été l’un des accomplissements notables de l’administration Turgot, lors de son court passage au ministère des finances (Contrôleur général), d’août 1774 à mai 1776. La corvée correspondait à l’obligation de participer à la construction et à l’entretien des routes, de manière non rémunérée. Cet impôt touchait majoritairement les paysans, qu’il éloignait du travail de leurs terres pour les faire entreprendre, sans entrain, sans qualification et la mort dans l’âme, des travaux d’aménagement routier.

Sous l’Ancien régime, la raison de l’extrême délabrement des routes du territoire français était sans contredit possible la méthode dont on usait à l’époque pour les construire et les réparer. Ici, on ne faisait pas intervenir des artisans spécialisés, dirigés par un maitre d’ouvrage réputé : non, afin de construire à bon marché, le pouvoir eut recours à du travail non payé. Il n’y a, croit-on, rien de moins cher que le travail qu’on ne paye pas ; la vérité, ainsi que le prouvera le cas des routes, est tout à l’inverse. Fort de cette maxime erronée, on mit donc en place le système des corvées, un impôt en nature touchant toute la population, mais dont la noblesse et le clergé s’exonéraient naturellement, et qui ne touchait donc que le bas peuple. Suite à l’introduction de la corvée, chaque habitant pouvait se voir contraint de partir travailler plusieurs jours, en nombre variable, pour la construction ou la réparation des routes à proximité de son lieu de résidence, et cela sans toucher le moindre salaire ni même la moindre compensation pour le travail des champs qu’il abandonnait ainsi que sa famille.

Les chemins faits avec la corvée l’étaient mal. Elle aboutissait à des constructions incomplètes, fragiles, mal ordonnées, mal exécutées. Étaient à blâmer les décisions incohérentes des directeurs, mais surtout le peu d’entrain que les paysans mettaient à ce travail, dont ils ne tiraient aucun salaire, et qu’ils effectuaient à contrecœur, tandis qu’ils devaient s’occuper de leur famille et de leur champ. Les paysans perdaient du temps sur les chantiers à attendre les décisions, à attendre les matières premières, et même à s’attendre mutuellement. Or les paysans partis construire les routes laissaient leurs champs, parfois à des périodes où leur attention et leur vigilance devaient être totales pour garantir la récolte.

Du fait de cet impôt en nature, les ouvriers travaillant sur les routes étaient totalement incapables d’y mettre un quelconque savoir-faire : le résultat était grossier, plein d’imperfections, d’autant que leur intérêt personnel les incitait à en faire le moins possible. Qui songe à produire le plus bel ouvrage s’il n’est pas payé ? Qui songe même à fournir le plus d’effort possible ? Qui s’y applique avec la plus grande vigilance ? Certainement, le nombre des bons citoyens s’y livrant avec sérieux et entrain était peu nombreux. « La corvée, écrit Vignon dans son étude de référence sur le sujet, était commandée avec mollesse, mal conduite, sujette à mille abus, insuffisante à continuer ou seulement à conserver les ouvrages commencés, et complètement décriée. » [1] (les notes se trouvent après l’édit)

Le système des corvées, quels qu’aient pu être par ailleurs ses résultats pratiques, était indéfendable. Il était d’abord rempli d’inégalités. Le poids de la corvée n’était d’abord pas égal à travers le territoire : dans quelques régions, on devait trois journées, dans d’autres quatre ou cinq ; dans certaines, on n’était quitte qu’après douze journées à travailler sans salaire. [2] Ensuite, et c’est primordial, ceux qui profitaient les premiers de la qualité des routes et des chemins étaient évidemment ceux qui s’en servaient, les commerçants, les industriels, mais aussi les grands propriétaires, qui allaient et venaient constamment entre Paris et leur domicile de campagne. Or, précisément, tous ces gens étaient exemptés de la corvée. Par un curieux arrangement, l’exemption touchait également ceux qu’on pouvait appeler les protégés du syndic, c’est-à-dire de l’homme, paysan lui-même, qui était chargé de répartir le travail entre la population d’une localité. Or encore une fois, peu habitué à détenir un tel pouvoir, le syndic en usait mal, ainsi que l’a parfaitement illustré Mirabeau :

« Souvent le syndic de la corvée est l’homme le plus accrédité du village ; mais ce n’est qu’un paysan, et il se conduit ordinairement comme tous les gens de son espèce. Il agit par humeur et par vengeance ; il cherche à se faire des amis et des protections ; il abuse du petit pouvoir qu’il a dans sa communauté pour vexer ses ennemis ; il les fait marcher et travailler au-delà de leur contingent, exempte les métayers et les cultivateurs de celui qui lui a fait donner la commission ; il en use de même envers ceux du seigneur et de l’homme puissant dont il cherche à acquérir la bienveillance ; ses frères, parents et amis sont ménagés ; souvent il accorde des exemptions à prix d’argent ; en un mot, c’est le pauvre, le faible qui souffre le poids du jour ; c’est le malheureux qui n’a aucune ressource qui fait le chemin, qui paie les garnisons et les amendes. »

« Les paroisses qui n’ont point de protection sont plus chargées que celles qui ont l’avantage d’avoir des seigneurs puissants ou résidant dans leurs châteaux. Les habitants les plus en état de supporter la charge publique sont soulagés aux dépens de leurs voisins. Souvent aussi, à égale distance d’éloignement, des villages plus heureux, et qu’on a oubliés, ne se trouvent pas assujettis à des travaux qui devraient être communs. » [3]

Turgot, encore intendant, ne se masqua pas les défauts du système, qu’il condamna au point de vue moral et économique. À son supérieur, Trudaine de Montigny, il écrivit ainsi :

« Je crois la corvée injuste en ce que c’est une charge qui ne tombe que sur un certain nombre de paroisses que le hasard rend voisines des grands chemins. Je la crois encore plus injuste, en ce que le fardeau en retombe uniquement sur les journaliers et les laboureurs qui sont les moins intéressés à la bonté des chemins, dont les seuls propriétaires de terre profitent par l’augmentation de leurs revenus. Je crois d’ailleurs impossible de mettre une règle certaine dans leur administration. » [4]

Arrivé dans Limousin, Turgot comprenait l’ampleur du mal et anticipait parfaitement sa cause. Il songea à remplacer purement et simplement le système des corvées, cet impôt en nature, par une imposition plus juste : une taxe en argent. Sous ce système, le pauvre paysan contribuerait par son argent à la construction ou la réparation de la route et n’irait pas la construire ou la réparer lui-même. Ce difficile travail serait laissé à des spécialistes, rémunérés par les fonds perçus de l’impôt. « La construction des routes est un art qui a ses principes et ses règles, ignorés du vulgaire, à plus forte raison des paysans. » fera plus tard remarquer Gustave d’Hugues avec raison. [5]

Après son expérience réussie dans le Limousin, Turgot, devenu ministre, supprimera les corvées pour le pays entier. Condorcet, qui le soutenait ardemment dans cette lutte, écrira que cette abolition devait être pour les paysans « un bien inappréciable ». « On peut calculer ce que cette suppression peut épargner d’argent au peuple, ajoutera-t-il, mais ce qu’elle lui épargnera du sentiment pénible de l’oppression et de l’injustice est au-dessus de nos méthodes de calcul. » [6] Autre grand partisan de la réforme, Voltaire écrira : « Je suis enchanté des édits sur les corvées et sur les maîtrises. On a eu bien raison de nommer le lit de justice, le lit de bienfaisance ; il faut encore le nommer le lit de l’éloquence digne d’un bon roi. Lorsque maître Séguier lui dit qu’il était à craindre que le peuple ne se révoltât, parce qu’on lui ôtait le plaisir des corvées, et qu’on le délivrait de l’excessif impôt des maîtrises, le roi se mit à sourire, mais d’un sourire très dédaigneux. Le siècle d’or vient après un siècle de fer. » [7] À un autre correspondant, il dira plus simplement : « L’abolition des corvées est un bienfait que la France n’oubliera jamais. » [8] Pour l’histoire, donc, nous reproduisons ci-dessous cet édit majeur du ministre Turgot.

Benoît Malbranque

 (extrait remanié Le libéralisme à l’essai : Turgot intendant du Limousin, Institut Coppet, 2015)


Édit de suppression des corvées

Février 1776

Louis, … L’utilité des chemins destinés à faciliter le transport des denrées a été reconnue dans tous les temps. Nos prédécesseurs en ont regardé la construction et l’entretien comme un des objets les plus dignes de leur vigilance.

Jamais ces travaux importants n’ont été suivis avec autant d’ardeur que sous le règne du feu roi, notre très honoré seigneur et aïeul. Plusieurs provinces en ont recueilli des fruits par l’augmentation rapide de la valeur des terres.

La protection que nous devons à l’agriculture, qui est la véritable base de l’abondance et de la prospérité publique, et la faveur que nous voulons accorder au commerce comme au plus sûr encouragement de l’agriculture, nous feront chercher à lier de plus en plus par des communications faciles toutes les parties de notre royaume, soit entre elles, soit avec les pays étrangers.

Désirant procurer ces avantages à nos peuples par les voies les moins onéreuses pour eux, nous nous sommes fait rendre compte des moyens qui ont été mis en usage pour la construction et l’entretien des chemins publics.

Nous avons vu avec peine, qu’à l’exception d’un très petit nombre de provinces, les ouvrages de ce genre ont été, pour la plus grande partie, exécutés au moyen des corvées exigées de nos sujets, et même de la portion la plus pauvre, sans qu’il leur ait été payé aucun salaire pour le temps qu’ils y ont employé. Nous n’avons pu nous empêcher d’être frappé des inconvénients attachés à la nature de ces contributions.

Enlever forcément le cultivateur à ses travaux, c’est toujours lui faire un tort réel, lors même qu’on lui paye ses journées. En vain l’on croirait choisir, pour lui demander un travail forcé, des temps où les habitants de la campagne sont le moins occupés ; les opérations de la culture sont si variées, si multipliées, qu’il n’est aucun temps entièrement sans emploi. Ces temps, quand il en existerait, différeraient dans des lieux très voisins, et souvent dans le même lieu, suivant la différente nature du sol, ou les différents genres de culture. Les administrateurs les plus attentifs ne peuvent connaître toutes ces variétés. D’ailleurs, la nécessité de rassembler sur les ateliers un nombre suffisant de travailleurs exige que les commandements soient généraux dans le même canton. L’erreur d’un administrateur peut faire perdre aux cultivateurs des journées dont aucun salaire pourrait les dédommager.

Prendre le temps du laboureur, même en le payant, serait l’équivalent d’un impôt. Prendre son temps sans le payer est un double impôt et cet impôt est hors de toute proportion lorsqu’il tombe sur le simple journalier, qui n’a pour subsister que le travail de ses bras.

L’homme qui travaille par force et sans récompense travaille avec langueur et sans intérêt ; il fait, dans le même temps, moins d’ouvrage, et son ouvrage est plus mal fait. Les corvoyeurs, obligés de faire souvent trois lieues ou davantage pour se rendre sur l’atelier, autant pour retourner chez eux, perdent, sans fruit pour l’ouvrage, une grande partie du temps exigé d’eux. Les appels multipliés, l’embarras de tracer l’ouvrage, de le distribuer, de le faire exécuter à une multitude d’hommes rassemblés au hasard, la plupart sans intelligence comme sans volonté, consomment une partie du temps qui reste. Ainsi l’ouvrage qui se fait coûte au peuple et à l’État, en journées d’hommes et de voitures, deux fois et souvent trois fois plus qu’il ne coûterait s’il s’exécutait à prix d’argent.

Ce peu d’ouvrage exécuté si chèrement est toujours mal fait. L’art de construire des chaussées d’empierrement, quoique assez simple, a cependant des principes et des règles qui déterminent la manière de former l’encaissement, de choisir et de poser les bordures, de placer les pierres suivant leur grosseur et leur dureté, suivant la nature de leur composition, qui les rend plus ou moins susceptibles de résister au poids des voitures ou aux injures de l’air. De l’observation attentive de ces règles dépendent la solidité des chaussées et leur durée ; et cette attention ne peut être espérée, ne peut donc être exigée des hommes que l’on commande à la corvée, qui tous ont un métier différent, et qui ne travaillent aux chemins qu’un petit nombre de jours chaque année. Dans les travaux payés à prix d’argent, l’on prescrit aux entrepreneurs tous les détails qui tendent à la perfection de l’ouvrage. Les ouvriers qu’ils choisissent, qu’ils instruisent, qu’ils surveillent, font de la construction des chemins leur métier habituel, et le savent ; l’ouvrage est bien fait, parce que, s’il l’était mal, l’entrepreneur sait qu’on l’obligerait à le recommencer à ses dépens. L’ouvrage fait par la corvée reste mal fait, parce qu’il serait trop dur d’exiger des malheureux corvoyeurs une double tâche, pour réparer des imperfections commises par ignorance. Il en résulte que les chemins sont moins solides et plus difficiles à entretenir.

Il est encore une autre cause qui rend les travaux d’entretien faits par corvée beaucoup plus dispendieux.

Dans les lieux où les travaux se font à prix d’argent, l’entrepreneur chargé d’entretenir une partie de route veille continuellement sur les dégradations les plus légères ; il les répare à peu de frais au moment qu’elles se forment et avant qu’elles aient pu s’augmenter ; en sorte que la route est toujours roulante et n’exige jamais de réparations coûteuses. Les routes, au contraire, qui sont entretenues par corvées, ne sont réparées que lorsque les dégradations sont assez sensibles pour que les personnes chargées de donner des ordres en soient instruites. De là, arrive que ces routes, formées communément de pierres grossièrement cassées, étant d’abord très rudes, les voitures y suivent toujours la même trace, et creusent des ornières qui coupent souvent la chaussée dans toute sa profondeur.

L’impossibilité de multiplier à tous moments les commandements de corvée fait que, dans la plus grande partie des provinces, les réparations d’entretien se font deux fois l’année, avant et après l’hiver, et qu’aux époques de ces deux réparations les routes se trouvent très dégradées. On est obligé de les recouvrir de nouveau de pierres dans leur totalité, ce qui, outre l’inconvénient de rendre à chaque fois la chaussée aussi rude que dans sa nouveauté, entraîne en journées d’hommes et de voitures une dépense annuelle souvent très approchante de la première construction.

Tout ouvrage qui exige quelque instruction, quelque industrie particulière, est impossible à exécuter par corvée. C’est par cette raison que, dans la confection des routes entreprises par cette méthode, l’on est obligé de se borner à des chaussées d’empierrement grossièrement construites, sans pouvoir y substituer des chaussées de pavé, lorsque la nature des pierres l’exigerait, ou lorsque leur rareté et l’éloignement de la carrière rendraient la construction en pavé incomparablement moins chère que celle des chaussées d’empierrement, qui consomment une bien plus grande quantité de pierres. Cette différence de prix, souvent très grande au désavantage des chaussées d’empierrement, est une augmentation de dépense réelle et de fardeau pour le peuple, qui résulte de l’usage des corvées.

Il faut ajouter une foule d’accidents : les pertes des bestiaux qui, arrivant sur les ateliers et déjà excédés par une grande route, succombent aux fatigues qu’on exige d’eux. La perte même des hommes, des chefs de famille blessés, estropiés, emportés par des maladies qu’occasionne l’intempérie des saisons, ou la seule fatigue ; perte si douloureuse quand celui qui périt succombe à un risque forcé, et qui n’a été compensé par aucun salaire.

Il faut encore ajouter les frais, les contraintes, les amendes, les punitions de toute espèce, que nécessite la résistance à une loi trop dure pour pouvoir être exécutée sans réclamation ; peut-être les vexations secrètes que la plus grande vigilance des personnes chargées de l’exécution de nos ordres ne peut entièrement empêcher dans une administration aussi étendue, aussi compliquée que celle de la corvée, où la justice distributive s’égare dans une multitude de détails, où l’autorité, subdivisée pour ainsi dire à l’infini, est partagée entre un si grand nombre de mains, et confiée dans ses dernières branches à des employés subalternes, qu’il est presque impossible de choisir avec certitude, et très difficile de surveiller.

Nous croyons impossible d’apprécier tout ce que la corvée coûte au peuple.

En substituant à un système si onéreux dans ses effets, si désastreux dans ses moyens, l’usage de faire construire les routes à prix d’argent, nous aurons l’avantage de savoir précisément la charge qui en résultera pour nos peuples, l’avantage de tarir à la fois la source des vexations et celle des désobéissances ; celui de n’avoir plus à punir, plus à commander pour cet objet, et d’économiser l’usage de l’autorité qu’il est si fâcheux d’avoir à prodiguer. Ces différents motifs suffirait pour nous faire préférer à l’usage des corvées le moyen plus doux et moins dispendieux de faire les chemins à prix d’argent ; mais un motif plus puissant et plus décisif encore nous détermine : c’est l’injustice inséparable de l’usage des corvées.

Le poids de cette charge ne tombe, et ne peut tomber, que sur la partie la plus pauvre de nos sujets, sur ceux qui n’ont de propriété que leurs bras et leur industrie, sur les cultivateurs et sur les fermiers. Les propriétaires, presque tous privilégiés, en sont exempts, ou n’y contribuent que très peu.

Cependant c’est aux propriétaires que les chemins publics sont utiles, par la valeur que des communications multipliées donnent aux productions de leurs terres. Ce ne sont ni les cultivateurs actuels, ni les journaliers qu’on y fait travailler qui en profitent. Les successeurs des fermiers actuels payeront aux propriétaires cette augmentation de valeur en augmentation de loyers. La classe des journaliers y gagnera peut-être un jour une augmentation de salaires proportionnée à la plus grande valeur des denrées ; elle y gagnera de participer à l’augmentation générale de l’aisance publique ; mais la seule classe des propriétaires recevra une augmentation de richesse prompte et immédiate, et cette richesse nouvelle ne se répandra dans le peuple qu’autant que ce peuple l’achètera encore par un nouveau travail.

C’est donc la classe des propriétaires des terres qui recueille le fruit de la confection des chemins ; c’est elle qui doit seule en faire l’avance, puisqu’elle en retire les intérêts.

Comment pourrait-il être juste d’y faire contribuer ceux qui n’ont rien à eux ! de les forcer à donner leur temps et leur travail sans salaire ! de leur enlever la seule ressource qu’ils aient contre la misère et la faim, pour les faire travailler au profit de citoyens plus riches qu’eux !

Une erreur tout opposée a souvent engagé l’administration à sacrifier les droits des propriétaires au désir mal entendu de soulager la partie pauvre des sujets, en assujettissant par des lois prohibitives les premiers à livrer leur propre denrée au-dessous de sa véritable valeur.

Ainsi, d’un côté, l’on commettait une injustice contre les propriétaires, pour procurer aux simples manouvriers du pain à bas prix, et de l’autre on enlevait à ces malheureux, en faveur des propriétaires, le fruit légitime de leurs sueurs et de leur travail. On craignait que le prix des subsistances ne montât trop haut pour que leurs salaires pussent y atteindre ; et en exigeant d’eux gratuitement un travail qui leur eût été payé, si ceux qui en profitent en eussent supporté la dépense, on leur ôtait le moyen de concurrence le plus propre à faire monter ces salaires à leur véritable prix.

C’était blesser également les propriétaires et la liberté des différentes classes de nos sujets ; c’était les appauvrir les uns les autres, pour les favoriser injustement tour à tour. C’est ainsi qu’on s’égare, quand on oublie que la justice seule peut maintenir l’équilibre entre tous les droits et tous les intérêts. Elle sera dans tous les temps la base de notre administration ; et c’est pour la rendre à la partie de nos sujets la plus nombreuse, et sur laquelle le besoin qu’elle a d’être protégée fixera toujours notre attention d’une manière plus particulière, que nous nous sommes hâté de faire cesser les corvées dans toutes les provinces de notre royaume.

Nous n’avons cependant pas voulu nous livrer à ce premier mouvement de notre cœur, sans avoir examiné et apprécié les motifs qui ont pu engager nos prédécesseurs à introduire et à laisser subsister un usage dont les inconvénients sont si évidents.

On a pu penser que, la méthode des corvées permettant de travailler à la fois sur toutes les routes dans toutes les parties du Royaume, les communications seraient plus tôt ouvertes, et que l’État jouirait plus promptement des richesses dues à l’activité du commerce et à l’augmentation de valeur des productions.

L’expérience n’a pas dû tarder à dissiper cette illusion. On a bientôt vu que quelques-unes des provinces où la population est le moins nombreuse sont précisément celles où la confection des chemins par la nature du pays et du sol exige des travaux immenses, qu’on ne peut se flatter d’exécuter avec un petit nombre de bras, sans y employer peut-être plus d’un siècle.

On a vu que, dans les provinces même plus remplies d’habitants, il n’était pas possible, sans accabler les peuples et sans ruiner les campagnes, d’exiger des corvoyeurs un assez grand nombre de journées pour exécuter en peu de temps aucune partie considérable de chemin.

On a éprouvé que les corvoyeurs ne pouvaient donner utilement leur temps, sans être conduits par des employés intelligents qu’il fallait payer ; que les fournitures d’outils, leur renouvellement, les frais de magasins, entraînaient des dépenses considérables, proportionnées à la quantité d’hommes employés annuellement.

On a senti que, sur une longueur déterminée de chemins construits par corvée, il devait se rencontrer plusieurs ouvrages indispensables, tels que des ponts, des escarpements de rochers, des murs de terrasses, qui ne pouvaient être construits que par des hommes d’art et à prix d’argent ; que par conséquent l’on hâterait sans fruit la construction des ouvrages de corvée, si l’impossibilité d’avancer en même proportion les ouvrages d’art laissait les chemins interrompus et inutiles au public.

On s’est enfin convaincu que la quantité d’ouvrages faits annuellement par corvée avait, avec la quantité d’ouvrages d’art que permettait chaque année la disposition des fonds des Ponts et chaussées, une proportion nécessaire, qu’il était ou impossible ou inutile de passer ; que dès lors on se flatterait vainement de faire à la fois tous les chemins, et que ce prétendu avantage de la corvée se réduirait à pouvoir commencer en même temps un grand nombre de routes, sans faire réellement plus d’ouvrage que l’on ne ferait par la méthode des constructions à prix d’argent, dans laquelle on n’entreprend une partie que lorsqu’une autre est achevée, et que le public peut en jouir.

L’état où sont encore les chemins dans la plus grande partie de nos provinces, et ce qui reste à faire en ce genre, après tant d’années pendant lesquelles les corvées ont été en vigueur, prouvent combien il est faux que ce système puisse accélérer la confection des chemins.

On s’est aussi effrayé de la dépense qu’entraînerait la confection des chemins à prix d’argent.

On n’a pas cru que le Trésor de l’État, épuisé par les guerres et par les profusions de plusieurs règnes, et chargé d’une masse énorme de dettes, pût fournir à cette dépense.

On a craint de l’imposer sur les peuples, toujours trop chargés ; et on a préféré de leur demander du travail gratuit, imaginant qu’il valait mieux exiger des habitants de la campagne, pendant quelques jours, des bras qu’ils avaient, que de argent qu’ils n’avaient pas.

Ceux qui faisaient ce raisonnement oubliaient qu’il ne faut demander à ceux qui n’ont que des bras, ni l’argent qu’ils n’ont pas, ni les bras qui sont leur unique moyen pour nourrir eux et leur famille.

Ils oubliaient que la charge de la confection des chemins, doublée et triplée par la lenteur, la perte du temps et l’imperfection attachées au travail des corvées, est incomparablement plus onéreuse pour ces malheureux qui n’ont que des bras, que ne pouvait l’être une charge incomparablement moindre, imposée en argent sur des propriétaires plus en état de payer ; qui, par l’augmentation de leur revenu, auraient immédiatement recueilli les fruits de cette espèce d’avance, et dont la contribution, en devenant pour eux une source de richesse, eût soulagé dans l’instant ces mêmes hommes qui, n’ayant que des bras, ne vivent qu’autant que ces bras sont employés et payés. Ils oubliaient que la corvée est elle-même une imposition, et une imposition bien plus forte, bien plus inégalement répartie, bien plus accablante que celle qu’ils redoutaient d’établir.

La facilité avec laquelle les chemins ont été faits à prix d’argent dans quelques pays d’États, et le soulagement qu’ont éprouvé les peuples dans quelques-unes des généralités des pays d’élections, lorsque les administrateurs particuliers y ont substitué aux corvées une contribution en argent, ont assez fait voir combien cette contribution était préférable aux inconvénients qui suivent l’usage des corvées.

Une autre raison plus apparente a sans doute principalement influé sur le parti qu’on a pris d’adopter, pour la confection des chemins, la méthode des corvées, c’est la crainte que les besoins renaissants du Trésor royal n’engageassent, surtout en temps de guerre, à détourner de leur destination, pour la employer à des dépenses plus urgentes, les fonds imposés pour la confection des chemins ; que ces fonds, une fois détournés, ne continuassent à l’être, et que les peuples ne fussent un jour forcés en même temps, et de payer l’impôt destiné originairement pour les chemins, et de subvenir d’une autre manière, peut-être même par corvée, à leur construction.

Les administrateurs se sont craints eux-mêmes ; ils ont voulu se mettre dans l’impossibilité de commettre une infidélité dont trop d’exemples leur faisaient sentir le danger.

Nous louons les motifs de leur crainte, et nous sentons la force de cette considération ; mais elle ne change pas la nature des choses ; elle ne fait pas qu’il soit juste de demander un impôt aux pauvres pour en faire profiter les riches, et de faire supporter la construction des chemins à ceux qui n’y ont point d’intérêt.

Tout cède, dans le temps de guerre, au premier de tous les besoins, la défense de l’État ; il est nécessaire alors, il est juste de suspendre toutes les dépenses qui ne sont pas d’une nécessité indispensable ; celle des chemins doit être réduite au simple entretien.

L’imposition destinée à cette dépense doit être réduite à proportion, pour soulager les peuples chargés des taxes extraordinaires mises à l’occasion de la guerre.

À la paix, l’intérêt qu’a le souverain de faire fleurir le commerce et la culture, et la nécessité des chemins pour remplir ce but, doivent rassurer sur la crainte d’en voir abandonner les travaux, et de n’y pas voir destiner de nouveau des fonds proportionnés aux besoins, par le rétablissement de l’imposition suspendue à l’occasion de la guerre. Il n’est point à craindre que l’on préfère à ce parti si simple celui de rétablir les corvées si l’usage en a été abrogé, parce qu’elles ont été reconnues injustes.

À notre égard, l’exposition que nous avons faite des motifs qui nous déterminent à supprimer les corvées répond à nos sujets qu’elles ne seront point rétablies pendant notre règne ; et peut-être le souvenir que nos peuples conserveront de ce témoignage de notre amour pour eux donnera à notre exemple auprès de nos successeurs, un poids qui les éloignera d’assujettir leurs sujets au fardeau que nous aurons aboli.

Nous prendrons, au reste, toutes les mesures qui dépendront de nous pour que les fonds provenant de la contribution établie pour la confection des grandes routes ne puissent être détournés à d’autres usages.

Dans cet esprit, nous n’avons pas voulu que cette contribution pût jamais être regardée comme une imposition ordinaire et fixe pour sa quotité, ni qu’elle pût être versée en notre trésor royal. Nous voulons qu’elle soit réglée tous les ans en notre Conseil pour chaque généralité, et qu’elle n’excède jamais la somme qu’il sera nécessaire d’employer dans l’année pour la construction et l’entretien des chaussés, ou autres ouvrages, qui étaient ci-devant faits par corvées, nous réservant de pourvoir à la construction des ponts et autres ouvrages d’art, sur les mêmes fonds qui y ont été destinés jusqu’à ce jour, et qui sont imposés sur notre royaume à cet effet. Notre intention est que la totalité des fonds provenant de la contribution de chaque généralité y soit employée, et qu’il ne puisse être imposé aucune somme l’année suivante, qu’en conséquence d’un nouvel état arrêté en notre Conseil.

Pour que nos sujets puissent être instruits des objets auxquels ladite contribution sera employée, nous avons jugé à propos d’ordonner qu’il sera dressé un état arrêté en notre Conseil, en la forme ordinaire, du montant de toutes les adjudications des travaux qui devront être entrepris dans l’année ; que cet état sera déposé, tant au greffe de nos bureaux de finances, qui sont chargés de l’exécution des états du Roi, qu’à celui de nos Cours de parlement, Chambres des comptes et Cours des aides, et que chacun de nos sujets puisse en prendre communication.

Nous avons voulu que, dans le cas où ces sommes n’auraient pas été employées dans l’année, les sommes restantes à employer fussent distraites de celles à imposer dans l’année suivante, sans pouvoir être, sous aucun prétexte, confondues avec la masse de nos finances, et versées dans notre Trésor royal. Nous avons cru nécessaire aussi de régler, par le présent édit, la comptabilité des deniers provenant de cette contribution, tant en nos Chambres des comptes qu’en nos Bureaux des finances, et d’intéresser la fidélité que ces tribunaux nous doivent, à ne jamais passer aucun emploi de ces fonds, étranger à l’objet auquel nous les destinons.

Par le compte que nous nous sommes fait rendre des routes à construire et à entretenir dans nos différentes provinces, nous croyons pouvoir assurer nos sujets qu’en aucune année la dépense pour cet objet ne surpassera la somme de dix millions pour la totalité des pays d’élection.

Cette contribution ayant pour objet une dépense utile à tous les propriétaires, nous voulons que tous les propriétaires, privilégiés et non privilégiés, y concourent, ainsi qu’il est d’usage pour toutes les charges locales ; et par cette raison, nous n’en tendons pas même que les terres de notre domaine en soient exemptes, ni en nos mains, ni quand elles en seraient sorties, à quelque titre que ce soit.

Le même esprit de justice qui nous engage à supprimer la corvée, et à charger de la construction des chemins les propriétaires qui y ont intérêt, nous détermine à statuer sur l’indemnité légitimement due aux propriétaires d’héritages, qui sont privés d’une partie de leur propriété, soit par l’emplacement même des routes, soit par l’extraction des matériaux qui doivent y être employés. Si la nécessité du service public les oblige à céder leur propriété, il est juste qu’ils n’en souffrent aucun dommage, et qu’ils reçoivent le prix de la portion de cette propriété qu’ils sont obligés de céder.

À ces causes, … de l’avis de notre Conseil…, nous avons par le présent édit perpétuel et irrévocable, dit, statué et ordonné… :

I. — Il ne sera plus exigé de nos sujets aucun travail, ni gratuit ni forcé, sous le nom de corvée, ou sous quelque autre dénomination que ce puisse être, soit pour la construction des chemins, soit pour tout autre ouvrage public, si ce n’est dans le cas où la défense du pays, en temps de guerre, exigerait des travaux extraordinaires : auquel cas il y serait pourvu en vertu de nos ordres adressés aux gouverneurs, commandants ou autres administrateurs de nos provinces. Défendons, en toute autre circonstance, à tous ceux qui sont chargés de l’exécution de nos ordres, d’en commander ou d’en exiger, nous réservant de faire payer ceux que, dans ce cas, la nécessité des circonstances obligerait d’enlever à leurs travaux.

II. — Les ouvrages qui étaient faits ci-devant par corvées, tels que les constructions et entretiens des routes, et autres ouvrages nécessaires pour la communication des provinces et des villes entre elles, le seront, à l’avenir, au moyen d’une contribution de tous les propriétaires de biens-fonds ou de droits réels, sujets aux vingtièmes, sur lesquels la répartition en sera faite à proportion de leur contribution aux rôles de cette imposition. Voulons que les fonds et droits réels de notre domaine y contribuent dans la même proportion.

III. — À l’égard des constructions de ponts et autres ouvrages d’art, il continuera d’y être pourvu sur les mêmes fonds qui y ont été destinés par le passé.

IV. — Voulons que les propriétaires des héritages et des bâtiments qu’il sera nécessaire de traverser ou de démolir pour la construction des chemins, ainsi que ceux qui seront dégradés pour l’extraction des matériaux, soient dédommagés de la valeur desdits héritages, bâtiments ou dégradations ; et sera le dédommagement payé sur les fonds provenant de la contribution ordonnée par l’article II ci-dessus.

V. — Le montant de ladite contribution, dans chaque généralité, sera réglé tous les ans sur le prix des constructions, entretiens et dédommagements que nous aurons ordonnés dans ladite généralité pendant l’année ; à l’effet de quoi il sera tous les ans arrêté en notre Conseil un état particulier pour chaque généralité, qui comprendra toutes lesdites dépenses.

VI. — Il sera fait des devis et détails, et passé des adjudications desdits ouvrages et des baux de leur entretien dans la forme qui leur sera prescrite ; et l’état arrêté par nous en notre Conseil, mentionné en l’article précédent sera composé du montant desdites adjudications et baux ; nous réservant comme par le passé et à notre Conseil, la direction des routes, des estimations, des adjudications et de toutes les clauses qui pourront y être contenues, circonstances et dépendances.

VII. — Il nous sera rendu compte en notre Conseil, chaque année, de l’emploi des sommes provenant de la contribution ordonnée ; et dans le cas où elles n’auraient pas été consommées en entier, il en sera fait mention dans l’état de l’année suivante, et la somme qui n’aura pas été employée sera retranchée de la contribution de ladite année suivante. Dans le cas au contraire où quelque cause imprévue obligerait de faire une dépense qui n’aurait pas été comprise dans quelques-unes des adjudications, il nous en sera rendu compte, et si cette dépense est approuvée par nous, elle sera comprise dans l’état arrêté pour l’année suivante.

VIII. — Aussitôt que ledit état sera par nous arrêté, il en sera déposé quatre expéditions pour chaque généralité, une au greffe de notre Cour de parlement, la seconde à celui de notre Chambre des comptes, la troisième à celui de notre Cour de aides, et la quatrième à celui du Bureau des finances de la généralité : à l’effet pour toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, d’en pouvoir prendre communication sans frais ni déplacement ; et lesdits états serviront de base à la comptabilité à rendre à la Chambre des comptes par nos trésoriers, ainsi qu’il sera expliqué par les articles X et XI.

IX. — Le recouvrement des sommes provenant de ladite contribution, ordonnée par l’article II du présent édit, sera fait dans la même forme que celui des vingtièmes.

X. — Les deniers en provenant seront remis aux receveurs ordinaires des impositions, qui seront tenus de les verser, mois par mois, à la déduction de 4 deniers par livre pour leurs taxations, entre les mains du commis que les trésoriers établis par nous pour les dépenses des Ponts et chaussées tiennent dans chaque généralité, lequel délivrera lesdits fonds aux adjudicataires des ouvrages, dans la forme qui sera par nous prescrite, sans que, sous aucun prétexte, lesdites sommes puissent être détournées à d’autres emplois, ni même versées en notre Trésor royal.

XI. — Ne pourront lesdits trésoriers être valablement déchargés desdites sommes, qu’en rapportant les quittances des adjudicataires. Faisons très expresses inhibitions et défenses aux commis desdits trésoriers de se dessaisir desdits deniers pour toute autre destination que ce puisse être, à peine d’être forcés en recette de la totalité des sommes qu’ils auraient payées contre la disposition du présent article. Enjoignons à nos Chambres des comptes et à nos Bureaux des finances, chacun en droit soi, d’y tenir exactement la main. Si donnons en mandement…

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Notes de l’introduction

[1] Eugène-Jean Marie Vignon, Études historiques sur l’administration des voies publiques en France au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1862, tome III, p.54.

[2] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot, p.96 ; cf. Mémoire sur les corvées, par Dupré de Saint-Maur, intendant de la généralité de Guyenne, 1784

[3] Mirabeau, Lettre sur les corvées insérée dans l’Ami des hommes, édition de Hambourg, 1762, t. VI, 2ème partie, p.10-13.) Sur la corvée, Necker eut des mots également durs : « La corvée est un impôt particulier sur la classe d’hommes qui a le plus besoin d’encouragements ; impôt inégal en lui-même, parce qu’il se prélève en journées, et que le prix du temps varie selon les degrés d’industrie ; impôt qui blesse enfin, parce qu’il donne à l’homme l’apparence d’un esclave en l’obligeant de payer en travail ce qu’il voudrait acquitter en argent, cette image de la propriété ». (Necker, De l’administration des finances de la France)

[4] Lettre de Turgot à Trudaine de Montigny sur le rachat de la corvée, 20 septembre 1764, Œuvres, II, p.350

[5] D’Hugues, Essai sur l’administration de Turgot dans la généralité de Limoges, p.103

[6] Correspondance inédite de Turgot et Condorcet, p.198

[7] Œuvres complètes de Voltaire : Correspondance générale, tome XII, Paris, 1821, p.202.

[8] Ecrits économiques de Voltaire, Institut Coppet, 2014, p.19

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