« Jean-Gustave Courcelle-Seneuil : parcours d’un libéral authentique », par Benoît Malbranque & Me Nguyen
Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, le fils d’une grande famille du Périgord, est né le 22 décembre 1813 dans le petit village de Vanxains, en Dordogne. Adolescent, il travailla avec ses frères aux travaux agricoles de la ferme de son père, une activité qui laissera chez le jeune homme une marque indélébile, en lui enseignant la valeur et le pouvoir du travail. À dix-neuf ans il commença des études en droit, mais plus que les matières juridiques, il s’intéressa progressivement à la philosophie politique, puis à l’économie politique.
Il se fit journaliste à Paris, écrivant dans des journaux républicains, lui-même ayant été toute sa vie un ardent républicain. Mais il n’avait pas le goût de la politique et ne l’acquit jamais. Molinari dira même : « Quoiqu’il eût des convictions républicains très arrêtées, il n’avait aucun goût pour la politique. Ses qualités mêmes l’y rendaient peu propre. » [1]
À cause d’un demi-succès dans la presse républicaine, Courcelle-Seneuil s’en revint en Dordogne pour travailler dans l’industrie, avant que l’attrait d’une vie littéraire ne le renvoie à nouveau à Paris.
Il continua comme journaliste dans de nombreuses publications, dont le Journal des Economistes, ce qui le lia avec tous les économistes français de l’époque. Il collabora pendant quarante ans au Journal des économistes.
En 1848, remarqué comme journaliste spécialiste des questions financières, il fut nommé Directeur de l’administration des domaines à titre provisoire.
Rassemblant la matière qu’il avait formée après plusieurs années d’intense labeur comme journaliste économique, il prépara la parution de deux livres, qui parurent en 1853 et 1854. Le premier, qui fera une part de sa célébrité, et qui fut le premier essai d’une œuvre considérable, était consacré aux banques. Le Traité théorique et pratique des opérations de banque exposait en détail les mécanismes bancaires. Ce fut un grand succès, si bien qu’à la mort de l’auteur on en avait déjà écoulé huit éditions de 4 000 exemplaires chacun. La Nouvelle Revue le qualifia de « livre classique des gens d’affaire ». [2] Le second, qui parut en 1854, était un Manuel des affaires consacré à la jeunesse, pour mener les hommes engagés dans des opérations industrielles, agricoles ou commerciales, à le faire avec profit et utilité.
Il quitta la France dès la proclamation de l’Empire et partit s’établir au Chili, fort d’une réputation déjà acquise. Le gouvernement chilien le nomma professeur d’économie politique à Santiago au Chili, et il fut employé parallèlement comme conseiller du ministre des finances. À ce poste, Courcelle-Seneuil mena la réforme du système bancaire, introduisant dans le pays un système de banques libres en supprimant toute réglementation et toute limitation sur l’émission de billets par des banques privées.
C’est après l’expérience au Chili qu’il a publié son magnum opus, La Banque Libre. C’était un livre né non de la réflexion théorique et enrichi par l’expérience, mais né de l’expérience et enrichi par la réflexion théorique. C’était là, assurément, une démarche peu commune. « Au lieu d’étudier d’abord la théorie, dira Gustave de Molinari, il avait commencé par la pratique. C’est la pratique qui lui a fait sentir le besoin de la théorie et lui en a donné le goût. » [3]
Le 14 juillet 1879, il fut nommé au Conseil d’Etat. Particulièrement assidu aux différentes séances, il fut l’auteur de nombreux rapports et de nombreuses propositions de loi, et participa à d’innombrables commissions, sur les sujets les plus divers. Dès ses premiers mois en charge de conseiller d’Etat, il rédigea notamment un « Rapport sur la loi des faillites » qui fut particulièrement remarqué. Il fut également l’auteur de la loi sur la conservation des monuments et objets ayant un caractère historique ou artistique, acceptée le 30 mars 1887. Illustrant ses convictions sociales, enfin, il fit également un rapport et un projet de loi sur la « Protection de l’Enfance Abandonnée ou Maltraitée ».
En 1882, il fut nommé à l’Académie des Sciences Morales et Politiques, succédant à son ami Joseph Garnier, ancien directeur du Journal des Economistes. Les marques de reconnaissance continuèrent d’affluer puisqu’il fut par la suite Doyen du Conseil d’Etat et officier de la Légion d’honneur.
À côté de ses deux principales publications, La Banque Libre et le Traité théorique et pratique de l’économie politique, Courcelle-Seneuil fut aussi un traducteur. Avec l’aide de H. Dussart, il traduisit le Traité d’économie politique de John Stuart Mill, et il fournit seule une traduction française de la Richesse des Nations d’Adam Smith. Pour lui, c’était là de nouvelles manières de se rendre utile, et de défendre les idées qui étaient les siennes : celles de la liberté individuelle, de la propriété, et de la responsabilité individuelle.
En 1872, il résuma d’ailleurs son engagement dans une liste : « Liberté individuelle, liberté religieuse et philosophique, liberté des cultes, liberté de réunion et de discussion orale ou écrite, liberté de l’enseignement, liberté du travail, des échanges et des contrats, respect et défense de la propriété acquise par le travail, l’échange et l’héritage légitime, administration des intérêts locaux par des habitants des localités, réduction de l’armée permanente, armement de la nation, suprématie du pouvoir législatif, et indépendance réelle et complète du pouvoir judiciaire. » [4] D’une manière générale, il était partisan d’un Etat minimal, étant convaincu que « l’État ne doit au peuple que l’ordre, la paix, et la garantie des droits. » [5]
Quelques mois avant sa mort, il publia des Études morales et politiques sur la société moderne, qui résumaient les idées qu’il avait développées durant toute son existence. Selon ses propres dires, rapportés par René Acollas, ce livre fut « son testament intellectuel, l’introduction à une série d’ouvrages que non seulement l’âge ne lui permettait pas d’entreprendre, mais pour lesquels la vie d’un homme ne peut suffire. » [6]
C’est la maladie qui l’a enlevé à la scène des économistes, qu’il avait tant secoué avec ses idées hétérodoxes. Il est mort admiré de tous le 29 juin 1892.
Ses obsèques eurent lieu le 1er juillet à 10 heures dans sa maison, au 70 rue de l’Assomption à Paris. A côté de Léopold Courcelle-Seneuil, le fils de l’illustre économiste défunt, étaient présents notamment Gustave de Molinari, Léon Say, Yves Guyot, Maurice Block et André Liesse, ses collaborateurs de toujours. Il fut enterré au cimetière de Grenelle.
Durant les quelques cinquante années de sa carrière d’économiste, Jean-Gustave Courcelle-Seuneuil n’a jamais cessé de se faire le porte-voix de l’idéal de paix et de liberté. Modeste et travailleur, il n’avait pas eu peur de remettre en cause les idées communes des économistes de son temps, dont beaucoup étaient ses amis, pour contribuer au développement de la science. « Infatigable remueur d’idées », selon les mots d’Edouard Millaud[7], il fut néanmoins reconnu et admiré par ses pairs, qui respectèrent toujours ses idées et admirent toujours sa connaissance approfondie des questions de crédit, de monnaie et de banque, quoique sans s’y accorder pleinement.
Par sa contribution historique, estimera ce bon juge qu’était Gustave de Molinari, Courcelle-Seneuil mérite de figurer au panthéon des grands économistes français. « Courcelle-Seneuil a été et restera un des maîtres de l’économie politique, et le digne continuateur des Turgot, des Jean-Baptiste Say, des Dunoyer, des Bastiat. » [8]
Benoît Malbranque & Me Nguyen
[1] Gustave de Molinari, « Discours à l’occasion de la mort de J.-G. Courcelle-Seneuil, Journal des Economistes, Série 5, Tome 11, Juillet-Septembre 1892, p.80
[2] René Acollas, « Un sage au XIXe siècle : Jean-Gustave Courcelle-Seneuil (1813-1892) », Nouvelle Revue, 1892
[3] Gustave de Molinari, « Discours à l’occasion de la mort de J.-G. Courcelle-Seneuil, Journal des Economistes, Série 5, Tome 11, Juillet-Septembre 1892, p.80
[4] Courcelle-Seneuil, L’héritage de la Révolution, Paris, 1872, p.X
[5] Courcelle-Seneuil cité par Edouard Millaud, Courcelle-Seneuil 1813-1892, Paris, 1892, p.3
[6] René Acollas, « Un sage au XIXe siècle : Jean-Gustave Courcelle-Seneuil (1813-1892) », Nouvelle Revue, 1892
[7] Edouard Millaud, Courcelle-Seneuil 1813-1892, Paris, 1892, p.2
[8] Gustave de Molinari, « Discours à l’occasion de la mort de J.-G. Courcelle-Seneuil, Journal des Economistes, Série 5, Tome 11, Juillet-Septembre 1892, p.81