Introduction par Jérôme Perrier*, chargé du pôle Recherche au sein de l’Institut Coppet
Frédéric Passy (1822-1912)
Frédéric Passy (1822-1912) est un économiste et homme politique français, grande figure du libéralisme de son temps, ainsi qu’un ardent pacifiste qui recevra le prix Nobel de la paix en 1901 (avec Henri Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge internationale). Neveu d’Hippolyte Passy (1793-1880), un homme politique de la monarchie de Juillet et de la IIe République, Frédéric Passy entre au Conseil d’Etat à l’âge de 22 ans, avant d’abandonner trois ans plus tard la carrière de haut fonctionnaire pour se consacrer à l’étude systématique de l’économie politique (suivant en cela les traces de son père). Membre de la Société d’économie politique dès 1855, il publie ensuite divers ouvrages sur le sujet, parmi lesquels : Mélanges économiques (1857) ; De la Propriété intellectuelle (1859) ; Leçons d’économie politique (1861) ; Malthus et sa doctrine (1868) ; Histoire du Travail (1873) ; Sophismes et Truismes (1910). En 1877, il est élu à l’Académie des sciences morales et politiques (comme son père, qui avait occupé le fauteuil de Talleyrand en 1838, dans la section « Economie politique »). Tout au long de sa vie, Frédéric Passy enseigne inlassablement l’économie auprès de publics très variés (entre 1860 et 1902, il donne ainsi des cours et des conférences d’économie politique successivement à Montpellier, Bordeaux, Nice, à l’Association philotechnique de Paris, mais aussi aux écoles primaires de la Seine et de la Seine-et-Oise, au collège Chaptal, et à l’Ecole des hautes études commerciales !), ce qui explique son perpétuel intérêt pour la pédagogie, dont témoignent parfaitement plusieurs de ses ouvrages de vulgarisation, comme Vérités et Paradoxes (1894), Les Causeries d’un grand-père (1905), ou encore La Vie économique : questions essentielles (1910) – dont est tiré l’extrait que nous publions et commentons ici. Outre ses activités d’enseignement et de vulgarisation de l’économie politique, Frédéric Passy collabore aussi à de nombreux journaux d’inspiration libérale, à commencer par le Journal des Economistes, « Bible » des économistes libéraux durant plus d’un siècle, et dans lequel Frédéric Passy écrit dès 1854.
Mais la liberté économique n’est pas son seul combat. Favorable à l’émancipation des femmes et hostile à la peine de mort, Frédéric Passy était aussi un ardent pacifiste. Comme nombre de libéraux, c’est d’ailleurs l’approche économique qui l’a conduit au combat pour la paix. Il est en effet intimement convaincu que le commerce est indispensable à la paix entre les nations, et que réciproquement, son essor suppose le scrupuleux respect du droit international, de la sécurité des échanges et des investissements. En 1867, Frédéric Passy fonde la Ligue internationale et permanente de la paix, qui ne résiste toutefois pas à la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Loin d’être découragé, Passy la réorganise dès l’année suivante, sous le titre de Société française des amis de la paix, qui donnera naissance en 1889 à la Société française pour l’arbitrage entre nations (préfiguration de la SDN et de l’ONU).
Comme son père, Frédéric Passy s’engage aussi activement dans la vie politique. Issu d’une famille orléaniste, il se rallie à la IIIe République, et se fait élire député de la Seine de 1881 à 1889 (date à laquelle il est battu). Comme d’autres libéraux engagés dans une carrière parlementaire (on pense à quelqu’un comme Yves Guyot, avec lequel il partage divers combats, comme la défense d’un libéralisme économique intransigeant, mais aussi la promotion des droits des femmes ou la défense de la paix), Frédéric Passy siège à gauche – dans les rangs de l’Union démocratique puis de l’Union républicaine – et tente de faire de la tribune de la Chambre des députés le prolongement des combats de toute sa vie. C’est ainsi par exemple qu’il combat aussi bien la politique protectionniste de Méline que la politique coloniale de Jules ferry. Il défend aussi un projet de désarmement et une résolution en faveur d’un arbitrage international des conflits. Frédéric Passy se veut d’abord un esprit libre, ce dont témoigne cette citation de lui : « Je supplie surtout mes amis de ne m’enrôler ni en politique, ni en science, ni en religion, ni dans aucun parti, secte ou école. Je suis dans la liberté de mon faible jugement et je ne hais rien tant que cette étroitesse d’esprit et cette sécheresse d’âme qui nous empêchent de travailler ensemble ».
Mais pour bien comprendre le texte que nous publions ci-dessous, il ne suffit pas de revenir sur le parcours de son auteur. Il faut aussi tenter de retracer brièvement le contexte dans lequel se déroule le débat qu’il aborde (celui des droits de succession) et l’adversaire auquel il s’adresse (les solidaristes).
Solidarisme et fiscalité.
Le début du XXe siècle est le moment où en Europe et aux Etats-Unis la justification de l’impôt connaît une véritable révolution intellectuelle[1]. Jusque-là en effet, la fiscalité était essentiellement conçue comme une contribution que chaque citoyen devait verser pour contribuer au financement des dépenses engendrées par les missions régaliennes – donc inévitables – de l’Etat, comme la sécurité (intérieure et extérieure) et la justice. Dès lors, il paraissait normal que chacun participe à l’entretien de la puissance publique en proportion de ses revenus, et l’impôt était ainsi pensé dans un cadre intellectuel qui était celui de l’échange. En effet, l’impôt n’était guère différent d’un échange marchand (à ceci près qu’on ne pouvait choisir son prestataire de services ni décider de s’en passer) : il s’agissait pour le citoyen du prix à payer pour recevoir en échange un service indispensable à la garantie de ses propres droits. Dans un tel cadre intellectuel, la proportionnalité de l’impôt semblait donc aller de soi, selon une logique qui n’était pas très éloignée de la logique assurantielle. En effet, le riche avait de nombreux biens à garantir et sécuriser, et il n’était donc pas anormal que sa contribution au financement de ce grand agent de sécurité qu’est l’Etat régalien-garant du respect de l’état de droit, fût proportionnelle à la valeur des biens à protéger.
Au tournant du siècle, cette justification de l’impôt connaît une mutation fondamentale, et la pensée dite « solidariste » va se trouver au cœur de cette transformation du sens et des fonctions de la fiscalité. En effet, la mise en exergue de l’interdépendance des individus et de leur nature sociale va faire que l’impôt ne sera désormais plus conçu comme un échange de services, mais bien plutôt comme le résultat d’une dette contractée par l’individu à l’égard de l’ensemble de la société. Cette révolution (au sens originel de renversement) dans la façon de justifier l’impôt s’accompagne dès lors chez les promoteurs de la nouvelle fiscalité « solidaire » de la substitution de la progressivité à celle de la proportionnalité : il leur apparaît en effet légitime que le taux de l’impôt augmente avec l’aisance des individus, dans la mesure il est indispensable à leurs yeux de tenir compte de l’inégalité de sacrifices que représente, pour les riches et les pauvres, le fait de devoir se séparer d’une certaine fraction de leur revenu. Cette querelle de la proportionnalité, avant de s’appliquer à l’impôt sur le revenu, va d’abord susciter le débat à propos de la fiscalité sur les successions, comme nous allons le voir. Mais au préalable, il convient de rappeler en quelques mots, ce que fut exactement le mouvement solidariste au tournant du siècle et quels furent ses liens avec les vifs débats sur la fiscalité.
C’est durant les années 1890, qu’un homme politique de grande envergure (puisqu’il fut président du Conseil entre novembre 1895 et avril 1896), le radical Léon Bourgeois, développe une nouvelle doctrine sociale qui entend représenter une sorte de troisième voie, entre l’individualisme libéral et le socialisme collectiviste. En 1896, quelques mois après avoir quitté la tête du gouvernement, Bourgeois publie un ouvrage intitulé Solidarité, dans lequel il entend montrer que non seulement « l’individu isolé n’existe pas », mais qu’il a une dette envers ses contemporains – qui font société avec lui – mais aussi envers les générations précédentes et les générations futures – qui font nation avec lui, si j’ose dire. Les réflexions de Léon Bourgeois doivent beaucoup à la sociologie de Durkheim, mais aussi aux travaux scientifiques de Pasteur sur la contagion microbienne. Toutes ces influences convergent en effet pour étayer cette conviction de Bourgeois et des solidaristes (ce courant philosophique comprendra d’autres figures de proue comme Alfred Fouillée ou Célestin Bouglè) qu’à rebours des « robinsonnades » supposées être véhiculées par les libéraux orthodoxes, l’individu, né en société, ne pourrait s’épanouir que grâce aux ressources collectives (tant intellectuelles que matérielles) que la société met à sa disposition. Ce à quoi Frédéric Passy répondra, dans le texte que nous publions ci-dessous, que si l’individu doit beaucoup à la société, l’inverse est tout aussi vrai, puisque l’ensemble des individus qui constituent ladite société profitent pleinement des apports éminents de certains de ses membres.
Mais c’est évidemment sur la question fiscale que le débat s’engage avec le plus de virulence. D’autant que les solidaristes considèrent que la propriété purement individuelle n’existe pas. Pour eux en effet, toute propriété a – en partie – une origine sociale, si bien que les prélèvements fiscaux effectués par l’Etat, au nom de la collectivité, sur les revenus et les patrimoines des membres de ladite collectivité ne sont pas des ponctions effectuées sur le travail et les biens des individus, mais une juste rétribution des services offerts à ces mêmes individus par la Société. On conçoit aisément que dans une telle philosophie le principe de la progressivité de l’impôt n’ait aucun mal à s’imposer, y compris pour l’imposition des successions, puisque cette dernière est justifiée au nom de la solidarité entre les générations.
L’impôt sur les successions au début du XXe siècle.
Avant de déchaîner les passions à l’occasion de l’instauration de l’impôt sur le revenu, la question de la progressivité a d’abord été soulevée à propos de la réforme des droits de succession dans les années 1890. En effet, au milieu de cette décennie – et alors qu’un projet identique est proposé au Royaume Uni par le Chancelier de l’Echiquier, William Harcourt –, le jeune ministre des Finances Raymond Poincaré (promis, comme chacun sait, à un brillant avenir), entend introduire de la progressivité dans les droits de succession afin de faire contribuer davantage la richesse héritée par rapport à la richesse acquise par le travail (puisque dans son esprit la réforme qu’il propose ne saurait être étendue à un quelconque impôt sur le revenu). Poincaré n’hésite pas non plus alors à citer l’économiste et philosophe libéral britannique John Stuart Mill, qui admettait – à la fin de sa vie – la légitimité de la progressivité pour le seul cas des droits de succession. Rappelons qu’en 1894, au moment où est présentée cette reforme, le taux moyen du prélèvement sur les successions est en France de 3,28% seulement, et qu’elle s’applique à environ un million de mutations chaque année (pour rapporter à l’Etat un montant total de 210 millions de francs). Ce projet, que Poincaré juge parfaitement anodin, n’en déclenche pas moins un vaste débat dans le pays. Un débat qui porte sur la légitimité même de la notion de progressivité, que d’aucuns jugent devoir inéluctablement être étendue sous peu à l’impôt sur le revenu si le principe en est seulement accepté. Pour les libéraux en effet, cette loi ne fait qu’ouvrir la boîte de Pandore, et c’est ce qui explique la levée de boucliers qu’elle suscite dans leurs rangs (et dont le texte de Frédéric Passy et un écho). Finalement, en novembre 1895 (alors même que le solidariste Léon Bourgeois est à la tête du gouvernement), le projet de loi sur les successions est voté par la Chambre des députés à très une large majorité (397 voix contre 123), même si c’est après de longs et vifs débats. Ce texte prévoit l’introduction de droits progressifs variant de 1 à 4% sur les successions en ligne directe. Mais peu de temps après le Sénat bloque la loi, ce qui sous la IIIe République signifie son enterrement. Ce n’est en effet que sept ans plus tard, en février 1901, que l’ensemble du projet – incluant la progressivité – est voté. Dès lors, des droits frappent les successions en ligne directe à hauteur de 1 à 5% et les successions entre non-parents à hauteur de 15 à 20,5%.
Tel est le contexte qui permet de mieux comprendre le texte suivant de Frédéric Passy, parfaitement emblématique de la position des libéraux les plus intransigeants sur ces questions.
*Jérôme Perrier
Ancien élève de l’ENS de Fontenay-St-Cloud
Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’IEP de Paris
Chargé de conférences à Sciences Po Paris
Frédéric Passy, La vie économique. Questions essentielles, Paris, Larousse, 1910, p. 110-115 : « La solidarité » :
« On parle beaucoup, aujourd’hui, de solidarité, et l’on n’a pas tort. Mais on se trompe peut-être quand on s’imagine avoir annoncé au monde une vérité nouvelle en lui rappelant que nous ne sommes pas indépendants les uns des autres, et que l’intérêt, comme le devoir, nous commande l’union, la justice et la bienveillance. Nos pères de 1789 avaient inscrit la Fraternité dans leur devise, et longtemps avant eux elle avait été proclamée par la philosophie et par la religion. Nous sommes les membres d’un grand corps : Membra sumus corporis magni, avait dit le païen Sénèque, et saint Paul, dans ce qu’on pourrait appeler ses mandements, avait écrit : « Le pied n’est pas l’œil, et l’œil n’est pas le pied ; mais tous deux sont du corps, et ce qui nuit à l’un nuit à l’autre. Vous êtes tous frères ». Le même saint Paul, à une autre page, nous avait rappelé non moins énergiquement notre dépendance mutuelle et notre dette à l’égard de nos semblables, connus ou inconnus. « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » Qu’as-tu, en d’autres termes, dont tu ne doives compte ?
C’est l’idée dont se sont inspirés les chefs contemporains de l’école solidariste, et en particulier le plus populaire et le plus distingué de tous, M. Léon Bourgeois, qui l’a exagérée et (qu’il me permette de le dire respectueusement) défigurée, en prétendant faire d’une obligation morale qui s’impose à notre conscience une prescription civile, formulée en créances légales sur chacun de nous. La société, nous dit-il, par les idées, les connaissances, les ressources qu’elle a mises à votre disposition, par la protection qu’elle vous a assurée, a participé à vos travaux, et vous lui devez une part très considérable de vos succès. Elle est fondée à vous considérer comme son débiteur et à vous présenter sa créance. Elle le fera, entre autres, en prélevant, à votre mort, sur l’actif qu’elle vous permet de laisser à vos successeurs, une quote-part représentative de l’assistance qu’elle vous a fournie ; et vos héritiers seraient mal venus à s’en plaindre, car ce qui leur restera, après ce prélèvement, sera encore, pour eux, tout bénéfice.
Je remarque d’abord, ou je rappelle, que les héritiers, dans beaucoup de cas, ont été plus ou moins les artisans de la fortune de leurs auteurs, et que, lorsqu’ils n’y ont pas travaillé effectivement, c’est pour eux et à cause d’eux qu’avaient travaillé leurs ascendants ; en sorte que, frustrer ceux-ci de la satisfaction de transmettre à qui bon leur semble le fruit de leurs sueurs et de leurs privations, c’est les atteindre eux-mêmes et les décourager dans leur laborieuse carrière. D’où un préjudice pour la société, qui, en déshéritant ses membres individuellement, se déshérite elle-même. Car, s’il est vrai que chacun de nous, dans ce qu’il est et ce qu’il peut, doit beaucoup à la société, c’est à dire à l’ensemble des contemporains et de ses prédécesseurs, jusqu’aux plus anciens, aux plus ignorés, et aux plus humbles, il n’est pas moins vrai que tout ce que la société est, sait, peut et possède, elle le doit à ses membres. S’il y a dette et créance, donc, elle est réciproque. Et qui sera capable d’en faire le compte ? Qui osera dire à un Jacquart, à un James Watt, à un Stephenson, à un Fulton, à un Pasteur ou à un Berthelot, quand bien même il aurait de ses découvertes ou de ses inventions tiré des profits immenses, qu’il est débiteur de son siècle et de son pays, et qu’il lui faut rendre gorge en la personne de ses enfants ?
Ne vaut-il pas mieux, vraiment, en respectant les intentions des uns et des autres, laisser la part de la société et de ses membres se régler d’elle-même, par le libre jeu des transactions ? Stephenson, enrichi par ses grandes inventions, laisse à son fils Robert, devenu le plus grand ingénieur de l’Angleterre, une fortune dont il lui a montré à faire un noble emploi ; c’est tant mieux pour ce fils. Mais l’Angleterre, l’Europe et le monde, à perpétuité, jouissent et jouiront des inventions de son père, et, comme l’avait annoncé celui-ci, en appelant la voie ferrée « le grand chemin des peuples et des rois », il n’est pas un ouvrier qui, en prenant le train pour se rendre à son travail au lieu d’y aller péniblement à pied, ne fasse une économie de peine et, souvent, d’argent.
Est-il vrai d’ailleurs que, pour les services qu’ils reçoivent de la société, ses membres n’aient rien payé et lui restent indéfiniment redevables ? S’ils vivent par elle en partie au moins, n’est-ce pas par eux, et par eux seuls, qu’elle vit, et pourrait-elle subsister dans leur contribution (le mot est expressif) à son existence ? Ce n’est pas exagérer que de dire que cette contribution, de nature ou d’autre, dans le cours d’une vie moyenne, représente plusieurs fois la totalité de la fortune possédée à la fin de cette vie.
Il est trop facile enfin de prendre son parti des charges supportées par les héritiers, voire de l’expropriation partielle dont on les menace, sous prétexte de reprise. N’y eut-il, sans parler du retranchement de capital, que la nécessité d’acquitter, dans un délai de quelques mois, des frais et des droits de succession, pour lesquels on manque de ressources, c’est souvent la gêne, la ruine même.
On n’a pas, même quand on est à l’aise, la somme, toujours relativement grosse, qu’il s’agit de débourser, le dixième du capital reçu ou davantage. Ce qu’on reçoit est en terres, en maisons, en parts d’une usine ou d’un commerce, toutes choses qui ne se réalisent pas sans pertes considérables, ou ne se réalisent pas du tout. Il faut ou vendre dans les pires conditions, ou emprunter à un taux exorbitant, et c’est la ruine. Un exemple, qui montre bien les inconvénients de ces charges inattendues qui grèvent les successions et écrasent les héritiers. Ce sont les articles 829 et suivants, relatifs au rapport, qui sont ici en cause.
Un homme riche, ou d’une belle fortune au moins, marie sa fille, et, pour la bien marier, lui donne une dot élevée. Son gendre, industriel ou négociant, met la dot dans ses affaires, augmente son usine ou agrandit ses magasins et se charge d’un loyer plus lourd. Le père meurt ; il faut rapporter à la succession ; mais on est à une époque de crise (c’était, dans le cas auquel je pense, au lendemain de la Révolution de 1848). Le malheureux est exproprié, et le beau-père, pour avoir voulu faire à sa fille un mariage avantageux, se trouve l’avoir ruinée. Telles sont, hélas ! les répercussions imprévues des événements, et les désastres que, par leurs contrecoups, peuvent entraîner les charges jugées à tort insignifiantes ou légères.
La société, en somme, n’est pas, comme le prétendait le Roi au nom de ce qu’il appelait son « domaine éminent » ou son « droit régalien », propriétaire ou copropriétaire de la fortune des citoyens. Elle n’a à prétendre sur cette fortune qu’au remboursement de ses frais de protection des personnes et des biens. Elle peut, quand cela est nécessaire, lever sur les revenus des taxes calculées au plus bas prix et perçues avec le moins de gênes possibles. Elle n’a aucun titre à s’attribuer, sur ce fruit des activités individuelles, une part, qui serait bientôt, par un trop facile entraînement, la part du lion, et qui, en décourageant le travail et en entamant le capital, tarirait, avec la prospérité publique, la source de ses revenus. Qu’elle se souvienne de la poule aux œufs d’or ! »
[1] Sur ces questions, voir Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2011.
A lire, aux éditions de l’Institut Coppet :
Benoît Malbranque & Me Nguyen – Frédéric Passy (biographie)
Laisser un commentaire