LE GROUPE DE COPPET : UNE AVENTURE INTELLECTUELLE D’UNE QUINZAINE D’ANNÉES [1]
« Quand même on aurait longtemps à souffrir de l’injustice, je ne conçois pas de meilleur asile contre elle que la méditation de la philosophie et l’émotion de l’éloquence. »
Mme de Staël, Dix années d’exil
« Ce talent de conversation merveilleux, unique, ce talent que tous les pouvoirs qui ont médité l’injustice ont toujours redouté comme un adversaire et comme un juge, semblait alors n’avoir été donné à Mme de Staël que pour revêtir l’intimité d’une magie indéfinissable et pour remplacer, dans la retraite la plus uniforme, le mouvement vif et varié de la société la plus animée et la plus brillante. »
B. Constant, Mélanges de littérature et de politique
Introduction
L’appellation de « Groupe de Coppet » est une création a posteriori. Les personnes réunies autour de Mme de Staël au château de Coppet dans les premières années du XIXe siècle ne se sont jamais organisées en un groupe formellement défini. Mais l’intensité et la qualité de leurs relations, qui furent aussi bien intellectuelles qu’affectives, justifient qu’on les considère tous ensemble. Surtout si l’on ajoute qu’ils ont exprimé et défendu, en des temps si incertains, un faisceau commun d’idées, d’opinions et de principes qui, défiant le maître du continent, Napoléon, allaient largement contribuer à la définition de l’Europe moderne sous ses aspects à la fois politiques, philosophiques, moraux et esthétiques. Stendhal parla de Coppet comme des « états généraux de l’opinion européenne ».
Le groupe de Coppet : un salon parisien en exil
Ce groupe a une préhistoire dont on peut attribuer l’essentiel à Jacques Necker. Les années de rodage qui furent celles du salon parisien de Mme de Staël. C’est à cette époque que remonte la rencontre entre Mme de Staël et Benjamin Constant en septembre 1794. A peine mariée, la jeune femme avait ouvert son propre salon, rue du Bac, en 1785. Elle travailla à en faire un lieu de débat et de confrontation d’idées, en plein tourmente révolutionnaire. Elle reconnaissait à la France une incontestable suprématie dans la culture de la conversation : « La parole n’y est pas seulement comme ailleurs un moyen de se communiquer ses idées, ses sentiments et ses affaires, mais c’est un instrument dont on aime à jouer et qui ranime les esprits, comme la musique chez quelques peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres. » La conversation deviendra un des charismes les plus remarquables de Coppet. Le goût de Mme de Staël pour la vie de salon et le talent extraordinaire qu’elle y manifestait la prédisposait pour prolonger cet ancien modèle de sociabilité des élites, tout en dénonçant tous les graves défauts de ce modèle : l’ignorance, la frivolité, la moquerie, l’oisiveté.
Puis vint le temps de l’engagement politique sous le Directoire et le Consulat, jusqu’en 1802-1804. C’est alors que Coppet devint pour un temps le refuge de ces intellectuels trop actifs qui étaient devenus indésirables à Paris. C’est là que le groupe prendra sa pleine dimension et qu’il connaîtra son activité la plus intense, jusqu’à l’été de 1812. Il ne s’agissait plus de contenir les excès de la Révolution, comme à Paris, mais de résister à la tyrannie de Bonaparte. Puis ce fut la fuite de Mme de Staël pour l’Angleterre, via l’Autriche, la Russie et la Suède. Un dernier éclat devait suivre avec le brillant été de 1816, qui réunit à Coppet les anciens amis revenus de la tourmente et quelques nouveaux hôtes, comme Byron, qui incarnaient déjà l’esprit des temps nouveaux, Ce pôle de pensée, d’écriture et d’action ne pouvait pourtant pas s’éteindre d’un coup, Les idées qu’il a forgées et diffusées continuèrent de rayonner; d’abord parmi les héritiers immédiats, puis très largement, au point qu’on parle encore de nos jours d’un « esprit de Coppet ».
Un lieu stratégique
Coppet qui nous apparaît hautement stratégique, non pas sur le plan militaire, mais sur celui de la formation des idées et des modes de penser. C’était une localisation très particulière, à petite comme à grande échelle. La baronnie était située aux confins occidentaux du Pays de Vaud, occupé et administré par les Bernois jusqu’en 1798. Dans le voisinage immédiat, à l’ouest, il y avait Versoix qui était une enclave française et le Pays de Gex avec le château de Ferney où planait encore l’ombre de Voltaire. La rive opposée du lac, à quelques coups de rames, était savoyarde, c’est-à-dire rattachée au duché catholique de Piémont-Sardaigne, tandis qu’à une quinzaine de kilomètres, par-delà l’enclave de Versoix, veillait Genève, la Rome protestante, ville de pasteurs, mais aussi de savants, de médecins, de libraires, de financiers et de magistrats, centre d’attraction régional sur les plans à la fois économique et intellectuel, accessoirement berceau de la famille Necker. De quelque côté qu’on se tournât, on y avait des voisins qui obéissaient à d’autres maîtres, suivaient d’autres usages et pratiquaient d’autres cultes.
En bref, par sa position géoculturelle, c’est déjà un lieu de rencontre, d’échange, de confrontation, d’expérience du divers. A la belle saison, le château ne désemplissait pas ; il pouvait y avoir jusqu’à trente personnes qui étaient logées et nourries et il y avait, par moments, jusqu’à quinze domestiques dans les seules cuisines, mais de toute évidence, l’essentiel était ailleurs : il s’agissait d’être ensemble, d’échanger, de s’instruire mutuellement et de se disputer dans des entretiens qui n’avaient rien de cérémonieux.
Un visiteur, le poète Chênedollé, rend compte de la façon dont Germaine écrivait De la littérature, en automne de 1799 : « Mme de Staël s’occupait alors de son ouvrage ; elle en faisait un chapitre tous les matins. Elle mettait sur le tapis, à dîner, ou le soir dans le salon, l’argument du chapitre qu’elle voulait traiter, vous provoquant à causer sur ce texte-là, le parlait elle-même dans une rapide improvisation, et le lendemain le chapitre était écrit. »
L’engagement autour d’un principe fédérateur
« J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique ». Cette célèbre affirmation proférée par Benjamin Constant à la fin de sa vie (Commentaire sur l’ouvrage de Filangieri) pourrait être appliquée au Groupe de Coppet tout entier, dans cette idée générale d’une cause privilégiée qui aura été défendue fidèlement, par tous les moyens et en toutes circonstances.
Mais Coppet se distingue par la diversité des pratiques mises en œuvre : littérature, philosophie, histoire, économie. De même qu’un traité peut défendre, par exemple, les principes de politique adéquats pour l’établissement et la préservation de la liberté, le roman doit être le lieu d’exposition de nouvelles aspirations littéraires. C’est ainsi que, dans Delphine et plus encore dans Corinne, Mme de Staël sonne la charge contre la sclérose de l’orthodoxie littéraire et le précepte classique de l’imitation ; elle revendique une esthétique du divers et de la spontanéité, dans des accents romantiques qui ne sont pas encore d’actualité en France.
De ce noyau central de la défense de la liberté émerge un faisceau d’idées novatrices sur la Révolution et les Lumières. D’un côté le Groupe de Coppet refuse d’admettre un lien direct entre philosophie et violences révolutionnaires ; il se démarque sans ambiguïté des réactionnaires, qui ne voyaient dans la Révolution qu’un complot des francs-maçons et des libres penseurs. Mais, de l’autre, on estime à Coppet que tous les aspects positifs de 1789 (l’abolition des privilèges, l’égalité devant la loi, l’élaboration d’une constitution) doivent être portés à l’actif non seulement des acteurs du moment, mais aussi de toute la pensée réformiste du XVIIIe siècle, dont ceux-ci s’inspiraient.
Tout mouvement réactionnaire est aux yeux de Constant et Madame de Staël une grave erreur et, loin d’accuser les Lumières du dérapage de 1793, ils prétendent que c’est l’absence de Lumières qui provoque les catastrophes : « On croit toujours que ce sont les lumières qui font le mal, et l’on veut le réparer en faisant rétrograder la raison. Le mal des lumières ne peut se corriger qu’en acquérant plus de lumières encore » (De la littérature). Aussi préconisent-ils de persévérer dans la voie que la philosophie avait tracée, d’encourager la discussion, de favoriser l’esprit d’examen, de laisser l’écrivain parfaitement libre de s’exprimer. Ils affichent une confiance totale dans ce commerce des idées, où la vérité – pensent-ils – finit toujours par triompher des erreurs. Ce qu’ils espèrent – en vain – des institutions nouvelles, c’est qu’elles libèrent l’écrivain de toute entrave ; la censure avait obligé les philosophes à déguiser leurs opinions (pensons aux stratagèmes de l’Encyclopédie) et c’est cette absence de liberté qui est responsable des erreurs ou des exagérations de leur pensée.
Les Lumières ont promis une liberté que la Révolution n’a pas pu ou pas su réaliser : toute la question revient à établir cette liberté sur d’autres bases, afin qu’elle ne puisse plus être ni galvaudée ni supprimée.
Une constellation d’écrivains
Derrière l’incontestable unité du projet intellectuel défendu, s’exprime en fait une constellation d’auteurs et une multiplicité de pistes parcourues.
Deux ouvrages fondamentaux pour l’histoire des idées, sont De la littérature (1800) de Mme de Staël et les Principes de politique (1806 et 1815) de Constant. Ce dernier mûrit et conçut également pendant quarante ans un ouvrage qu’il publia à la fin de sa vie et intitula De la religion.
Sismondi fut celui qui poussa le plus loin la réflexion dans le champ de l’économie, notamment à travers De la richesse commerciale (1803) et les Nouveaux principes d’économie politique (1819 et 1827), mais il se distingua également par les sommes qu’il produisit dans le domaine de l’histoire et de l’histoire littéraire : Histoire des républiques italiennes du Moyen Age (1807-1807), Histoire des Français (1821-1844), Histoire de la renaissance de la liberté en Italie (1832), De la littérature du Midi de l’Europe (1813).
Prosper de Barante exerça ses talents dans les mêmes disciplines lorsqu’il donna son imposante Histoire des ducs de Bourgogne et de la maison de Valois (1835-1836) et son Tableau de la littérature française pendant le dix-huitième siècle (1809), ouvrage trop peu connu, bien qu’il ait été réédité plusieurs fois et qu’il s’impose comme un apport de toute première valeur à l’histoire de l’histoire littéraire française.
Bonstetten, lui, à la fois plus pragmatique et plus spéculatif, publia de nombreux ouvrages témoignant de ses préoccupations sociales, comme les Pensées sur divers objets de bien public (1815), de son intérêt pour l’histoire de la terre avec La Scandinavie et les Alpes (1826), de ses intuitions pré-anthropologiques exposées dans L’Homme du Midi et l’homme du Nord (1824), comme de ses penchants pour la philosophie morale qui s’expriment entre autres dans les Recherches sur la nature et les lois de l’imagination (1807) et dans les Etudes de l’homme (1821).
Dans le domaine de la philosophie, Mme de Staël s’était aussi distinguée dès ses premiers écrits, notamment avec l’essai De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796), mais, tout en s’y essayant elle-même, elle se préoccupa de faire connaître la philosophie, en particulier dans De l’Allemagne (1813) où les penseurs prennent autant de place que les poètes. C’est cette sensibilité à la diversité européenne qui l’a poussée, elle et son entourage, à décrire les multiples facettes du continent pour souligner la richesse de la diversité.
Des réactions politiques (1797) ou Des effets de la Terreur (1797) de Benjamin Constant, tout comme son De l’esprit de conquête et de l’usurpation (1814) et ses Mémoires sur les Cent-Jours (1819), de même que Des circonstances actuelles qui peuvent achever la Révolution (1798) de Mme de Staël, sont des textes extrêmement riches, qui complètent, en les éclairant par l’expérience du réel, les grands traités écrits dans une perspective générale. Les deux ténors du groupe ont eux aussi donné dans les mémoires ou dans l’exposé d’un point de vue personnel et bien informé sur les choses publiques. Le monument, en la matière, ce sont les Considérations sur la Révolution française, dernier ouvrage de Mme de Staël publié après sa mort, en 1818.
Pourtant, les titres les plus connus et les plus cités sont des fictions littéraires : Delphine (1802) et Corinne (1807) de Mme de Staël, Adolphe (1816) de Constant. On peut mentionner également les nouvelles de jeunesse de Mme de Staël, écrites dans les années 1786-1794, les fictions autobiographiques de Constant, Amélie et Germaine (1803), Cécile (1810-1811) et Ma vie. Delphine, Corinne et Adolphe renvoient à leurs lecteurs le malaise des personnages confrontés à la rigidité des idées générales, quelles qu’elles soient, et à la rigueur des formes sociales qui règlent les comportements autant que le langage. En d’autres termes, ces œuvres mettent en scène le drame inévitable qui frappe toute personne lorsque sont mis en situation de confrontation les intérêts de la collectivité et les aspirations de l’individu. Domaine public et sphère privée y sont clairement distingués et réunis dans un rapport de tension.
Contre l’intervention abusive de l’État
La doctrine de l’individualisme défendue par le Groupe de Coppet repose sur l’idée d’une séparation nette entre la sphère privée et la sphère publique. L’individu a des droits imprescriptibles, que l’autorité ne saurait lui disputer sans devenir aussitôt arbitraire : chacun doit pouvoir exprimer librement ses opinions, pratiquer la religion de son choix, disposer de sa personne et de ses biens, exercer la profession qui lui convient, s’associer avec qui bon lui semble, etc. Ces libertés civiles, essentielles et fondamentales, occupent une telle place dans le champ des activités sociales que la marge de manœuvre des pouvoirs publics s’en trouve du coup restreinte au strict minimum. « On pourrait concevoir un peuple dont le gouvernement n’aurait d’autre mission que de veiller à ces deux objets. L’existence de l’individu et celle de la société seraient parfaitement assurées. Le nécessaire serait fait. » Ces deux objets sont la défense du territoire contre d’éventuelles menaces et le maintien de l’ordre public.
Cette exigence théorique du moindre État, il faut la considérer dans la perspective historique que nous avons déjà vue : en déplaçant la souveraineté des mains du monarque dans celles de la nation, la Révolution a du coup opéré un accroissement considérable de la force publique, qui peut désormais appuyer sa légitimité sur l’idée de la volonté générale. Agir au nom du peuple ou selon le bon vouloir d’une personne, même auréolée de tous les symboles de la monarchie de droit divin, ne revient pas au même ! Car il n’y a pas de commune mesure entre les moyens de gouvernement de l’Ancien Régime et ceux qui se sont déployés dans l’État moderne grâce à la Révolution. Les conséquences réelles de cette transformation politique n’ont pas été appréciées à leur juste mesure par tous ceux qui voulaient abolir l’ancien système monarchique : en supprimant l’absolutisme, on a cru établir la liberté, du seul fait que le peuple devenait souverain.
Sans le savoir – car les acteurs étaient de bonne foi -, on ouvrait la boîte de Pandore : la puissance publique disposait d’une force considérable qu’elle allait rapidement employer contre la liberté dont elle se réclamait. La Terreur du Comité de salut public en était la démonstration cruelle. Le changement de légitimité n’a pas eu les vertus qu’on attendait. Benjamin Constant développe sur cette base sa conception du pouvoir abusif par nature : dès que l’on confie, à quelque instance que ce soit (monarque, assemblée, peuple), une parcelle d’autorité, elle aura toujours tendance à l’étendre, en débordant sur la marge des droits individuels. C’est pourquoi il faut établir le principe de la limitation du pouvoir, avant de se préoccuper de sa source. Peu importe le bras, c’est de l’arme qu’il faut se prémunir; peu importe le régime, si l’on a pas prévu de barrières et de digues suffisamment hautes et fortes, pour empêcher tout débordement du torrent. La défense de la liberté repose sur la méfiance nécessaire que l’on doit éprouver envers tout dépositaire du pouvoir (de l’humble fonctionnaire au chef de l’État), même et surtout s’il est bardé de bonnes intentions. Vouloir le bien du peuple peut parfois cacher le pire despotisme.
La Suisse après le Groupe de Coppet
L’Université de Lausanne abritera des précurseurs de l’économie moderne de marché, tels que Léon Walras (dont les travaux inspireront les fondateurs de l’école autrichienne Carl Menger et Eugen von Böhm-Bawerk) et Vilfredo Pareto. Plus tard, pendant les heures les plus sombres, c’est Genève qui servira de refuge aux intellectuels d’Europe. William Rappard, illustre cofondateur de l’Institut universitaire des hautes études internationales, accueille le grand économiste Wilhelm Röpke, ainsi que l’éminent penseur autrichien Ludwig von Mises, qui écrit à Genève en 1940 le texte original de son œuvre maîtresse, L’Action humaine, avec ce sous-titre modeste et véridique : Un traité d’économie. C’est, explique Ludwig von Mises, que de toutes les sciences sociales c’est l’étude de l’économie qui est la plus anciennement ouverte et la plus évoluée.
Et c’est une nouvelle fois au bord du lac Léman, près de Vevey en 1947, que les défenseurs de la liberté se réuniront pour réfléchir aux issues du collectivisme. A l’initiative de Friedrich August von Hayek, qui recevra plus tard le Prix Nobel, les plus grands économistes, philosophes et théoriciens — dont Mises et Röpke, bien sûr, mais aussi Milton Friedman, Karl Popper et George Stigler — créent alors la Société du Mont-Pèlerin, qui regroupe aujourd’hui leurs héritiers intellectuels, bâtissant sur leurs travaux pour développer et étendre l’exploration, jamais achevée, de la liberté et de ses implications.
[1] A partir d’extraits d’Etienne Hofmann et François Rosset, Le groupe de Coppet, une constellation d’intellectuels européens, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2005 (épuisé).