Entretien avec Drieu Godefridi, par Grégoire Canlorbe

Drieu GodefridiDrieu Godefridi est un auteur libéral belge, fondateur de l’Institut Hayek à Bruxelles.

Docteur en philosophie (Paris IV-Sorbonne), il est titulaire de masters en droit et philosophie (UCL) et d’un DEA en droit fiscal (ULB). Comme président de l’Institut Hayek, il a publié régulièrement des articles dans la presse francophone et dans la presse anglo-saxonne. Il est actuellement à la tête d’une entreprise européenne qu’il a créée il y a dix ans.

En 2006, il tient pendant quelques semaines une chronique dans le journal de gauche Le Journal du mardi. Sa chronique s’arrête quand le journal le somme d’aménager sa sixième chronique, qui s’en prend aux vaches sacrées de la gauche et compare Fidel Castro et Augusto Pinochet. Il refuse et quitte alors le journal.

C’est également un intervenant régulier dans les médias sur la thématique du réchauffement climatique.

Libéral classique, il est très critique de ce qu’il dénomme l’« utopie libertarienne ». Il juge que « la prétention à dériver la totalité du droit, de la morale, pourquoi pas de la politique étrangère ? du seul axiome de non-agression » est de la « naïveté » de la part des libertariens.

Il a quitté la présidence de l’Institut Hayek en 2007, pour se consacrer à sa thèse de philosophie, soutenue avec succès depuis. Vincent Bénard l’a remplacé à la direction du think tank, jusqu’à sa dissolution en 2011.

Drieu Godefridi a publié des ouvrages sur le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC), l’augmentation de la réalité par l’adjonction de continents virtuels, le droit public belge, la réussite d’études supérieures, et la théorie du genre.

Grégoire Canlorbe, un journaliste, vit actuellement à Paris. Il a mené diverses interviews pour des journaux tels que la revue scientifique Man and the Economy, fondée par le lauréat du Prix Nobel d’économie Ronald Coase, et des think-tanks tels que Mises Institute et Gatestone Institute.

Grégoire Canlorbe : Il n’y a pas vraiment de consensus sur la définition du libéralisme, et ce, aussi bien chez ses partisans que chez ses détracteurs. Dans un article de la fin des années 2000, vous décrivez la philosophie libérale comme un « un puissant courant de pensée, remontant à Aristote et son concept de souveraineté de la loi, dont les branches politique et économique fondent notre modernité libre et démocratique. » J’aimerais vous entendre expliciter ce point de vue. Pourquoi choisir Aristote comme père fondateur ? A quoi reconnaît-on l’influence d’Aristote et de son concept de « la loi souveraine » sur des figures telles que John Locke, Adam Smith et plus proche de nous Friedrich A. von Hayek ?

Drieu Godefridi : La généalogie d’une théorie, d’un courant de pensée, recèle toujours une part de subjectivité. Vous avez raison, pourquoi Aristote et pas un autre ? J’ai choisi Aristote, probablement le philosophe le plus influent de l’histoire des idées, en raison de la modernité de son concept de droit. On ne peut qu’être ébloui, quand on lit ses Politiques, dans la traduction que leur a donnée Pierre Pellegrin, par l’actualité de son concept de droit (du neuf chez les Anciens !, selon la formule de Alain Boyer, pour relativiser la distinction des Anciens et des Modernes). Tous les éléments du règne de la loi au sens le plus contemporain de l’expression s’y trouvent réunis, de la généralité des normes à l’exigence de garanties institutionnelles. Hayek lui a rendu cet hommage, dans une conférence prononcée, si ma mémoire est exacte, à la Banque nationale d’Égypte, ensuite reprise dans la Constitution de la liberté. Le concept de règne du droit que propose Locke dans son second traité du gouvernement civil, par opposition au caprice (whim) du souverain, est également d’une pureté toute aristotélicienne. Ce qui unit ces auteurs, et fait l’unité du concept de règne du droit (rule of law, Rechtsstaat, etc.), est la volonté de soustraire l’individu à l’arbitraire du pouvoir.

Grégoire Canlorbe : Dans quelles circonstances et pour quelles raisons avez-vous finalement rejoint les rangs de « ce puissant courant de pensée » qu’est le libéralisme ? Fut-ce à la fac ou avez-vous découvert le libéralisme en autodidacte ?

Drieu Godefridi : Là encore, une telle généalogie, cette fois au sens nietzschéen de la recherche de l’état d’esprit ayant présidé à l’adhésion à un courant d’idées, n’est pas commode, surtout appliquée à soi-même. Adolescent, j’avais chipé un ouvrage de Guy Sorman dans la bibliothèque de mon grand-père paternel. Cet ouvrage m’avait suffisamment intéressé pour que je lise ensuite, du même auteur, Les vrais penseurs de notre temps. Parmi ces penseurs, Popper, dont je lus La logique de la découverte scientifique. En parallèle, je découvrais les idées de Friedrich Hayek, via les essais de Henri Lepage. Je fus épaté par la puissance, la cohérence et l’originalité radicale, de l’œuvre de Hayek. Sans doute est-ce de cette façon que je suis devenu libéral. S’y ajoute la séduction qu’ont toujours exercée sur moi les idées de responsabilité, d’entreprise, d’individualité, des sanctuaires de l’esprit, de l’âme comme inexpugnable citadelle au sens stoïcien, en somme la conception de l’existence célébrée par Ayn Rand.

Grégoire Canlorbe : Vous avez fondé et dirigé l’Institut Hayek : je suppute que cet auteur a eu une place privilégiée dans votre parcours intellectuel, pourriez-vous en toucher quelques mots ?

Drieu Godefridi : L’un de mes professeurs de philosophie à l’université de Louvain nous avait expliqué qu’il était important de connaître à fond un premier auteur, plutôt que de papillonner dans l’histoire des idées, de façon à situer chacune de nos lectures par relation avec cet auteur. Hayek aura été, pour moi, cette référence structurante.

Grégoire Canlorbe : Manifestement soucieux de ne pas vous rallier aveuglément à la philosophie libérale et de faire preuve de lucidité envers les limites de ce courant de pensée, vous n’hésitez pas à fustiger « la caricature idéologique » du libéralisme opérée depuis une vingtaine d’années par la plupart des auteurs qui se veulent « les dépositaires de ce puissant courant de pensée ».

Votre critique porte notamment sur une analyse à votre sens trop partiale des causes de la crise de 2008 : faisant de l’État la cause essentielle du marasme financier et économique et dédouanant les acteurs privés de toute responsabilité. Pourriez-vous revenir sur ce reproche de partialité ? Si vous deviez synthétiser votre propre point de vue sur la crise de 2008, quels éléments d’explication évoqueriez-vous ? Quelle est à vos yeux la part de responsabilité effective des banquiers ?

Drieu Godefridi : Lorsque survint la crise de 2008, de nombreux amis libéraux se donnèrent pour ambition de retracer la responsabilité de l’État dans la naissance et le développement de cette calamité (ou d’analyser la crise « du point de vue libéral », ce qui revient au même). Cette démarche intellectuelle me semblait aussi peu éclairante que celle des étatistes qui virent d’emblée dans cette déflagration la preuve ultime de la corruption et de la faillite de l’économie de marché, sans avoir fait l’effort préalable d’en comprendre les mécanismes, pourtant complexes. Il me semblait qu’il fallait plutôt envisager cette crise de système comme une opportunité intellectuelle, en cela qu’elle dévoilait à la fois l’impensé majeur du libéralisme au XXe siècle – la finance – et la remarquable inefficacité de la réglementation financière au sens étatiste – quel secteur, en 2008, était plus régulé que la finance ?

A mon point de vue, l’élément moteur de la crise de 2008 est l’existence d’entreprises too big to fail, trop grandes et trop interconnectées pour qu’on puisse les laisser faillir sans mettre en péril l’ensemble du système financier, donc économique. De telles institutions, en cela qu’elles bénéficient de la garantie implicite de l’État, sont des anomalies économiques qui privatisent les gains et collectivisent les pertes. Or, vu les montants en cause, ces anomalies ne sont pas à la marge, elles sont des trous noirs qui menacent constamment, du seul fait de leur existence, d’absorber tout ce qui les entoure. Aucun libéral cohérent ne peut tolérer l’existence de telles anomalies. La vraie question est double : comment éviter l’avènement de tels monstres, comment « traiter » ceux qui dominent actuellement la scène financière. J’observe que, depuis 2008, la plupart des institutions too big to fail, loin de réduire leur périmètre, n’ont cessé de croître. Ma position est que ces anomalies devraient être démantelées avant que ne s’envole le prochain « cygne noir » économique ou financier.

Grégoire Canlorbe : Un reproche plus général que vous adressez au libéralisme actuel est son incapacité à penser l’imbrication de l’économie de marché et de l’État. « La réalité, écrivez-vous, offre l’image d’une intervention substantielle des pouvoirs publics dans de nombreux domaines, sur tous les continents, et dans tous les pays (à l’exception peut-être de la Somalie); la mondialisation est celle d’une économie universellement mixte. »

A cet égard, il n’est pas sérieux, si on vous suit, de « se féliciter des progrès phénoménaux que l’humanité doit à l’économie de marché depuis deux siècles, et de vouer dans le même temps aux gémonies cet État dont la présence fut, de l’aveu même des idéologues libéraux, massive tout le long. »

Par ces propos, entendez-vous mettre en cause l’idée de l’autorégulation des marchés, ce qu’on appelle parfois « la main invisible » ; et dénoncer la présomption fatale selon laquelle les marchés pourraient, fût-ce en théorie, se passer tout à fait de l’État, i.e. fonctionner de façon optimale sans requérir de régulation économique opérée par le pouvoir politique ?

Drieu Godefridi : Le fait de célébrer une réalité – la mondialisation – en occultant un aspect important de cette réalité – l’omniprésence des États, ne serait-ce que négociant les traités de libre-échange – n’est pas éclairant. Quelle serait la réalité du commerce international en Asie du Sud-Est, sans la présence dissuasive de la flotte américaine ? Peut-on envisager les succès à l’exportation d’Airbus, EADS, et de la plupart des fleurons de l’entreprise française, comme purement « privés » ? Le rôle d’un intellectuel contemporain est de penser, fût-ce de façon normative, l’articulation du privé et du public, de l’entreprise et de l’État, pas de briser la réalité pour en sertir les éclats les plus brillants dans la couronne d’une idéologie.

Grégoire Canlorbe : Un argument récurrent des partisans d’une certaine forme modérée et critique de libéralisme consiste à dénoncer les effets pervers engendrés (de leur point de vue) par le libre échange intégral et à défendre sur cette base l’idée que seul un libéralisme doctrinaire et victime de cécité idéologique peut s’opposer à toute mesure protectionniste et prendre le parti d’un libre échange illimité.

Maurice Allais, représentant éminent de cette vision des choses, s’est fait l’avocat d’un « protectionnisme modéré et raisonnable » (appliqué au niveau européen), en arguant que les mesures protectionnistes pouvaient à moyen terme permettre le développement d’avantages comparatifs dans le commerce international. Mais « une libéralisation totale des échanges et des mouvements de capitaux n’est souhaitable » pour éviter le chômage et la pauvreté « que dans le cadre d’ensembles régionaux groupant des pays économiquement et politiquement associés et de développement économique et social comparable ». Ainsi convient-il, selon Allais, d’amender le libéralisme actuel, qu’il qualifie de « doctrine libre-échangiste » ; et de promouvoir un libéralisme modéré, critique et sensé, qui prenne la défense d’un certain protectionnisme. Soutiendrez-vous comme Allais que l’opposition radicale au protectionnisme soit effectivement un travers typique du libéralisme actuel, que vous estimez vous aussi contaminé par l’idéologie ? Le libéral que vous êtes prend-il la défense d’un certain protectionnisme ou condamne-t-il le protectionnisme sans appel ?

Drieu Godefridi : Je ne peux pas l’approuver, parce que le protectionnisme procède d’une logique tribale, un engrenage mortifère, un jeu à somme négative. L’idée de Allais est séduisante, mais il est évident que les secteurs que nous voudrions soustraire au libre-échange seront précisément ceux que nos partenaires souhaiteront ouvrir à l’échange. A mes amis protectionnistes français (et européens), je pose toujours la même question : acceptez-vous l’idée que le reste du monde se « protège » des exportations d’Airbus ? Dans le même temps, je crois que nous devons nous montrer conscients des réalités géopolitiques : de nombreux États « réalistes » dans leurs relations internationales se livrent à toutes sortes de tricheries pour avantager leurs entreprises : manipulations monétaires, mesures d’effet équivalent à droits de douane, etc. Le meilleur forum de contestation des barrières non tarifaires me semble actuellement l’Organisation mondiale du commerce (OMC), via son mécanisme de résolution des conflits – juridiction qui ne dit pas son nom -, qui est sécréteur de droit dans les relations internationales. En revenir à des politiques de rétorsion unilatérale reviendrait à défaire la mondialisation. La croissance du commerce mondial est aujourd’hui en berne (Financial Times, 24 octobre 2013) : nous sommes à la croisée des chemins. Emprunter le boyau du protectionnisme ne serait pas un suicide collectif, mais le choix d’un appauvrissement généralisé et de conflits. Ce serait un cas typique de « rebarbarisation » au sens hégélien.

Grégoire Canlorbe : Au-delà de votre critique du libéralisme économique, vous avez également investi le terrain de la philosophie proprement politique et fustigé la pensée libérale anarchiste, relativement récente et très en vogue aux USA, qui prône la disparition de l’État et l’avènement d’une société régie exclusivement par le principe de non agression, lequel interdit qu’on porte atteinte à la vie et aux biens des individus. Vous qualifiez de « vide institutionnel et normatif » l’anarchie prônée par ces libéraux, pourriez-vous revenir sur cette critique ? Pourquoi parler d’un « vide » alors même que précisément les libéraux anarchistes se réfèrent à un « droit naturel » pour fixer les normes de la société et qui plus est érigent le propriétaire en source institutionnelle du droit, celui-ci étant fixé et formulé par les propriétaires et interprété par les juges ? Je saisis mal votre idée de « vide institutionnel et normatif » : il me semble au contraire que les libéraux anarchistes ont une vue précise des institutions et des normes qu’ils promeuvent.

Drieu Godefridi : Le libertarianisme anarchiste, au sens de Murray Rothbard, est un apriorisme, consistant à déduire l’ensemble des règles de droit et de morale, et jusqu’aux principes gouvernant les relations internationales, du seul axiome de non-agression. Un étudiant de premier semestre en droit comprend immédiatement l’ingénuité du procédé (ce que reconnaissent d’ailleurs des libertariens plus nuancés, bien qu’en dernière analyse tout aussi anarchistes, tels que Randy Barnett). Par sa négation de l’empirie, le libertarianisme (au sens anarchiste) marque une régression de la pensée libérale au stade pré-aristotélicien.

Tout anarchiste est épistémologiquement condamné au « vide institutionnel et normatif » que vous mentionnez. L’anarchie, si l’on en prend l’idée au sérieux, consiste à démanteler l’État pour laisser se reconstituer, sur des bases exclusivement privées, des normes et des institutions. Est donc inhérent à ce processus un équivalent de la « note bleue » de toute révolution, ce moment où le passé est détruit, et l’avenir à construire. Cette note bleue est le vide dont j’ai parlé. Même en en faisant abstraction, c’est-à-dire en supposant que de nouvelles institutions (entreprises d’une genre nouveau, flottant elles-mêmes dans l’irréalité d’un droit intégralement abrogé) surgissent miraculeusement du sol de façon instantanée, quel droit peut-on en attendre ? Là encore, et logiquement, aucun anarchiste cohérent ne peut répondre à cette question ni n’offrir aucune garantie, car sinon, il n’est plus anarchiste.

On nous dit : nous avons le droit naturel. Loin de moi la séduction positiviste. Mais force est de constater qu’il existe autant d’ensembles « droit naturel » que d’auteurs qui s’y sont essayés. De plus, à supposer que l’on s’entende sur son contenu – ce qui ne risque pas d’arriver, la nature ne dictant par elle-même aucune norme (Hume) -, le droit naturel n’est pas opérationnel : pour que vos droits soient respectés, il faut des tribunaux, et des autorités pour en exécuter les décisions (Locke). C’est pour opérationnaliser les droits fondamentaux que l’on crée des institutions, que l’on négocie des constitutions – négociations auxquelles les destinataires des normes, en démocratie, ont leur mot à dire.

Il en va du libertarianisme anarchiste comme du relativisme : il faut s’essayer à cet exercice intellectuel, pour le dépasser.

Grégoire Canlorbe : Un pan important de vos recherches porte sur l’État de droit, sa caractérisation appropriée et sa compatibilité avec les procédures démocratiques. Il se trouve que vous avez proposé une définition formelle (plutôt que substantielle) de l’État de droit, en arguant que celui-ci se reconnaît à trois critères formels ; à savoir :

– un « État fonctionnant par le moyen de règles (normes générales, abstraites et permanentes) – non contradictoires, possibles, compréhensibles, certaines, publiques et non rétroactives – et d’ordres (normes individuelles) ;

– État consacrant par ailleurs le principe de hiérarchie des normes et organisant la sanction matérielle de la violation des règles qu’il édicte par un pouvoir distinct et indépendant du pouvoir normatif ;

– et enfin, contrôlant la conformité des ordres aux règles et le respect de la métarègle (généralité des règles), grâce à un (des) pouvoir(s) distinct(s) et indépendant(s) du pouvoir normatif ».

Une première question me vient à l’esprit : pourquoi opter pour une approche formelle plutôt que substantielle ? Il est fréquent de retenir un critère substantiel pour définir l’État de droit, à savoir que celui-ci a l’interdiction, garantie par la Constitution, d’empiéter sur un certain espace d’autonomie de l’individu. Pourquoi cette caractérisation substantielle est-elle inappropriée ?

Drieu Godefridi : L’approche formelle présente cet avantage de n’être pas dépendante d’un chapelet de jugements de valeur préalables (contrairement à l’approche substantielle – l’ « État de droit démocratique » – de Jürgen Habermas, par exemple). En gros, si l’on veut limiter l’arbitraire étatique, toutes choses étant égales par ailleurs, que l’on soit de droite, de gauche, du centre ou dans une colonie humaine sur Mars, alors il faut bâtir un État de droit. J’ai défini l’État de droit comme étant à la fois un format normatif – des normes générales – et un format institutionnel : le fractionnement du pouvoir de contraindre entre des institutions indépendantes (disons plus exactement interdépendantes, pour ne pas accréditer l’idée de séparation parfaite des révolutionnaires français). Si l’on veut soustraire l’individu à l’arbitraire de l’État, il convient que son comportement soit normé par des règles générales : ne pas tuer, ne pas voler, honorer ses engagements, etc. (plus exactement que son comportement ne soit normé que par des normes individuelles qui, toujours, se rapportent à des normes générales qui en annonçaient la possibilité). Sachant qu’en respectant ces normes, il se tient à distance de la contrainte étatique, l’individu se trouve en mesure de construire sa propre existence, d’ensemencer la sphère de sa vie privée, de déployer son autonomie dans le monde concret. Toutefois, cette généralité des normes qui bornent son comportement ne suffit pas : encore faut-il que l’individu dispose de recours effectifs en cas d’irruption arbitraire de l’État. Qu’une autorité étatique particulière empiète de façon arbitraire, par des normes individuelles, sur l’existence d’un individu, alors celui-ci doit pouvoir en appeler à l’intervention d’une autre autorité : c’est le nécessaire « format institutionnel » de l’État de droit (et c’est aussi l’intuition séminale du Montesquieu de l’Esprit des lois et surtout De la grandeur des Romains et de leur décadence).

Grégoire Canlorbe : Quel est le sens profond de la distinction (empruntée à Hayek) entre règles générales et ordres individuels ? Pourquoi la reconnaissance constitutionnelle de cette dichotomie est-elle insuffisante pour qu’on puisse parler d’un État de droit et quelles sont les raisons qui font qu’une justice indépendante du « pouvoir normatif » constitue une condition supplémentaire pour que le terme d’ « État de droit » soit approprié ?

Drieu Godefridi : La distinction entre normes générales et normes individuelles n’est pas empruntée à Hayek ; elle fut, à ma connaissance, consacrée pour la première fois dans le droit public de l’Athènes antique, à la charnière des cinquième et quatrième siècles avant Jésus-Christ, lorsque les Athéniens décidèrent, après la funeste expérience de la guerre du Péloponnèse, d’en finir avec la démocratie radicale. Cette distinction n’est pas seulement séminale de la tradition libérale, elle est fondatrice du concept même de droit.

Au fil de mes recherches, je me suis rendu compte que la définition du format institutionnel de l’État de droit, pour rester universelle, devait se tenir à un niveau de très grande généralité. J’avais été naïf en pensant pouvoir dessiner des formes, des types institutionnels qui seraient inhérents à toute espèce de séparation des pouvoirs. Sur ce point, ma tentative a échoué et je m’en réjouis puisque ce processus intellectuel m’a réconcilié avec l’empirie (plus exactement, avec l’infini génie créatif, de l’homme d’une part, et du darwinisme institutionnel de type hayékien, d’autre part). La séparation des pouvoirs, par exemple, a pris des formes extrêmement diverses, et tout aussi efficaces, de la Rome antique – le maître de cavalerie ! – à l’Angleterre contemporaine, avec son apparemment inextricable, pourtant parfaitement efficient, enchevêtrement d’institutions multi-tâches, sans qu’il soit possible de subsumer cette infinie variété de formes sous un même parapluie de formes conceptuelles. Reste que la plupart des figures contemporaines de la séparation des pouvoirs comportent une justice indépendante, comme recours ultime face aux empiètements arbitraires de l’État. Dans nos régimes, je n’aperçois aucun État de droit qui ne consacre un tel recours, ni ne parvient à me figurer comment une telle chose serait possible, sans livrer le citoyen pieds et poings liés à l’arbitraire du Minotaure de Jouvenel (ie, le pouvoir).

Grégoire Canlorbe : Si on vous suit, l’État de droit et les principes institutionnels de la démocratie sont compatibles sous réserve que l’État de droit se plie aux exigences de la démocratie et vice-versa. Ainsi écrivez-vous que « l’État de droit exige, conceptuellement, que la conformité des ordres aux règles soit contrôlée », tandis que « la démocratie exige le contrôle de la conformité des actes du pouvoir exécutif, les règlements, aux actes du pouvoir législatif, les lois. »

Qu’est-ce qui justifie cette caractérisation de la démocratie ? En quoi l’idéal d’exprimer la volonté populaire, constitutif des institutions démocratiques, induit-il cette procédure consistant à contrôler « la conformité des actes du pouvoir exécutif avec les actes du pouvoir législatif » ? Qui plus est, quelles sont les formes spécifiques que prend cette procédure selon qu’on a affaire à une démocratie directe ou au contraire parlementaire ?

Drieu Godefridi : Probablement me suis-je mal exprimé, car ce que je voulais dire est que le principe démocratique exige que les actes de l’autorité qui jouit de la légitimité démocratique –dans les démocraties parlementaires, le Parlement – dominent la hiérarchie des normes (qui ne fait sens que s’il existe des institutions à même d’en sanctionner le respect). Ainsi, dans un régime parlementaire de type britannique ou belge, les lois l’emportent-elles sur les actes de l’exécutif. La question de la légitimité se pose différemment dans les régimes qui, tels les régimes français ou américain, « branchent » directement l’exécutif sur la légitimité du suffrage universel. Dans cette perspective présidentielle ou semi-présidentielle, le principe démocratique se satisfait aussi bien de la primauté présidentielle que de la primauté parlementaire.

Quant au principe de l’État de droit, il requiert que les normes individuelles soient conformes à des normes générales (quelle qu’en soit la source) qui « canalisent » le pouvoir de coercition de l’État.

Enfin, quel qu’en soit la justification (démocratie ou État de droit), si vous exigez que tel ensemble de normes en respecte tel autre, vous devez prévoir des recours, contrôles et sanctions, sous peine d’en rester au vœu pieux. Ce qu’avaient déjà compris les citoyens de l’Athènes antique, en consacrant des mécanismes de contrôle de la conformité des décrets aux lois, et des lois simples aux lois constitutionnelles : on ne parle jamais de ces graphe paranomon, qui furent pourtant mieux que des esquisses, des préfigurations : des contrôles objectifs de la légalité au sens strict. Célébrons le génie juridique des Romains, mais n’oublions pas de saluer l’ingéniosité institutionnelle des Athéniens.

Grégoire Canlorbe : L’État de droit (tel que vous le définissez) constitue « une condition nécessaire mais non suffisante de la liberté individuelle. » Quelles sont les conditions supplémentaires qui sont requises pour que la liberté individuelle se trouve protégée dans un État de droit ? Dans quelle mesure le choix d’une forme spécifiquement démocratique pour un État de droit fait-elle peser un risque plus élevé ou au contraire plus faible pour la défense de la liberté individuelle ?

Drieu Godefridi : Si l’individu est constamment sous la menace de la contrainte étatique arbitraire, il n’est pas libre. De ce point vue, la canalisation de l’arbitraire étatique dans des normes générales est une condition de sa liberté. En effet, cette canalisation rend la contrainte prévisible, et permet donc à l’individu de s’en tenir à bonne distance. C’est toute la différence entre le bon plaisir du souverain, qui embastille selon l’humeur du moment, toujours imprévisible, et le droit pénal général, qui annonce la couleur. Toutefois, cette généralité ne suffit pas, car elle peut consacrer les interdits les plus étouffants : l’injonction arbitraire « Toi, ne sors pas de chez toi » est d’effet pratique équivalent à la norme générale « Aucun citoyen ne sortira de chez lui entre telle et telle heure ». L’exigence de liberté implique donc, d’une part des normes générales, d’autre part que celles-ci fassent droit à l’exigence d’autonomie.

Certains libertariens anarchistes récusent cette exigence de généralité. Ils disent : si les normes sont respectueuses de la liberté, peu importe qu’elles soient individuelles ou générales. Toutefois, on ne peut « lessiver » une communauté humaine de la contrainte, à moins d’angéliser la nature humaine (auquel cas toutes ces questions de droit ne se posent plus). Aussi longtemps que vous êtes sous la menace – la menace suffit – de subir la contrainte arbitraire d’un souverain (homme fort, juge, gouvernant : peu importe le terme), vous n’êtes pas libre, quelle que soit la prédilection de ce souverain pour la liberté. Car le « souverain » ne peut se limiter à professer la liberté : il doit trancher les conflits, donc appliquer du droit, puis faire exécuter ses décisions, au besoin par la force. Si ce droit coule de son esprit éclairé comme d’un croissant de lune à chaque nouveau litige, votre liberté est nulle, vous êtes son esclave, parce qu’intégralement (personne et biens) sous le joug de sa volonté particulière. La liberté ne se conçoit que dans le contexte de règles générales, prévisibles et indépendantes de la volonté particulière de quiconque. « Sauf du juge ! » s’exclament les anarchistes, qui prétendent identifier la faille ultime de ces États de droit qu’ils tiennent, selon les cas, pour une illusion ou une imposture. Certes, le juge qui applique la norme dispose du fait même du pouvoir de l’interpréter, et c’est pour limiter la tentation de l’arbitraire que l’on a institué une panoplie de recours, et un contrôle objectif de la légalité par dessus. La garantie est-elle parfaite ? Rien de ce qui est humain ne l’est, mais elle est objectivement supérieure à son absence, et elle l’est infiniment à la vision anarcho-libertarienne d’un roi Salomon divinisé.

Grégoire Canlorbe : Le libéralisme classique, dans la continuité duquel vous inscrivez votre propre réflexion, se positionne à la fois en faveur de l’État de droit, la démocratie et de l’économie de marché. On a vu plus haut que le courant libéral anarchiste, relativement récent, se démarque explicitement du libéralisme classique par son rejet de toute forme monopolistique d’État. Qui plus est, il développe une critique particulièrement acerbe de la démocratie, incompatible ex definitione selon ce courant avec l’État de droit.

Hans Hermann Hoppe, dans son essai Democracy, the God that failed, a très largement contribué à asseoir les arguments du libéralisme anarchiste à l’encontre de la démocratie. Je propose de soumettre à votre examen critique les deux arguments principaux de Hoppe. Mais peut-être voudriez-vous donner au préalable une appréciation générale de cet ouvrage que vous avez lu ? Marque-t-il une date dans l’histoire des idées politiques comme beaucoup de partisans de Hoppe le suggèrent ?

Drieu Godefridi : Je ne le crois pas, pour les raisons exposées précédemment. L’apriorisme est une doctrine candide, un retour au Platon législateur des Lois (jamais appliquées). Le libertarianisme me semble l’une de ces nombreuses idéologies qui échouent aux portes d’une réalité qu’elles ne comprennent pas, ou refusent de prendre en compte, telles que le scientisme (volonté de gouverner la société au nom de et par la science).

220px-Hans-Hermann-Hoppe

Grégoire Canlorbe : Premier argument de Hoppe : Selon lui, la démocratie a été historiquement perçue comme une alternative à la monarchie, plus précisément une alternative plus équitable, mettant un terme en théorie aux inégalités juridiques et aux privilèges, garantissant donc l’égalité face à la loi. Le mouvement démocratique s’est avant tout dressé contre le pouvoir héréditaire des rois et de la noblesse, critiqué pour son incompatibilité foncière avec « l’égalité de tous devant la loi ». Je cite Hoppe : « Par la participation des citoyens et la possibilité pour tous d’accéder au pouvoir via les urnes, la démocratie était censée réaliser l’égalité de tous devant la loi et faire advenir le règne de la liberté. »

Mais le fait est que la démocratie présente de multiples défauts, qui font qu’elle n’est pas plus souhaitable que la monarchie: premier défaut, en contrepartie d’une hypothétique égalité face à la loi (qui, comme on va le voir après, constitue en réalité une illusion), la démocratie serait par nature un régime de gestion à courte vue, en ce sens qu’un président ne se perçoit pas, à la différence du monarque, comme le propriétaire de son pays: du coup, il n’est pas incité à entretenir de façon consciencieuse et rationnelle le capital de son pays. Puisque son pouvoir n’est pas héréditaire et garanti à vie, mais qu’il tire son pouvoir d’un mandat, qui lui accorde un monopole de gestion temporaire (et non garanti à vie), un président démocratique va nécessairement exploiter le capital du pays dans une logique de profit à court terme, consommant le capital du pays au lieu de le préserver et de le faire fructifier.

Cette gestion à courte vue caractérise non seulement le président mais l’intégralité des membres du gouvernement et de l’administration. Le système est vicié en son entier. A vos yeux, l’analyse de Hoppe met-elle en lumière un trait objectif de la démocratie ?

Drieu Godefridi : Que l’égalité devant la loi, ou isonomie, soit susceptible d’être consacrée en monarchie, aristocratie aussi bien qu’en démocratie, c’est qu’aussi bien Platon qu’Aristote avaient compris. La démocratie n’est qu’une technique de gestion du pouvoir, consistant à « brancher » celui-ci sur le suffrage (plus ou moins) universel. Que la démocratie, dans sa version radicale, soit tout aussi nuisible et tyrannique que la monarchie absolue ou l’oligarchie sans règle, c’est ce qu’encore une fois non seulement Aristote, mais Platon avant lui, avaient déjà montré. Le court-termisme de certaines formes démocratiques est également une réalité, magnifiée par l’école du Public Choice. Toutefois Hoppe passe à côté de son sujet en comparant une propriété éventuellement désirable de la monarchie au type le plus détestable de la démocratie, et en omettant le fait que la plupart des régimes sont des mixtes de la démocratie et des autres principes. Ainsi de la monarchie constitutionnelle. Quelle est la forme de la monarchie que préconise M. Hoppe ? Si c’est la constitutionnelle, elle est une forme de la démocratie ; si c’est l’absolue, au revoir la liberté. J’ai lu Hoppe et je ne vois sincèrement pas ce que l’on pourrait en retenir de distinctif et d’intellectuellement fécond. Si j’étais bibliothécaire, je rangerais ses livres dans la catégorie « Humour, politique ».

Grégoire Canlorbe : Second argument hoppéen, l’égalité face à la loi qui est promise par la démocratie lui est tout simplement incompatible. A cet égard, le projet fondateur de la démocratie a échoué.

Je cite Hoppe : “en régime démocratique, tout un chacun peut en théorie devenir le chef de l’État, et non plus un cercle de privilégiés par la naissance. Ainsi, il n’existe pas de privilèges personnels en démocratie. Cela dit, il y a bel et bien des privilèges fonctionnels. Le « droit public » s’applique aux élus et hauts fonctionnaires et les protège, leur offrant de fait une position privilégiée par rapport à tous ceux qui sont simplement gouvernés par le « droit privé ». Les fonctionnaires ont ainsi le droit de financer leurs propres activités par le biais de l’impôt. En clair, il leur est permis de vivre en toute légalité de ce qui est considéré, dans le droit privé entre sujets privés, comme du vol pur et simple. Il est donc bien évident que les privilèges et la discrimination devant la loi – ainsi que la distinction entre souverains et sujets – n’ont pas disparu avec la démocratie.”

Quelle est selon vous la portée de cet argument ?

Drieu Godefridi : Elle est nulle. Ce qui se veut un truisme n’est qu’une proposition simpliste. Avec des slogans « l’impôt, c’est le vol » on ne va pas plus loin qu’avec « la propriété, c’est le vol ». La pensée hoppienne est une régression vers le combat des valeurs : si on choisit la liberté absolue (une contradiction dans les termes), alors oui, l’impôt c’est le vol ; si l’on choisit l’égalité parfaite (un songe totalitaire), alors oui la propriété, c’est le vol. Mais encore ? Hayek a posé le problème du poids électoral de la fonction publique, qui est réel, en des termes intelligents : une démocratie peut-elle survivre, dans le long terme, au droit de vote de ceux qui vivent directement et exclusivement du fruit de l’impôt ? Ce que l’on constate, dans des pays comme la France et la Belgique, est que la puissance électorale de fonctions publiques pléthoriques empêche, depuis trente ans, toute réforme sérieuse dans ce domaine. Pourtant, l’obstacle n’est pas insurmontable, comme nous le montre la Grande-Bretagne de Cameron, qui vient de « remercier », sans grève ni agitation quelconque, et sans croissance du chômage, 400.000 fonctionnaires (Le Figaro, 5 septembre 2013).

Grégoire Canlorbe : Plus généralement, quels sont selon vous les reproches légitimes à adresser à la démocratie ? Quelle est la part des vices et mérites de l’État de droit démocratique ?

Drieu Godefridi : Comme format normatif et institutionnel, l’État de droit n’a qu’un mérite : celui de nous prémunir, toujours imparfaitement mais mieux que n’importe quelle alternative, des empiètements arbitraires de l’État. Quant à la démocratie, outre qu’elle est une figure de la liberté – la liberté « positive » d’avoir son mot à dire sur les règles du vivre en commun – elle est généralement plus inclusive que ses alternatives oligarchiques et monarchiques. Il faut également souligner que les régimes durables et historiquement favorables à la liberté individuelle sont toujours des mixtes de ces trois principes (démocratie, aristocratie, monarchie), qui se plient aux exigences du Ius, rex ! (règne du droit).

Grégoire Canlorbe : Dans une note de bas page de votre article sur la théorie de la décroissance, vous écrivez : « La social-démocratie, en cela qu’elle accepte l’économie de marché, dont elle cherche seulement à corriger certains aspects, n’est pas, à proprement parler, un modèle alternatif au capitalisme. A l’exception notable du parti socialiste (PS) français, les partis de gauche des grands pays européens ont tous aujourd’hui explicitement adhéré au principe d’une économie libre. »

Soit. Mais dans les faits, où s’arrête le libéralisme social, qui inspire les partis et figures social-démocrates ; et où commence le socialisme proprement dit, même sous sa version soft du PS français ? Il est fréquent de confondre sous le même label « social-démocrate » des visions et des appréciations tout à fait différentes de l’économie de marché et du rôle de l’État.

Un bon nettoyage sémantique ne s’impose-t-il pas ?

Drieu Godefridi : Certainement. Les grandes idéologies du XXe siècle s’étant fracassées sur les récifs de la réalité, il est temps de reprendre les concepts pour distinguer, au sein de ce vaste magma social-démocratique, ou libéral-social, ce qui relève de telle ou telle orientation fondamentale. Toutefois je ne crois pas que le travail soit purement sémantique, ou nominal (d’étiquetage), il doit s’accompagner d’un travail de fond, qui resitue, par exemple, le libéralisme dans une perspective cohérente par rapport à ses acquis théoriques et valeurs fondamentales. Une doctrine libérale qui s’accommode de l’existence de banques géantes too big to fail (bénéfices privés, pertes collectives), par exemple, est une abomination, la consécration pseudo-universaliste des intérêts d’une ploutocratie au sens le plus strictement marxiste-léniniste. L’auteur libéral Nassim Nicholas Taleb, issu de la finance, explique dans Antifragile la répulsion que lui inspirent les banquiers qui prospèrent, en connaissance de cause, dans ce système : je partage son malaise.

Grégoire Canlorbe : Dans un texte récent, vous récusez l’étiquette « d’ultralibéral » et vous estimez que vous êtes un « libéral critique, plus proche dans de nombreux domaines des gauches anglo-saxonnes que de la plupart des droites continentales ». Faut-il comprendre par là qu’au fond, vous êtes social-démocrate avec des tendances conservatrices/libérales ?

Drieu Godefridi : Je préfère certainement être de gauche avec Schröder, Clinton ou Blair que de droite avec Chirac ou Berlusconi. Pour le reste, ces étiquettes me paraissent sans intérêt. J’essaie d’être un libéral critique, cohérent et ouvert à la formidable diversité des formes de l’empirie.

Grégoire Canorbe : A propos de gauche anglo-saxonne, vous n’êtes pas sans savoir que Barack Obama, membre du Parti Démocrate, a créée aux USA une très vive polémique en s’efforçant d’instaurer un service public de sécurité sociale. De très nombreuses voix, parmi les libéraux les plus radicaux et les républicains, estiment que « l’Obamacare » va faire basculer les États-Unis dans une social-démocratie à l’européenne et que ce virage promet des conséquences économiques et sociales désastreuses pour l’Amérique du futur.

En tant que « libéral critique, proche des gauches anglo-saxonnes », j’imagine mal que vous souscriviez au point de vue du Parti Républicain et je vous vois plutôt prendre la défense de la politique menée par le Parti Démocrate. Mais peut-être me trompé-je ? Quelle est votre prise de position face à la polémique suscitée par « l’Obamacare » ?

Drieu Godefridi : C’est un dossier que je ne connais pas et sur lequel je n’ai donc pas à me prononcer. Si, comme je le lis, l’Obamacare met l’Amérique sur la voie de la social-démocratie européenne, il y aurait une certaine ironie à emprunter cette voie au moment même où les États Providence européens s’affaissent.

Grégoire Canlorbe : Plus généralement, si vous deviez définir avec précision et exhaustivité le champ d’intervention nécessaire de l’État dans l’économie, quelles fonctions évoqueriez-vous ? Jusqu’où l’État est-il habilité à agir, dans votre vision des choses ?

Drieu Godefridi : Répondre à ce genre de question par une liste de matières ne me paraît pas optimal. Une piste plus féconde me semble de réfléchir à circonscrire le périmètre financier d’intervention de l’État, par exemple en proscrivant toute forme d’endettement public : recettes = dépenses, avec saisie du patrimoine des gouvernants dans le cas contraire. Ce serait un progrès sur la situation actuelle, qui écrase d’impôts aliénants et anti-économiques la partie productive de la population et endette lourdement les générations futures. Plus généralement, je ne crois pas qu’il existe une solution définitive au problème de l’obésité étatique, et je me méfie d’ailleurs, comme y invitait Isaiah Berlin, des solutions finales aux problèmes complexes. Dans ce domaine, l’Europe devrait apprendre à redonner l’exemple, elle qui a tant péché, mais qui a également enfanté d’innombrables progrès de civilisation.

Grégoire Canlorbe : Notre entretien touche à sa fin, aimeriez-vous ajouter quelques mots ?

Drieu Godefridi : Puisqu’il a beaucoup été question de démocratie, je voudrais souligner que l’on assiste actuellement à un déplacement du pouvoir normatif, des peuples et de leurs représentants, vers les experts internationaux. C’est au niveau des relations internationales, que l’expert s’impose aujourd’hui comme détenteur d’une fraction importante du pouvoir normatif, et je n’en donnerai que deux exemples : la Convention d’Istanbul (Conseil de l’Europe) qui consacrait, en 2011, la version la plus radicale de la « théorie du genre », avant même que 99% des Français n’en aient entendu parler, et le GIEC, ce groupe d’experts onusiens sur le climat qui, depuis 15 ans, distille, sous couvert de science, l’idéologie écologiste la plus radicale aux quatre coins de la planète. Les éléments constitutifs de cette prise de pouvoir sont le déplacement du foyer normatif vers le niveau international, la domination de l’intergouvernementalité, la reliance « ontologique » aux experts et la mise à profit de la discrétion des cénacles internationaux par des minorités idéologiques. C’est dans la direction de l’étude du pouvoir de cet expert-roi, ou « nomarque », que s’orientent actuellement mes recherches.

Huit pages de questions : on ne peut qu’admirer, cher Grégoire Canlorbe, le sérieux de votre travail, même si d’y répondre est un peu l’équivalent d’écrire un essai. De plus, vous avez le mérite de ne pas cantonner vos questions à des slogans et il n’y avait, pour ce qui me concerne, pas la moindre erreur dans vos interrogations. Votre travail force le respect, bravo et merci.

Grégoire Canlorbe : Je vous en prie. Merci pour votre temps et vos enseignements.

Une réponse

  1. Louvrier fernand

    Jouissif intellectuellement et néanmoins d’une précision utile pour la compréhension de notre monde.

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.