L’actualité française, et, dans un certain sens, internationale, a été marquée ce mois-ci par la visite aux États-Unis du président François Hollande. Accueilli en Virginie par Barack Obama, il a été ensuite conduit dans l’ancienne demeure de Thomas Jefferson, un homme considéré comme un trait d’union entre les deux pays. Dans cet article, nous n’osons pas lui nier ce titre : au contraire, nous raconterons que l’un des points importants de sa réflexion politique, l’éducation, fut l’objet d’intéressants échanges avec son ami l’économiste physiocrate français Dupont de Nemours, qui avait des vues très claires sur cette question.
Quelle éducation nationale ? Les conseils de Dupont de Nemours à Jefferson
par Benoît Malbranque
(Laissons Faire, n°9, février 2014)
La personnalité de Dupont de Nemours nous aide à bien des égards. Son combat pour populariser les maximes de Quesnay et faire passer l’économie politique au rang de science autonome, nous fait comprendre ce que fut la pensée économique française au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ses prises de position datant des années révolutionnaires nous indiquent, ou plutôt nous confirment, en quoi la Révolution française fut à son origine une grande promesse libérale, et en quoi elle dériva très tôt et très distinctement.
Dans cet article, nous étudierons ses vues sur une question importante de la politique intérieure des nations : l’éducation.
Dans l’un des premiers articles diffusés dans cette revue, il avait été question des considérations de Frédéric Bastiat, ouvertement libérales, relativement au baccalauréat et à la liberté de l’enseignement. L’auteur que nous mobilisons cette fois-ci ne saurait nous fournir des réflexions semblables : Dupont de Nemours est né à une époque où une éducation nationale, au sens moderne du terme, qui était déjà celui de Bastiat, aurait été et était encore tout à fait impensable.
Nos deux auteurs sont des hommes du siècle des Lumières. Dupont de Nemours était encore jeune lorsqu’il s’engagea aux côtés de Quesnay. Né à Paris le 14 décembre 1739, il fut l’auteur de nombreux ouvrages et brochures, et le directeur des Éphémérides du Citoyen, le journal officiel de l’école physiocratique. Dès les années 1770, à l’époque où Thomas Jefferson engageait les futurs États-Unis dans le processus historique d’émancipation et vers la révolution, Dupont de Nemours fut nommé secrétaire du conseil d’instruction publique en Pologne, dé-cidé par le Roi Stanislas Poniatowski. Ce fut là sa première expérience majeure sur le sujet de l’éducation. [1]
C’est au cours des premières années révolutionnaires que Thomas Jefferson et Pierre-Samuel Dupont de Nemours se lièrent d’amitié. La débâcle de la France post-révolutionnaire et la politique antilibérale menée au cours des dernières années du XVIIIe siècle poussèrent l’économiste français au départ. Il choisit spontané-ment la jeune république américaine comme lieu d’exil. Le président américain John Adams empêcha d’abord son arrivée, considérant qu’il y avait déjà trop de philosophes français présents aux Etats-Unis. [2] En 1799, il finit par accepter la venue de Dupont de Nemours, lequel s’embarqua avec des proches le 1er octobre. Il parvint aux États-Unis quatre-vingt-treize jours plus tard, à l’aube de l’année 1800.
Conseillé par Jefferson, déjà, Dupont de Nemours créa une société commerciale en Virginie, et aida ses deux fils à devenir eux aussi entrepreneurs. Le premier, Victor, suivit la voie de son père en établissant un commerce à New York. Seul le second fils, Irénée, innova : il se lança dans la production de poudre à canon, dans le Delaware ; sa société survécut à celles de son père et de son frère, et devint par la suite la multinationale DuPont & Cie. (son nom complet est toujours « E. I. du Pont de Nemours and Company »), entreprise cotée au Dow Jones et réalisant un chiffre d’affaires de près de 40 milliards de dollars.
Quelques mois avant d’accéder à la présidence, Jefferson travailla à l’établisse-ment d’une université dans son état natal, la Virginie. Il demanda de l’aide à son ami Dupont de Nemours, lequel s’exécuta immédiatement, et composa un ouvrage intitulé Sur l’éducation nationale dans les Etats-Unis d’Amérique. Il revint ensuite sur cette problématique dans sa correspondance avec Thomas Jefferson.
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Avant d’étudier cet échange, voyons la défense de l’instruction par le Dupont de Nemours des années 1790, lorsqu’il était encore en France. Déjà au cours de la Révolution, il s’était convaincu de la grande utilité de l’instruction. Il mentionna d’abord ce problème dans les cahiers de doléances qu’il fut chargé de composer pour le baillage de Nemours. Il considérait l’alphabétisation comme un prérequis, une condition nécessaire avant la mise en application du programme politique de la Révolution :
« La Déclaration des droits doit renfermer la base de la législation, et les principes de l’administration ; mais pour que l’État puisse en tirer tous les avantages dont elle sera le germe, il faut qu’il n’y ait un citoyen qui ne puisse la lire, et qui ne puisse écrire les réflexions qu’elle lui suggérera. » [3]
Une fois élu à l’Assemblée nationale, il intensifia son engagement en faveur de l’éducation. Ainsi, dès 1789, il signala et exprima clairement devant l’Assemblée le besoin de fonder en France un plan général d’instruction primaire.
« Nous savons quant aux collèges, combien l’éducation y est pédantesque, chargée de mots, vide de choses, dénuée de connaissances qui peuvent être utiles pour la société, et que nous sommes entièrement privés de livres véritablement classiques. Il y a donc une multitude d’établissements utiles à faire, depuis les écoles de campagne, les pensionnats des petites villes et les collèges des moyennes, jusqu’aux Université des grandes. Il faudrait donner à toutes ces Institutions un autre plan, d’autres vues, d’autres moyens ; il y faudrait faire unir l’économie à l’aisance, à la raison, à une philosophie usuelle et patriotique. » [4]
Même en se faisant l’ami de l’instruction, Dupont de Nemours ne perdait pas de vue les besoins de la production, et notamment de la production agricole. Jamais il n’aurait voulu, on le comprend, qu’on perturbe l’activité des champs pour instruire les enfants. L’école, en outre, devait avoir pour lui pour finalité de former à un métier, ou d’aider à ce métier.
« Il faut adopter des plans tels que la première instruction littéraire, philosophique, patriotique, morale, leur soit donnée, sans interrompre cette instruction rurale qui a bien son mérite, qui roule sur des connaissances réelles plus importantes peut-être que celles qu’on trouve dans les livres, cette instruction qu’ils tirent de leurs besoins et de ceux de leurs parents. Il faut que l’enseignement littéraire, loin de mettre obstacle à celui que donnent la maison, les étables, les champs, y concoure et les rendre plus efficace. » [5]
Dupont de Nemours était très conscient du fait que l’instruction était ou pouvait être, si on la développait, une condition du progrès de l’agriculture française. Il avait, pour illustrer son idée, une phrase très belle : « La richesse des récoltes dépend plus encore des lumières de ceux qui les font naître, que de la fertilité du sol qui les produit. » [6] Et qui sait, se demandait-il même, si avec de l’instruction, la France n’eût pas pu faire naître des nouveaux génies, portant de nouvelles découvertes importantes comme la machine à vapeur l’avait été, ou des œuvres artistiques de premier plan ? « Il a certainement eu plusieurs Homères et plusieurs Newtons, écrivit-il ; c’est-à-dire plusieurs hommes qui auraient été capables d’égaler l’un ou l’autre, si des circonstances semblables leur eussent fourni les moyens de développer toute l’étendue de leurs dispositions naturelles. »
Durant la décennie 1790, Dupont n’aura de cesse, sous des formes variées, de défendre l’instruction nationale. Chaque fois qu’elle sera attaquée, il en rappellera inlassablement les vertus. Ce fut le cas notamment en mars 1799, quand, le gouvernement ayant décidé de n’ouvrir non une école par commune, mais une école par canton, Dupont de Nemours prit la plume et fit parvenir à l’Institut national des sciences et des arts un Mémoire sur le nombre d’écoles primaires que l’on doit établir. On pouvait y lire :
« Que serait-ce qu’une seule école primaire par canton, lorsque chaque canton rural est composé de dix ou douze communes ? Ce serait l’établissement d’une noblesse en faveur des enfants du chef-lieu ; ce serait la prohibition de l’instruction pour les habitants des communes rustiques ; ce serait l’institution d’une nouvelle servitude de la glèbe : car là où est le privilège exclusif des lumières, là aussi est le privilège exclusif du commandement. […] Et la constitution déclare que, en l’an 12, qui ne saura pas écrire perdra l’usage des droits de citoyen. » [7]
À la même époque, c’est par le défaut ou par le manque d’instruction qu’il expliqua les dérives de la Révolution qui le désolèrent. « C’est l’ignorance, écrivit-il plein de fureur en 1791, qui, dans notre révolution même, a mêlé quelques crimes actions dont nous avons été les témoins. » [8]
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Voyons désormais les idées que Dupont de Nemours développait dans sa riche correspondance avec Thomas Jefferson.
Cette correspondance roule sur bien des matières différentes. Pourtant, si l’intérêt premier de Dupont de Nemours est l’économie politique, celui de Jefferson n’est pas le même : préparant la fondation d’une université en Virginie, l’homme d’Etat américain sollicita son nouvel ami sur la question de l’éducation. Dupont de Nemours, nous l’avons vu, appréciait déjà ce sujet ; il n’aura aucun mal à satisfaire la curiosité intellectuelle de son correspondant.
Sera-t-on surpris d’apprendre que Dupont de Nemours avait emporté avec lui aux Etats-Unis ses idées de l’époque révolutionnaire, et qu’il recommandait précisément les mêmes réformes qu’il le faisait précédemment ? L’un des principes auxquels il tenait était l’attention sur les petites écoles. C’est ce qu’il continuera à indiquer à Jefferson, malgré le fait que celui-ci songeait à une université : « Un plan d’éducation nationale qui ne commence pas par les petites écoles est ce qu’on appelle en France une charrue avant les bœufs. » [9] Et Dupont de Nemours d’insister encore :
« Toute l’instruction véritablement et journalièrement usuelle, toutes les sciences pratiques, toute l’activité laborieuse, tout le bon sens, toutes les idées justes, toute la morale, toute la vertu, tout le courage, toute la prospérité, tout le bonheur d’une nation, et surtout d’une République, doivent partir des écoles primaires, des petites écoles. » [10]
Deux idées supplémentaires quant à l’éducation nationale nous prouvent qu’il n’avait rien abandonné à son libéralisme : l’instruction ne devrait ni être subventionné, ni contrôlé par l’État. Pas de « gratuité », pas d’interdiction. « Les familles sont assez riches en Amérique, et sentent assez le prix de l’instruction, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y donner un plus fort traitement aux professeurs des petites écoles. » [11] Et une pointe enfin contre le monopole, pointe qui nous rappellera Bastiat, et sur laquelle nous pouvons achever cette présentation :
« Instruire est une action louable qui ne doit être prohibée à personne. » [12]
M.D.
[1] Sur la vie de Dupont de Nemours, voir Eugène Daire, « notice sur la vie et les travaux de Dupont de Nemours », in Physiocratie, 1846, volume 1, pp.309-334. La mission de Dupont de Nemours en Pologne suivit le séjour dans ce pays d’un autre physiocrate, l’abbé Baudeau, fondateur et précédent directeur des Ephémérides, qui fut prêvot mitré à Widziniski. Les relations entre la physiocratie et la Pologne, trop peu étudiées, seront bientôt éclairées grâce à la publication par l’Institut Coppet d’une traduction inédite du livre de J. B. Marchlewski, Fizjokratyzm w Dawnej Polsce (Les physiocrates et la Pologne).
[2] Works of John Adams (1853), II, p.596.
[3] Procès-verbal de l’Assemblée baillivale de Nemours pour la convocation des Etats généraux, avec les cahiers des trois ordres, 2 vol., Paris, 1789, t.II, p.15
[4] Discours prononcé à l’Assemblée Nationale, sur l’Etat et les ressources des Finances, Versailles, 1789, p.43
[5] Vues sur l’éducation nationale, p.7
[6] Mémoire sur le nombre d’écoles primaires que l’on doit établir, in Mémoire de l’Institut national des sciences et des arts. Sciences morales et politiques, t.V, Paris, an XII, p.326
[7] Mémoire sur le nombre d’écoles primaires que l’on doit établir, p.319
[8] Correspondance patriotique entre les citoyens qui ont été les membres de l’Assemblée nationale constituante, n°1, 9 octobre 1791, p.14
[9] Lettre de Dupont de Nemours à Thomas Jefferson, 6 mai 1800, in The Correspondance of Jefferson and Dupont de Nemours, John Hopkins Press, 1931, p.15
[10] Lettre de Dupont de Nemours à Thomas Jefferson, 21 avril 1800, in Correspondance, p.12
[11] Sur l’éducation nationale dans les Etats-Unis d’Amérique, Paris, 1812, p.47
[12] Ibid., p.139
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