Fin 2015, l’Institut Coppet a dirigé la première traduction française de Education: free and compulsory par Murray Rothbard. Elle a été réalisée conjointement par Nathanael Lavaly, Claude Balança et Marius-Joseph Marchetti. Ce petit livre apporte une critique vigoureuse de l’éducation nationalisée telle qu’on la connaît de nos jours, l’accusant d’être inefficace, injuste et tyrannique. Rothbard y défend la liberté de l’éducation, l’instauration d’un marché de l’éducation où écoles privées et éducation à la maison (homeschooling) pourraient enfin se développer. Le livre est sorti en format papier en mars aux éditions de l’Institut Coppet. Fidèle à notre projet de diffuser les idées, nous accompagnerons la version papier d’une version électronique gratuite (pdf, epub, mobi, doc et html)
Nous diffuserons aussi ce petit livre sur notre site, en 12 courtes parties. Dans la troisième, intitulée « La diversité humaine et l’instruction individuelle », Murray Rothbard rappelle que chaque enfant étant unique, aucun plan éducatif ne saurait convenir à tous les enfants en même temps, que par conséquent les classes, suivant un programme uniforme, doivent être remplies d’enfants pour qui le rythme est trop rapide, trop lent, ou qui ne sont pas réceptifs à telle matière, ou à telle autre, ou même qui n’ont aucune disposition pour le savoir intellectuel. Selon l’auteur, un système d’écoles privées autoriserait une spécialisation libre des écoles, permettant d’accueillir au mieux les différents enfants. La perfection resterait toujours, soutient-il, l’instruction par les parents ou par un tuteur. B.M.
Table des matières du livre :
- L’éducation de l’individu
- L’instruction formelle
- La diversité humaine et l’instruction individuelle
- Le parent ou l’État ?
- Les fréquentations de l’enfant
- Éducation obligatoire vs. éducation libre
- La scolarisation obligatoire en Europe
- Le Fascisme, le Nazisme et le Communisme
- L’enseignement obligatoire aux États-Unis
- Arguments pour et contre l’école obligatoire aux États-Unis
- Les objectifs de l’enseignement public : Le Mouvement éducationniste
- L’Instruction progressiste et la situation actuelle
La diversité humaine et l’instruction individuelle
(Murray Rothbard, L’éducation gratuite et obligatoire)
L’une des données les plus importantes à propos de la nature humaine est la grande diversité qu’il existe entre les individus. Bien entendu, il y a certaines caractéristiques globales — physiques et mentales — qui sont communes à tous les êtres humains. [1] Toutefois, plus que dans toute autre espèce, les individus humains sont des êtres distincts et séparés. Non seulement chaque empreinte digitale est unique, mais chaque personnalité est également unique. Chaque personne est unique quant à ses goûts, ses centres d’intérêts, ses facultés et les activités qu’elle choisit d’entreprendre. Les activités animales, routinières et guidées par l’instinct, tendent à être uniformes et semblables. Mais les individus humains, malgré des similarités quant aux fins et aux valeurs, malgré des influences mutuelles, tendent à exprimer la marque unique de leur propre personnalité. L’augmentation de la variété individuelle tend à être à la fois la cause et l’effet du progrès de la civilisation. À mesure que la civilisation se développe, la raison et les goûts d’une personne ont de plus en plus d’opportunités de se développer dans un nombre croissant de domaines. Et de telles opportunités entraînent le perfectionnement de la connaissance et le progrès, qui à leur tour améliorent le degré de civilisation de la société. De plus, la variété des intérêts et des talents des individus permettent l’accroissement de la spécialisation et de la division du travail, sur lesquelles reposent les économies avancées. Comme l’a écrit le révérend George Harris :
« La sauvagerie, c’est l’uniformité. Les distinctions principales sont le sexe, l’âge, la taille et la force. Les sauvages … pensent de la même façon ou ne pensent pas du tout et leur conversation repose sur l’usage de monosyllabes. Il n’y existe pour ainsi dire aucune variété ; il n’y a qu’une masse d’hommes, de femmes et d’enfants. Le stade supérieur suivant, le barbarisme, est marqué par la variété croissante des fonctions. Une certaine division du travail s’est installée, ainsi qu’un certain partage des pensées, une meilleure gouvernance et un plus grand exercice de l’intelligence et des arts. Le stade le plus élevé, la civilisation, manifeste le plus grand degré de spécialisation. Le nombre de fonctions distinctes s’est accru. Les professions mécaniques, commerciales, éducatives, scientifiques, politiques et artistiques se sont multipliées. Si les sociétés primitives se caractérisent par la similitude et l’égalité, les sociétés développées sont marquées par la différence, l’inégalité et la variété. Plus la civilisation décline, plus la monotonie s’installe ; plus elle s’élève, plus la variété se répand. Plus elle décline, plus les personnes se ressemblent ; plus elle s’élève, plus les personnes se distinguent les unes des autres. Il semble que la quête de l’égalité conduise au déclin vers un état de sauvagerie, et qu’à l’inverse la recherche de la variété constitue un progrès vers un degré supérieur de civilisation…
C’est pourquoi, si le progrès est issu de la satisfaction croissante des besoins, il devrait exister encore davantage de variété dans les fonctions et de nouvelles et plus complètes différenciations dans les formations et les carrières. Chaque étape du progrès implique l’addition d’un facteur humain qui, d’une certaine manière, se distingue de tous les facteurs existants. Le progrès de la civilisation … doit donc correspondre à une augmentation de la diversification des individus qui composent la société… Chaque nouvelle invention et chaque nouvel art doit se combiner avec un savoir nouveau et une plus large application des principes moraux. » [2]
Avec le développement de la civilisation et de la diversité individuelle, il y a de moins en moins de place pour l’uniformité et donc de moins en moins d’ « égalité ». Seuls les robots d’une ligne de production ou des brins d’herbe peuvent être considérés comme parfaitement égaux, comme identiques quant à chacun de leurs attributs. Plus le nombre d’attributs que deux organismes ont en commun est faible, moins ils sont « égaux » et plus ils sont inégaux. Les êtres humains civilisés, par conséquent, sont inégaux dans la plupart de leurs traits de personnalité. L’existence de cette inégalité dans les goûts, les capacités et les caractères, n’est pas nécessairement une distinction injuste. Elle reflète simplement le spectre de la diversité humaine.
Il est évident que l’enthousiasme généralisé en faveur de l’égalité est fondamentalement anti-humain. Il tend à réprimer l’épanouissement de la diversité individuelle, de la personnalité individuelle et de la civilisation elle-même ; il est une course accélérée vers l’uniformité des temps sauvages. Étant donné que les capacités et les intérêts sont naturellement divers, toute trajectoire allant dans le sens d’une plus grande égalité dans la majorité ou la totalité des domaines, est une cause de décadence. Une telle orientation s’oppose au développement du talent, du génie, de la variété, et de la capacité de raisonnement. Niant les principes fondamentaux de la vie humaine et du développement humain, le credo de l’égalité et de l’uniformité est un credo de mort et de destruction.
Il existe toutefois certaines situations dans lesquelles l’égalité entre les hommes est judicieuse et bénéfique. Chaque individu devrait pouvoir développer ses facultés et sa personnalité dans le cadre le plus libre possible. Afin d’obtenir ce cadre, il doit être protégé de la violence qui pourrait s’exercer contre lui. La violence ne peut que comprimer et détruire l’activité et le développement humains, et ni la raison ni la créativité ne peuvent fonctionner dans une atmosphère de coercition. Si chaque personne jouit d’une défense égale contre la violence, cette « égalité devant le droit » lui permettra de maximiser le déploiement de ses capacités.
Puisque chaque personne est un individu unique, il est clair que le meilleur modèle d’instruction formelle sera le modèle le plus adapté à ses propres particularités individuelles. Chaque enfant possède une intelligence, des aptitudes et des intérêts différents. Par conséquent, le meilleur choix quant au rythme de l’enseignement, à son organisation, à sa variété, à ses méthodes ainsi qu’au contenu des leçons, différera grandement d’un enfant à l’autre. Tel enfant sera mieux disposé, par ses goûts et ses capacités, à suivre un cours intensif d’arithmétique trois fois par jour, suivi six mois plus tard par un cours similaire de lecture ; tel autre enfant saura étudier plusieurs cours simultanément dans une brève période de temps ; un troisième enfin aura besoin d’une longue période pour apprendre à lire, etc. L’instruction se composant d’étapes formelles et méthodiques, il existe une variété infinie de rythmes et de combinaisons qui peuvent convenir au mieux pour chaque enfant.
Il est donc évident que la meilleure forme d’instruction est l’instruction individuelle. Un cours dans lequel un professeur enseigne à un élève est clairement de loin la meilleure forme de cours. Ce n’est que dans ces conditions que les capacités humaines peuvent se développer au mieux. Il est certain que l’école traditionnelle, avec ses classes où un professeur enseigne à de nombreux élèves, est comparativement un système infiniment plus mauvais. Étant donné que chaque enfant diffère des autres quant à ses goûts et ses capacités, et que le professeur ne peut enseigner qu’une chose à la fois, il est évident que chaque classe doit couler l’enseignement dans un moule uniforme. Quels que soient le rythme, l’organisation ou la variété que le professeur adopte dans sa manière d’enseigner, il fait violence à chaque enfant. Toute scolarisation implique une déformation de chaque enfant pour l’adapter au lit de Procuste de l’uniformité insoutenable.
Dès lors, quel langage devons-nous tenir face aux lois qui imposent la scolarisation obligatoire de chaque enfant ? Ces lois sont généralisées dans le monde occidental. Dans les pays où les écoles privées sont autorisées, elles doivent toutes se conformer aux normes éducatives imposées par l’État. Toujours est-il que l’injustice que représente l’instauration de normes éducatives doit être bien comprise. Certains enfants sont plus simples d’esprit et l’éducation doit leur être inculquée à un rythme plus lent ; les enfants brillants ont besoin d’un rythme soutenu pour développer leurs facultés. De plus, de nombreux enfants montrent d’excellentes aptitudes dans un domaine et se retrouvent mauvais dans un autre. Ils mériteraient certainement d’avoir la permission de s’adonner aux sujets dans lesquels ils sont les meilleurs, et de délaisser ceux où ils peinent. Quelles que soient les normes que l’État impose dans l’éducation, une injustice est commise à l’égard de chaque enfant — à l’égard des plus bêtes qui ne peuvent assimiler aucun enseignement ; à l’égard de ceux qui se montrent capables dans certaines matières et incapables dans d’autres ; à l’égard des enfants brillants qui aimeraient cultiver leur esprit avec des leçons plus avancées, et qui doivent attendre que leurs camarades les moins avancés aient rattrapé le wagon. De la même manière, quel que soit le rythme que le professeur adopte dans la classe, il commet une injustice à l’égard de presque tous ses élèves — à l’égard des élèves idiots qui ne peuvent pas suivre, et à l’égard des élèves brillants qui y perdent leur intérêt et les chances précieuses qu’ils avaient de développer au maximum leurs capacités.
Assurément, la plus grande des injustices est l’interdiction qu’ont les parents d’instruire leurs propres enfants. L’instruction parentale est conforme à l’arrangement idéal. Il s’agit, tout d’abord, d’une instruction individualisée, où le professeur s’occupe directement d’un enfant unique et s’adapte à ses capacités et à ses intérêts. En second lieu, qui mieux que les parents peut connaître les capacités et la personnalité d’un enfant ? Par leur vie quotidienne en commun avec l’enfant, et par leur amour pour lui, les parents sont les plus qualifiés pour lui donner l’instruction formelle nécessaire. L’enfant reçoit ainsi l’attention individuelle qui correspond à sa propre personnalité. Personne n’est plus qualifié que le parent pour savoir combien ou à quel rythme il faut enseigner à l’enfant, quelle dose de liberté ou d’accompagnement il a besoin, etc.
Presque tous les parents sont à même d’instruire leurs enfants, en particulier pour les matières élémentaires. Ceux qui manquent de qualifications dans ces matières peuvent embaucher des tuteurs individuels. Ces tuteurs peuvent également être employés dans les cas où les parents n’ont pas suffisamment de temps disponible pour se charger eux-mêmes de l’instruction formelle de leurs enfants. Les parents sauront mieux que quiconque s’il est souhaitable qu’ils instruisent eux-mêmes leur enfant, ou, dans le cas contraire, quel tuteur serait le mieux à même de le faire à leur place. Les parents peuvent mesurer les progrès de l’enfant, les effets quotidiens de l’instruction du tuteur, etc.
En complément de l’instruction parentale et des cours particuliers, les parents peuvent envoyer leurs enfants dans des écoles privées. Cette alternative, toutefois, n’est pas aussi satisfaisante, à cause de la nécessaire absence de toute instruction individuelle et de tout rythme individuel d’apprentissage. Les classes sont remplies d’enfants, et tant la durée des cours que leur niveau sont fixés. Le seul argument qui fasse préférer les écoles à l’instruction individuelle est d’ordre économique : le prix des cours particuliers est prohibitif pour la plupart des parents. En conséquence, ils se doivent d’adopter la seule alternative possible, l’instruction de masse, où un professeur enseigne à de nombreux enfants simultanément. Il est clair que ces écoles privées représentent une solution inférieure à l’instruction individuelle. Quel que soit le rythme que le professeur adopte, une injustice est commise envers une majorité d’enfants. Lorsque l’État impose certains « critères » aux écoles privées, un crime bien plus grand est commis à l’encontre des enfants. Car si le choix éducatif est entièrement libre et débarrassé de toute coercition étatique, les parents, qui connaissent et aiment leur enfant plus que quiconque, seront en mesure de sélectionner le meilleur mode d’instruction qu’ils peuvent se permettre de payer. S’ils embauchent un tuteur privé, ils choisiront le plus compétent pour enseigner à leur enfant. S’ils peuvent choisir n’importe quel type d’école privée, ils choisiront la plus adaptée à leur enfant. L’avantage d’un développement illimité des écoles privées est qu’il se constituera dans le marché libre un type différent d’établissement scolaire pour chaque type de demande. Certaines écoles seront faites pour accueillir spécialement les enfants brillants, d’autres pour les enfants moyens, et d’autres encore pour les plus médiocres ; certaines sélectionneront les enfants montrant un large éventail d’aptitudes variées, d’autres qui tireraient profit à se spécialiser, etc. Mais si l’État décrète, par exemple, qu’il sera interdit pour une école de ne pas enseigner l’arithmétique, cela voudra dire que ces enfants qui peuvent être brillants dans d’autres domaines mais n’ont que peu ou pas d’aptitude pour l’arithmétique devront être les victimes d’une souffrance inutile. La décision de l’État d’imposer des règles uniformes constitue une grave violation à la diversité des goûts et des talents humains.
Les lois sur la scolarisation obligatoire édictées par l’État ne se limitent pas à réprimer le développement d’écoles privées spécialisées et en partie individualisées, répondant aux besoins des différents types d’enfants. Elles empêchent l’éducation de l’enfant par les personnes qui, sous de nombreux rapports, sont les mieux qualifiés — ses parents. Ces lois contraignent également les enfants qui montrent peu ou aucune aptitude pour l’instruction à aller à l’école. Il s’avère que parmi la variété des capacités humaines il existe un grand nombre d’enfants aux dispositions intellectuelles inférieures à la normale, qui ne sont pas réceptifs à l’instruction et dont les capacités de raisonnement sont assez faibles. Forcer ces enfants à la scolarisation, comme le fait l’État presque partout, est un crime commis envers leur nature. Dénués de la capacité d’assimiler des connaissances ordonnées, ils doivent rester assis et souffrir pendant que les autres apprennent ; tandis que les élèves brillants et moyens sont contraints de freiner leur apprentissage pendant que ces élèves sont mis sous pression pour digérer l’enseignement dispensé. Dans tous les cas, l’instruction n’a à peu près aucun effet sur ces enfants, qui gaspillent de nombreuses heures de leur vie à cause d’un simple décret étatique. Si ces heures étaient plutôt utilisées pour développer une expérience simple et directe, ils seraient sans aucun doute des enfants puis des adultes plus équilibrés. Mais les parquer dans une école pour les former pendant une décennie de leur vie et les forcer à assister à des cours pour lesquels ils ne montrent ni intérêt ni capacité, c’est altérer complètement leur personnalité.
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[1] Pour des ressources complémentaires sur les sujets de l’individualité et de la psychologie biologiques, voir Roger J. Williams, Free and Unequal (1953), et Biochemical Individuality (1956) ; Gordon W. Allport, Becoming (1955) ; et Abraham H. Maslow, Toward a Psychology of Being (1962).
[2] George Harris, Inequality and Progress (Boston: Houghton, Mifflin, 1898), pp.74-75, 88 et passim.