Traduit par l’Institut Coppet
Dans la plupart des pays occidentaux, le clivage gauche-droite continue de structurer la vie politique, mais aussi le débat intellectuel, le monde médiatique et les conversations de bistro. La quasi-totalité des sondages est élaborée de telle sorte que les réponses des personnes interrogées peuvent être catégorisées « à gauche » ou « à droite », selon un axe linéaire qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite, en passant naturellement par le centre.
Cette grille de lecture n’est pas dénuée d’intérêt, mais elle ne suffit pas pour comprendre l’ensemble des opinions politiques. Elle paraît d’autant plus datée qu’elle remonte à 1789 pour le cas français, et non loin pour l’Angleterre et l’Amérique. Le problème principal de l’axe gauche-droite est qu’il ne laisse aucune place à la pensée libérale, celle-ci ne pouvant être rangée ni avec l’égalitarisme de la gauche, ni avec le nationalisme de la droite. En son temps, l’économiste et député libéral Frédéric Bastiat votait tantôt avec la gauche, tantôt avec la droite, selon le projet de loi discuté.
Une nouvelle grille de lecture : le diagramme de Nolan
On a tendance aujourd’hui à séparer de manière arbitraire la pensée libérale en deux versants : le libéralisme « économique », qui aurait plutôt la faveur de la droite, et le libéralisme « politique », qui a meilleure presse à gauche. Cette théorie des deux libéralismes[1], dont on sent assez vite le parti pris idéologique[2], est assez faible théoriquement mais elle se nourrit de l’inconséquence de la classe politique contemporaine. Un politicien peut être à la fois pour l’économie de marché et le protectionnisme (surtout à droite), pour le mariage gay et pour la Loi Gayssot (surtout à gauche) ! Ceci nous rappelle qu’il ne faut pas confondre le domaine des idées et celui de l’action humaine. Le libéralisme est une philosophie politique cohérente, mais les libéraux cohérents sont quasiment introuvables, du moins en France.
Aux Etats-Unis, la situation est légèrement différente[3], mais le libéralisme classique a beaucoup de mal à trouver sa place dans la « guerre culturelle » qui oppose depuis plusieurs décennies les progressistes aux conservateurs. C’est ce qu’a bien compris David Nolan, fondateur du Libertarian Party en 1971 et auteur du désormais célèbre Nolan Chart, qui ajoute à l’axe gauche-droite un deuxième axe liberté-contrainte, de telle sorte que la pensée libérale trouve enfin sa place sur l’échiquier politique. Malgré l’intérêt de cette nouvelle grille de lecture, le débat contemporain reste marqué par l’opposition systématique entre liberals [4] etconservatives. Les libertarians, qui sont parfois décrits comme étant « fiscally conservative, socially liberal », font encore office d’anomalies pour de nombreux observateurs.
Plongée dans la psychologie libertarienne
C’est également le cas dans la recherche en sciences humaines et sociales, notamment en psychologie, où une littérature abondante tente de comprendre les caractéristiques des progressistes et des conservateurs, et notamment les principes moraux qui les guident dans leurs choix politiques. Sur les libertarians ? Quasiment rien ! Contrastant cette absence de travaux et la montée en puissance du Tea Party[5] aux Etats-Unis, le professeur Jonathan Haidt, de l’Université de Virginie, a entamé récemment un programme de recherche visant à sonder la « psyché libertarienne » et ce qu’elle a d’unique en ses soubassements moraux. Les premiers résultats prennent la forme d’un article passionnant réalisé par Haidt et ses collègues et qui sera bientôt publié dans le Journal of Personality and Social Psychology.
L’étude est non seulement remarquable par la pertinence de son objet, mais aussi par sa base empirique colossale. Les données sont issues d’une quinzaine de questionnaires différents publiés sur le site www.yourmorals.org, et administrés à un échantillon de 152 239 internautes volontaires entre juin 2007 et décembre 2009. Parmi eux, 10 566 se sont déclarés libertariens lors d’une question préalable ; cette « auto-identification » étant la variable indépendante de l’étude. Haidt et ses collègues ont construit leurs questionnaires en s’inspirant de la littérature existante en psychologie morale. L’idée est de tester ces outils théoriques sur un échantillon de très grande taille et de comparer les réponses des libertariens à celles des participants s’étant déclarés progressistes ou conservateurs.
La liberté comme pilier moral
Les résultats de l’étude sont aussi captivants que convergents. La sensibilité libertarienne se distingue assez nettement en ce qu’elle érige la liberté individuelle en valeur morale suprême, loin devant les autres valeurs communément citées. A titre d’exemple, le Moral Foundations Questionnaire (MFQ) est un outil développé précédemment par Jonathan Haidt qui mesure la présence chez un individu de 5 valeurs morales de base : Care (le fait de prendre soin d’autrui), Fairness (la justice égalitaire), Ingroup (la loyauté envers le groupe), Authority (le respect de l’autorité) et Purity (la pureté). Les deux premières valeurs sont caractéristiques des progressistes, tandis que les conservateurs valorisent fortement les trois autres.
Le MFQ a été testé par Haidt et ses collègues sur plus de 98 000 participants, et les résultats sont édifiants. Les 8 815 libertariens interrogés obtiennent les scores les plus bas sur l’ensemble des 5 valeurs. Comme les conservateurs, ils accordent moins d’importance que les progressistes aux idées de Care et de Fairness. Comme les progressistes, ils obtiennent un score inférieur aux conservateurs pour Ingroup, Authority et Purity. Autrement dit, un libertarien serait à la fois peu sensible à la souffrance d’autrui et aux inégalités dénoncées par la gauche, et sceptique vis-à-vis des valeurs morales traditionnelles de la droite.
Conscient des limites de ses travaux intérieurs, Haidt pense, à la lumière des résultats d’autres questionnaires, qu’une sixième valeur morale semble faire défaut au MFQ. Et si cette valeur était la liberté ? Ce sont en effet les libertariens qui, sur d’autres questions, obtiennent les scores les plus élevés dans tous les aspects de la liberté, qu’il s’agisse d’économie (où ils surclassent les progressistes et font jeu égal avec les conservateurs) ou de choix personnels (ils arrivent en tête devant les deux autres groupes).
La raison avant les émotions
Les libéraux ne sont donc pas amoraux, mais leur moralité est différente en ce qu’elle place la liberté individuelle au-dessus des autres valeurs morales. Là où l’étude de Haidt et al. devient passionnante, c’est lorsqu’elle s’intéresse aux traits cognitifs et émotionnels qui peuvent expliquer la place prépondérante de la liberté dans la morale libertarienne. Faisant écho à l’un des arguments célèbres d’Ayn Rand, l’étude révèle que les libertariens ont un style intellectuel qui fait davantage appel à la raison qu’aux émotions, ce qui les distingue des progressistes et des conservateurs déclarés.
Les résultats d’un questionnaire inspiré du Empathizer-Systemizer Scale sont particulièrement intéressants. Les libertariens présentent un déficit d’empathie, soit une faible capacité à s’identifier aux émotions et aux pensées des autres, mais ils ont une capacité élevée à « penser en système », autrement dit à comprendre et à analyser les règles qui gouvernent leur environnement. Confrontés à des « dilemmes moraux »[6], ils pèsent le pour et le contre de chaque scénario plus facilement que les progressistes et les conservateurs, et font davantage preuve de sang-froid, notamment en situation extrême. Ils sont ainsi capables de sauver des vies en utilisant leurs capacités de calcul, et ce de manière plus efficace – sur le papier en tout cas – que la moyenne.
Citant les travaux du psychologue Simon Baron-Cohen, Haidt et ses collègues rappellent qu’une faible empathie et une forte systématisation sont caractéristiques du cerveau masculin, et que l’autisme est un cas extrême de cette polarisation. Le libéralisme serait-il une pensée masculine ? D’une part, les auteurs remarquent que les hommes sont surreprésentés parmi les libertariens déclarés. D’autre part, en regardant de manière transversale les questions les plus « clivantes » entre les deux genres, on constate que les réponses des sous-groupes « hommes » et « libertariens » se recoupent largement : goût pour la compétition et les défis intellectuels, justification de la violence en cas de légitime défense, refus de la prédestination, etc.
Néanmoins, les femmes qui s’identifient comme libertariennes ont des scores bien plus proches de leurs homologues masculins que les femmes conservatrices ou progressistes. C’est donc avec prudence que les auteurs émettent l’hypothèse – qui ne va pas plaire à tout le monde – que le cerveau libertarien est plutôt masculin, le progressiste plutôt féminin, et le conservateur quelque part entre les deux.
L’indépendance vis-à-vis du groupe
Après avoir exposé les bases morales puis le style cognitif et émotionnel des libertariens, la troisième et dernière partie de l’étude explore le type de relations sociales que ceux-ci nouent avec leurs semblables. L’hypothèse testée par Haidt et al. est la suivante : les libertariens seraient plus individualistes et de tempérament plus indépendants que les progressistes et les conservateurs. Elle se trouve là aussi vérifiée à la lumière des résultats de plusieurs questionnaires administrés sur www.yourmorals.org.
Peut-être le plus intéressant d’entre eux, le Identification with All of Humanity Scale permet de mesurer, à partir de 27 items, le degré de proximité d’une personne avec sa communauté proche, son pays et le monde entier. Les libertariens ont la particularité d’avoir un score faible dans les trois cas, ce qui tranche avec le patriotisme de droite et l’universalisme de gauche. Un autre test, le Satisfaction with Life Scale, montre que les libertariens tirent davantage de satisfaction de leur indépendance dans la vie que de leurs relations avec leurs proches : « To say ‘I love you’ one must first be able to say the ‘I’. »[7]
Que retenir de l’étude à grande échelle proposée par Jonathan Haidt ? D’abord, l’idée que le profil psychologique d’un individu joue un rôle important dans la formation de ses idées politiques. Là où certains commentateurs politiques diabolisent les partisans du Tea Party en affreux égoïstes ou en xénophobes éhontés, les auteurs de la présente étude[8] constatent simplement que certaines personnes érigent la liberté en valeur morale suprême, non pas seulement comme un moyen[9] mais également comme une fin en soi, et que ce goût de la liberté est chez eux plus fort que toutes les formes de coercition qu’entraînent la solidarité obligatoire envers les plus démunis ou le protectionnisme économique.
Le second enseignement majeur de l’étude nous ramène à notre questionnement initial. D’un point de vue psychologique, il existe bien en matière d’idéologie politique un troisième profil, irréductible à la dichotomie gauche-droite, insensible aux sirènes de la compassion universelle ou de la tradition religieuse, plus cérébrale et rationnelle que les autres, largement masculine et de nature indépendante. Aux Etats-Unis, ce groupe est incarné par les libertarians, qui ont su marier la philosophie libérale classique d’origine européenne avec le goût particulier pour la liberté qui caractérise l’épopée américaine. En conflit permanent avec les conservateurs – dont ils sont pourtant plus proches, au moins par la force des choses – et les progressistes, ils ont gagné en visibilité depuis une quarantaine d’années. On sait maintenant un peu mieux la manière dont ils pensent. Puissent ces enseignements nous éclairer sur la situation française et européenne !
Les curieux iront visiter l’étude et le blog en question :
//papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1665934
[1] A ne pas confondre avec la distinction, opérée par Isaiah Berlin et elle, très juste, entre les concepts de « liberté positive » et de « liberté négative ».
[2] Que l’on peut résumer ainsi : le « bon » libéralisme politique, défendu par les progressistes et les apôtres des droits de l’homme et du citoyen, et le « mauvais » libéralisme économique, défendu par les patrons cyniques fumant le cigare et Augusto Pinochet.
[3] Depuis le New Deal au moins, les libéraux classiques se recrutent surtout dans les rangs républicains, par opposition à la politique interventionniste des démocrates.
[4] C’est un contresens malheureusement très répandu de traduire « liberals » par « libéraux », la traduction la plus juste étant « sociaux-démocrates ». Sur la mutation du terme « liberalism » dans le monde anglo-saxon et du rôle souhaitable de l’Etat, on se référera par exemple aux travaux tardifs James Burnham.
[5] Qui, contrairement à ce que la presse française ânonne en chœur, n’est pas un « rassemblement de l’ultra droite » mais un mouvement de protestation massif contre la politique économique du gouvernement, en particulier contre le sauvetage des banques (bailouts) avec l’argent des contribuables. Les Tea Partiers sont en revanche plus partagés dès lors qu’on abandonne le terrain économique. Les études en la matière sont assez contradictoires, mais il semble que les partisans du Tea Party sont pour moitié des libertariens, et pour moitié des conservateurs.
[6] Un exemple classique : sauver la vie de 5 personnes d’un accident de train en en sacrifiant une autre, ou bien ne rien faire et laisser les 5 personnes périr.
[7] « Pour dire ‘Je t’aime’, il faut d’abord savoir dire ‘Je’ », citation de The Fountainhead d’Ayn Rand (1943).
[8] Qui, précision importante, ne sont pas libertariens. Ravi Iyer, qui tient notamment le blog de yourmorals.org, se déclare liberal (progressiste).
[9] Il est assez piquant d’entendre certains progressistes s’indigner contre la « pensée utilitariste » de leurs adversaires politiques alors qu’eux-mêmes ont bien souvent une vision très utilitariste de la liberté, qui ne vaut rien en elle-même si elle ne sert pas leurs objectifs de « justice sociale », par exemple…
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