Frontières ouvertes : un réexamen libertarien

L’immigration est une question cruciale aujourd’hui et c’est très logiquement que nous accueillons sur notre site des prises de position, portant des convictions variées, issues des grands noms de l’école autrichienne contemporaine. Dans ce cadre, Jacques Peter a traduit pour nous un discours de Lew Rockwell dans lequel celui-ci explique son opposition à l’immigration libre, dans la droite ligne des analyses de Rothbard sur la question. Pour un point de vue contraire, on consultera “Un plaidoyer libéral en faveur de l’immigration libre” par Louis Rouanet, publié dans notre revue Laissons Faire. Plus précisément sur l’argument de Lew Rockwell, selon lequel l’immigration doit être entravée parce que l’immigrant ne paie pas le coût complet de sa présence et est largement subventionné, on renverra à Josiah Tucker, traduit par Turgot, dans un passage où celui-ci indique que si ce genre de raison “est une raison suffisante contre l’admission des étrangers, ne doit-elle pas autant porter à défendre qu’on fasse des enfants avant que ceux qui sont déjà nés soient pourvus d’emploi ?”. B.M.


 

« Open Borders : A Libertarian Reappraisal », Discours de Llewelyn H. Rockwell, Jr. au Mises Circle de Phoenix, AZ, le 7 nov 2015, Paru dans LewRockwell.com le 10 novembre 2015

(traduction de Jacques Peter)

Que l’on parle d’immigration illégale en provenance du Mexique ou d’Amérique Centrale, de nationalité basée sur le droit du sol, ou des migrants venus du Moyen Orient et d’Afrique, le thème de l’immigration a été dans les médias et largement discuté depuis maintenant des mois. C’est  un sujet chargé de conséquences potentielles périlleuses, d’où l’importance pour les libéraux de le comprendre correctement. Ce Cercle de Mises, dédié à l’étude de la route à emprunter, semble être une bonne opportunité pour aborder cette question importante.

Je précise dès l’abord qu’en cherchant la bonne réponse à ce problème épineux, je ne prétends pas à l’originalité. Au contraire, je m’appuie beaucoup dans ce qui suit sur deux personnes dont le travail est indispensable à la bonne compréhension d’une société libre : Murray Rothbard et Hans-Hermann Hoppe.

Certains libéraux ont considéré que la position libérale convenable sur l’immigration devait être des « frontières ouvertes », ou la liberté de mouvement complète des personnes. De manière superficielle cela semble correct : nous croyons effectivement qu’il faut laisser les gens aller où bon leur semble.

Mais arrêtons-nous un instant. Songez à la « liberté de parole », un autre principe qui est associé aux libéraux. Croyons-nous vraiment à la liberté de parole comme un principe abstrait ? Cela voudrait dire que j’ai le droit de hurler pendant un film, ou le droit de perturber un service religieux, ou le droit de pénétrer chez vous et de proférer des obscénités à votre encontre.

Ce en quoi nous croyons, ce sont des droits de propriété privés. Personne ne jouit de « liberté de parole » sur ma propriété, puisque c’est moi qui fixe les règles, et en dernier recours je peux expulser quelqu’un. Il peut dire ce qu’il veut sur sa propre propriété, et sur la propriété de quiconque veut bien l’écouter, mais pas sur la mienne.

Le même principe s’applique à la liberté de mouvement. Les libéraux ne croient pas à un tel principe dans l’absolu. Je n’ai pas le droit de me promener dans votre maison, ni dans votre quartier résidentiel surveillé, ni à Disneyworld, ni sur votre plage privée, ni sur l’île privée de Jay-Z. Comme pour la « liberté de parole », la propriété privée est dans ce cas le facteur clé. Je peux me déplacer sur n’importe quelle propriété que je possède moi-même ou sur celle dont le propriétaire souhaite ma présence. Je ne peux pas simplement aller où je veux.

Ainsi, si toutes les parcelles de terre dans le monde entier étaient des propriétés privées, la solution au soi-disant problème de l’immigration serait évidente. En réalité il serait plus exact de dire qu’il n’y aurait tout simplement pas de problème d’immigration. Toute personne se déplaçant vers un nouvel endroit devrait avoir le consentement du propriétaire de cet endroit.

Néanmoins lorsque l’État et sa prétendue propriété publique entre en jeu, les choses se troublent et il faut se livrer à des efforts redoublés pour découvrir la position libérale convenable. Je vais tenter de l’éclaircir aujourd’hui.

Peu avant sa mort, Murray Rothbard a publié un article intitulé « les Nations par consentement : une décomposition de l’État-Nation ». Il avait commencé à remettre en cause la supposition que le libéralisme nous engageait aux frontières ouvertes.

Il citait par exemple le grand nombre de Russes ethniques que Staline avait installé en Estonie. Cela n’a pas été fait pour permettre aux peuples baltes de bénéficier des fruits de la diversité. Ce n’est jamais le cas. Cela a été fait pour tenter de détruire une culture existante, et ce faisant, rendre un peuple plus docile et moins sujet à causer des ennuis à l’empire soviétique.

Murray s’interrogeait : est-ce que le libéralisme me demande de soutenir cela, et même de le célébrer ? Ou n’y aurait-il pas en fin de compte autre chose derrière la question de l’immigration ?

Et là Murray pose le problème ainsi que je viens de le faire : dans une société complètement privée, les gens devraient être invités pour se déplacer ou s’établir sur une propriété donnée.

Si chaque parcelle de terre dans un pays était la propriété d’un individu, d’un groupe, ou d’une entreprise, cela signifierait que personne ne pourrait y pénétrer sans y être invité et autorisé à la louer ou l’acheter. Un pays totalement privatisé serait aussi fermé que les propriétaires le souhaitent. Il semble alors évident que le régime de frontières ouvertes qui existe de facto aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest n’est pas autre chose qu’une ouverture obligatoire voulue par l’État central, l’État en charge de toutes les rues et des terrains publics, et ne reflète pas correctement les souhaits des propriétaires.

 Dans la situation actuelle, par contre, les immigrés ont accès aux routes publiques, aux transports publics, aux bâtiments publics, et ainsi de suite. Combinez cela aux autres restrictions que l’État impose à la propriété privée, et cela résulte en des mouvements démographiques  artificiels qui n’auraient pas lieu dans un marché libre. Les propriétaires sont obligés de s’associer et faire des affaires avec des individus qu’ils préféreraient éviter.

Les propriétaires de commerces tels que des magasins, des hôtels, et des restaurants ne sont plus libres d’en  exclure ou d’en limiter l’accès comme bon leur semble, écrit Hans.  Les employeurs ne peuvent plus embaucher et licencier qui ils veulent. Dans le marché immobilier, les propriétaires ne sont plus libres d’exclure des locataires indésirables. De plus, des clauses restrictives les obligent à accepter des membres et des actes en violation de leurs propres règles et règlements.

Hans poursuit :

En acceptant quelqu’un sur son territoire, l’État permet aussi à cette personne de circuler sur les routes et les terrains publiques jusqu’à la porte de chaque résident local, d’utiliser tous les services publics (tels que les hôpitaux et les écoles), et d’accéder à tous les établissements commerciaux, aux emplois, au logement, protégés par une multitude de lois de non-discrimination.

Il est plutôt malséant d’exprimer du souci pour les droits des propriétaires, mais que ce soit populaire ou pas, une transaction entre deux personnes ne devrait être conclue que si elles le désirent toutes deux. C’est la base même du principe libéral.

Pour donner du sens à tout cela et trouver une conclusion libérale convenable, nous devons nous pencher plus attentivement sur ce qu’est réellement la propriété publique et qui peut être son véritable propriétaire, s’il y en a un. Hans a consacré une partie de son travail précisément à cette question. Il y a deux positions que nous devons rejeter : que la propriété publique appartient au gouvernement, ou qu’elle n’appartient à personne et doit dès lors être considérée comme une terre à l’état de nature, avant que des  titres de propriété individuels n’aient été établis.

Nous ne pouvons certainement pas dire que la propriété publique appartient au gouvernement, puisque le gouvernement ne peut rien posséder légitimement. Le gouvernement acquiert ses propriétés par la force, en général par l’intermédiaire de la taxation. Un libéral ne peut accepter la légitimité morale de ce genre d’acquisition de propriété, puisque cela implique l’usage de la force (l’extraction d’impôts) sur des gens innocents. Ainsi les prétendus titres de propriété du gouvernement ne sont pas légitimes.

Mais nous ne pouvons pas davantage dire que la propriété publique n’appartient à personne. La propriété détenue par un voleur n’est pas sans maître, même si momentanément elle n’est pas entre les mains du propriétaire légitime. La même chose vaut pour la soi-disant propriété publique. Elle a été acquise et développée au moyen d’argent saisi aux contribuables. Ce sont eux les véritables propriétaires.

(Voilà incidemment comment il eut fallu aborder la dé-socialisation dans les anciens régimes communistes d’Europe de l’est. Toutes ces industries étaient la propriété des gens qui avaient été  pillés pour les construire, et ces gens auraient dû recevoir des actions en proportion de leur contribution, dans la mesure où il eut été possible de la déterminer).

Dans un monde anarcho-capitaliste, où toute la propriété est privée, « l’immigration » serait du ressort de chaque propriétaire individuel. Aujourd’hui, en revanche, les décisions sur l’immigration sont prises par une autorité centrale, sans la moindre considération pour les propriétaires. La bonne manière de s’y prendre est alors de décentraliser la prise de décision sur l’immigration au niveau le plus bas possible, afin de s’approcher au plus près de la position libérale qui veut que les propriétaires individuels consentent aux divers mouvements de population.

Ralph Raico, notre grand historien libéral, a écrit un jour :

L’instauration de l’immigration libre semble appartenir à une catégorie différente de décisions politiques, en ce sens que ses conséquences modifient de façon permanente et radicale la composition même du corps politique démocratique qui prend ces décisions. En réalité, l’ordre libéral, là où et dans la mesure où il existe, est le produit d’un développement culturel hautement complexe. On se demande, par exemple, ce qu’il adviendrait de la société suisse sous un régime de « frontières ouvertes ».

 La Suisse est de fait un exemple intéressant. Avant que l’Union Européenne ne s’en mêle, la politique d’immigration de la Suisse était proche du système que nous décrivons ici. Les communes décidaient de l’immigration, et les immigrés ou leurs employeurs devaient payer pour admettre un candidat à l’immigration. De cette manière, les résidents pouvaient mieux s’assurer que leurs communautés seraient peuplées de gens qui ajouteraient de la valeur et ne les laisseraient pas  avec la facture d’une liste de « droits à… ».

Manifestement, dans un pur système de frontières ouvertes, les États-providence occidentaux seraient tout simplement submergés par des étrangers avides d’argent. En tant que libéraux nous devrions évidemment nous réjouir de la disparition de l’État-providence. Mais s’attendre à ce que le résultat probable de son effondrement soit une soudaine dévotion au laissez faire serait faire preuve d’une naïveté particulièrement grotesque.

Pouvons-nous conclure qu’un immigrant devrait être considéré comme « invité » du seul fait qu’il a été embauché par un employeur ? Non, dit Hans, car l’employeur n’assume pas le coût total lié à son nouvel employé. L’employeur externalise une partie des coûts de cet employé sur les contribuables :

Muni d’un permis de travail, l’immigrant est autorisé à utiliser librement tous les services publics : routes, parcs, hôpitaux, écoles, et aucun bailleur, patron ou association privée n’est autorisé à faire preuve de discrimination à son égard concernant le logement, l’emploi, et l’appartenance à une association. C’est ainsi que l’immigrant invité profite d’un ensemble d’avantages annexes qui ne sont pas (ou seulement partiellement) payés par son employeur (qui a adressé l’invitation), mais par d’autres propriétaires en tant que contribuables qui n’ont pris absolument aucune part à l’invitation.

En résumé, ces migrations ne sont pas des produits du marché. Elles n’auraient pas lieu dans un marché libre. Ce dont nous sommes témoin, sont des exemples de mouvements subventionnés. Les libéraux qui défendent ces migrations de masse comme si c’étaient des phénomènes de marché ne font que miner le véritable marché et contribuer à son discrédit.

De plus, comme le fait remarquer Hans, la position de « l’immigration libre » n’est pas analogue au marché libre comme le prétendent à tort certains libéraux. Dans le cas de marchandises échangées d’un endroit à une autre, il y a toujours et nécessairement un destinataire consentant. Ce n’est pas le cas pour « l’immigration libre ».

Il est certain qu’aux Etats-Unis il est de bon ton de sourire aux incitations à la prudence concernant l’immigration de masse. En effet, on nous dit que les gens ont fait des prédictions au sujet des précédentes vagues d’immigration, et nous savons tous qu’elles ne se sont pas réalisées. Mais il faut se souvenir que ces vagues furent suivies de limitations à l’immigration, périodes pendant lesquelles la société s’est adaptée à ces mouvements de population d’avant l’état providence. Il n’y a aucun signe de limitation similaire aujourd’hui. D’autre part, il est fallacieux de prétendre que, puisque des gens se sont trompés en prévoyant  un certain effet à un moment donné, cet effet serait impossible, et que quiconque émettant des incitations à la prudence, serait un imbécile méprisable.

Le fait est que le multiculturalisme politiquement imposé a connu des résultats particulièrement médiocres. Le XXe siècle est une succession d’échecs prévisibles. Que ce soit en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, en Union Soviétique, ou au Pakistan et au Bengladesh, ou en Malaisie et à Singapour, ou dans d’innombrables endroits où il y a des divisions ethniques et religieuses qui n’ont pas été résolues à ce jour, les faits nous suggèrent quelque chose d’un peu différent de la légende de fraternité universelle qui est la marque du folklore de gauche.

Il n’y a pas de doute que parmi les nouveaux arrivants certains seront tout à fait convenables, malgré l’absence d’intérêt du gouvernement américain pour favoriser le talent et la compétence. Mais certains ne le seront pas. Les trois grandes vagues de criminalité dans l’histoire américaine – qui ont débuté en 1850, 1900 et 1960 – ont coïncidé avec des périodes d’immigration de masse.

Le crime n’est pas la seule raison qui pousse légitimement les gens à résister à l’immigration de masse. Si quatre millions d’Américains débarquaient à Singapour, la culture et la société de ce pays changeraient à tout jamais. Et non, ce n’est pas vrai que le libéralisme imposerait aux Singapouriens de hausser les épaules et de dire que c’était bien d’avoir leur société tant que cela durait mais que toutes les bonnes choses ont une fin. Personne à Singapour ne souhaiterait cela et dans une société libre ils s’y opposeraient activement.

En d’autres termes, c’est déjà assez pénible d’être pillés, espionnés et bousculés par l’État. Devrions-nous aussi payer pour le privilège de la destruction culturelle, un résultat que l’immense majorité des sujets contribuables de l’État ne veulent pas et qu’ils s’emploieraient activement à éviter s’ils vivaient dans une société libre et étaient autorisés à le faire.

Les cultures mêmes dont, nous dit-on, les immigrés nous enrichissent, n’auraient pu se développer si elles avaient été constamment bombardées de vagues migratoires de gens portant des cultures radicalement différentes. Ainsi l’argument multiculturel n’a tout simplement pas de sens.

Il est impossible de croire que les Etats-Unis ou l’Europe seraient des endroits plus libres après plusieurs décades supplémentaires d’immigration de masse ininterrompue.  Considérant le modèle d’immigration que les Etats-Unis et l’Europe encouragent, le résultat à long terme sera de rendre les groupes favorables à la croissance continue de l’Etat tellement importants qu’il sera pratiquement impossible de les limiter.  Les Libéraux favorables aux frontières ouvertes qui seront alors actifs se gratteront la tête et déclareront ne pas comprendre pourquoi leur promotion de la liberté des marchés a eu si peu de succès. Tous les autres connaîtront la réponse.

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Llewellyn H. Rockwell, a été l’assistant éditorial de Ludwig von Mises et directeur de cabinet du Représentant Ron Paul, il est le créateur et le Président du Mises Institute, l’exécuteur testamentaire de Murray N. Rothbard et l’éditeur de LewRockwell.com. Son dernier livre est : « Contre l’État – un manifeste Anarcho-Capitaliste ».

 

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